
Afin de répondre à une commande éditoriale, un homme s’applique à écrire l’histoire d’une dynastie médiévale venue des confins du Sahara pour soumettre tout le Maghreb. Mais ressusciter le passé est une entreprise qui peut lâcher soudain sur le présent des hantises et des démons insoupçonnés. En marge de sa tâche, l’homme rêve sur les déserts : celui de l’Afrique du Nord, celui de l’Arabie et aussi celui de la ville d’Europe où il s’est réfugié pour écrire.
« Écrire dans les villes froides... Ma tête est semblable à ces outres où les Indiens transportent, au gré de leurs migrations, les os de leurs ancêtres. L’histoire almoravide clignote dans un lointain assoupissement, elle cliquette à l’intérieur de mon crâne, avec des remontées brutales qui allument un feu sous l’occiput. Alors, le désert et son été perpétuel crèvent l’écorce du monde. Une enclume infatigable s’installe dans le ciel, allumant des étincelles dans l’atmosphère en kermesse. C’est quelque chose de propre au désert, cette désolation qui rit. »
TAHAR DJAOUT
L’INVENTION DU
DÉSERT
roman
ÉDITIONS DU SEUIL
27, rue Jacob, Paris VIe
Sommaire
I
II
III
IV
Le monde est très grand et plein de contrées magnifiques que la vie de mille hommes ne suffirait pas à visiter.
Arthur Rimbaud,
lettre d’Aden, 15 janvier 1885
I
Il se voit multiple, se bagarre.
Sombre, immergé dans la brume, le jardin, telle une forêt concentrique, illimitée, déballe ses arbres serrés et froids qui cachent chacun dans sa futaie un lutteur en tout point semblable aux autres. Combien sont-ils à guetter sa première incursion hors de l’appartement qui ronronne de quiète chaleur ? Le plus difficile pour lui est de savoir avec exactitude à qui il a affaire chaque fois — s’agit-il de celui dont il vient juste de se dépêtrer ou d’un lutteur tout à fait nouveau ? Le froid est leur arme paralysante ; mais jamais l’agressé n’ose franchir le vieux portail de fer, au-delà du jardin d’apparence tropicale (il aurait pourtant suffi de s’introduire au milieu d’une coulée d’arbres), pour retrouver l’été d’à côté.
Maintenant qu’il est parvenu à satisfaire — au prix de quels stratagèmes et sacrifices ! — son rêve obsédant de carrelage, de chaises bien droites, de fenêtres vitrées, que gagnerait-il à se risquer dehors où guettent toujours les aiguilles du froid et l’angoisse discrète des lieux déserts ? Il vaut mieux rester là, quitte à supporter interminablement l’hiver et ses cris désagréables de crave.
Dehors, le tissu des rues a rétréci. Assaut de quelle puissance rongeuse ? La foule incommensurable tient encore ; elle s’acharne à sauver les espaces carrossables, les échoppes et les différents lieux de jeu, elle redouble d’équations pour déjouer l’avance des tarets. Lui, quand il réussit à se déplacer jusqu’à la fenêtre, regarde tout cela avec une joie non feinte. Il a son projet bien mûri. Il se résignera encore dans cette claustration jusqu’à ce que la ville, peu à peu, se mette à se dépeupler. Il fera alors crisser les gonds coincés par l’immobilité et le gel puis ira contempler en toute quiétude ces oiseaux frileux (des mouettes amoureuses de l’eau douce ?) sur la Seine et les moineaux transis aux pieds géants de la tour Eiffel.
Il y aura sans doute encore le photographe, virtuose des poses éprouvées, happant au passage ce qui sera resté de mégalomanes potentiels parmi les rescapés de la désertification.
Les lieux dans la tête se télescopent, s’annulent comme des saisons contraires. Et ce qui vient accaparer soudain le reclus, c’est un autre hiver, un hiver des années cinquante dans la Soummam.
Il avait tellement neigé que les hommes s’étaient vus obligés de se transformer en bêtes fouisseuses, de se frayer avec des pelles des tranchées qui les conduiraient jusqu’à la mosquée. Oui, malgré le fouet sifflant et la lame acérée du froid. La foi des hommes était inébranlable, on était disposé
à marcher sur des tessons ou des braises pour aller accomplir en commun la prière du vendredi.
Oh ! c’était il y a si longtemps, à une époque où la poésie de la vie et sa misère intenable voisinaient en toute harmonie ! Il n’y avait pas simplement la neige : les jours tournaