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En décembre 1957, Abbane Ramdane, l’un des principaux leaders de la révolution algérienne, est assassiné par ses pairs. Pour beaucoup, ce drame fait figure d’événement fondateur. L’un des principaux responsables du crime est Abdelhafid Boussouf, devenu en 1956 le chef de la région Ouest, la wilaya 5, dont le PC avait été transféré à Oujda, au Maroc, à l’abri des attaques françaises (l’organisation de l’ALN en Algérie comportait six « wilayas », ou préfectures, correspondant aux grandes régions du pays). Abdelhafid Boussouf reçoit alors un certain Messaoud Zéghar — un personnage dont nous aurons l’occasion de reparler —, militant du MTLD à la tête d’une entreprise de confiserie à Oran. Boussouf le nomme chef du « Service spécial de la prospection » (SSP), avec pour mission de le fournir en armes 7 .
Zéghar se met aussitôt à l’œuvre et entreprend des voyages aux États-Unis, en Allemagne, en Italie. Il peut ainsi commencer à faire fonctionner deux usines d’armes, l’une de mortiers de 60 mm, l’autre de bazookas 8 . Il parvient surtout à lier des relations avec des officiers de la base américaine de Nouaceur, au Maroc, qui lui fournissent le matériel pour monter un service de transmissions et d’écoutes. Dirigé par Abdelhafid Boussouf, ce service de renseignement se révélera, estime l’historien Mohammed Harbi, comme un « modèle de répression dont [Boussouf] fait une technique normale de direction 9 ».
Car si l’objectif est de collecter des renseignements pour le compte des leaders du FLN, ceux-ci en deviennent en fait rapidement les cibles principales. Pour Harbi, qui était un important dirigeant du FLN avant de devenir l’un des meilleurs historiens algériens de sa génération, Boussouf a « besoin de la terreur pour imposer le monopole du pouvoir, susciter la délation, semer la méfiance qui décourage la critique, l’organisation et la révolte ».
Au cœur de la guerre, le refus d’ériger une direction centralisée du FLN autorisera quelques années plus tard — une fois passée l’euphorie du déclenchement de la révolution et apaisée l’angoisse du lendemain — des « directions » sauvages, propices aux intrigants et aux comploteurs. Un homme tentera de réparer cette erreur : Abbane Ramdane. C’est en 1945, à l’âge de vingtcinq ans, qu’il quitte la fonction publique afin de se consacrer au combat pour l’indépendance.
Arrêté en 1950, il retrouve la liberté en janvier 1955 et adhère aussitôt au FLN, dont il devient vite la tête pensante. Le conflit FLN-MNA aurait-il pu être évité s’il avait participé au soulèvement de 1954 ? Sans doute pas si l’on considère qu’il l’a lui-même alimenté, en tant que membre de la tendance « centraliste [a] » du MTLD (le Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques, le parti de Messali Hadj dissous par le gouvernement français en novembre 1954). Mais ce peut être en partie à l’aune de cette réflexion qu’il faut comprendre sa réaction, à sa sortie de prison, lorsqu’il apprend les circonstances du déclenchement de la révolution de la bouche de l’un des dirigeants du FLN, Belkacem Krim, devant qui il s’exclame : « Vous êtes des criminels 10 ! »
Il s’emploie alors à unifier le combat en contribuant à amener les cadres du MTLD, du PCA (Parti communiste algérien), des oulémas et de l’UDMA (Union démocratique du manifeste algérien), dont Ferhat Abbas, à se rallier au FLN11 . Début 1956, il annonce son intention d’organiser dans le maquis kabyle un grand congrès pour doter le FLN de structures civiles à même d’assurer la transition vers l’indépendance. Mais la vision politique d’Abbane Ramdane se heurte bientôt à la culture autoritaire d’autres dirigeants du FLN, comme Abdelhafid Boussouf, le chef de la région Ouest. En découvrant le « système policier sanglant » que Boussouf élabore sur le territoire marocain, Abbane le traite de « voyou ». « Un jeune cadre de l’ALN lui remit un rapport dactylographié de quatre pages sur les “modalités de gestion seigneuriale” de la wilaya 5 […]. Abbane, raidement, asséna à Boussouf tout ce qu’il avait trouvé d’aberrant dans cette wilaya 5 qu’il venait de traverser, notamment la méfiance obsessionnelle à l’égard des militants de la wilaya 4.
Il lui reprocha de n’être pas au combat au milieu de ses hommes. Il exigea la dégradation de Boumediene — [devenu précocement] commandant à vingt-cinq ans 12 », sans fait d’arme à son actif. Le 20 août 1956, le congrès se tient finalement comme prévu dans la vallée de la Soummam. Il réunit seize délégués représentant les différentes régions d’Algérie, unifie le combat sous l’égide du FLN et dote la révolution de nouvelles instances politiques à dominante civile. Il s’agit, d’une part, du CNRA (Conseil national de la révolution algérienne, un Parlement composé de trentequatre membres) et, d’autre part, du CCE (Comité de coordination et d’exécution), direction coiffée par cinq membres : Abbane Ramdane, Benyoucef Ben Khedda, Belkacem Krim, Larbi Ben M’hidi et Saâd Dahlab 13 . Plus fondamentalement, le congrès instaure la « primauté du politique sur le militaire » et « de l’intérieur sur l’extérieur », une évolution qui est perçue comme un danger sérieux par les colonels. Abbane se sait dès lors menacé.
En août 1957, le deuxième congrès du CNRA au Caire donne lieu au premier coup d’État de l’ère FLN : les militaires reviennent sur le devant de la scène. Seuls Abbane Ramdane et le colonel Sadek Dehilès tentent de s’insurger contre l’abandon du principe de la primauté du politique sur le militaire 14 . Écoeuré du spectacle que lui donnent nombre de dirigeants de l’extérieur, rongés par les ambitions personnelles, Abbane se fait notamment l’écho de la mauvaise répartition des approvisionnements en armes (souvent au détriment de la wilaya 3) des maquisards et décide de rejoindre les maquis de l’intérieur pour les encadrer.
Mais les militaires connaissent trop bien le sens de l’organisation, le charisme et la capacité de celui que certains considèrent aujourd’hui comme le « Jean Moulin de l’Algérie 15 » à rallier autour de lui toutes les forces vives pour le laisser agir. Même s’ils disposent du soutien des principaux chefs de l’intérieur — les colonels Ali Kafi et Amirouche, notamment, leur étaient acquis —, ils ne peuvent laisser Abbane Ramdane réussir là où ils ont échoué, à savoir unifier le commandement, sans violence, dans le dialogue et la transparence, comme il l’a fait avec la base militante. Il deviendrait alors le leader d’une organisation solide, qui redonnerait l’initiative aux civils et à ceux qui mènent la résistance dans les maquis. Cinq colonels le condamnent à l’emprisonnement au Maroc. Mais trois d’entre eux, Abdelhafid Boussouf, Belkacem Krim et Mahmoud Chérif, décident de commuer la sentence en liquidation physique, par la traîtrise 16 . En décembre 1957, Lakhdar Bentobbal remet à Abbane Ramdane un « message urgent » l’invitant à se rendre au Maroc pour régler un différend avec les autorités de ce pays. Là, à peine entré dans la ferme isolée servant de base arrière à l’ALN, des hommes se ruent sur lui et l’étranglent avec un fil de fer. La population attendra cinq mois pour apprendre la mort du « frère Abbane Ramdane » — prétendument « blessé » au combat, avant de succomber à une « grave hémorragie » — dans les colonnes de l’organe clandestin du FLN ElMoudjahid 17 , qui inaugure là une longue tradition de mensonge et de dissimulation. Ferhat Abbas dira de cette oraison funèbre digne d’un héros : « On assassine lâchement un compagnon de route, ensuite on l’encense 18 . » Ahmed Ben Bella, l’un des cinq chefs historiques du FLN alors détenus en France, ne cache en revanche pas sa joie en apprenant cette liquidation : « Nous ne pouvons que vous encourager dans cette voie de l’assainissement. Il est de notre devoir à tous, si nous tenons à sauver la révolution et l’Algérie de demain, de nous montrer intraitables sur le chapitre de l’épuration […]. Nous considérons qu’un grand pas vient d’être fait. Le devoir vous commande, vous qui êtes libres, de ne pas vous arrêter là […] Nous ne pouvons que vous appuyer dans la chasse de tous les germes de décomposition qui ont pu se faufiler dans notre sein 19 . » De fait, la chasse ne s’arrêtera pas là. Dès 1957, d’autres leaders seront assassinés, institutionnalisant ce qui constituera bientôt l’une des formes de gestion du pouvoir : la liquidation physique.
Lounis Aggoun
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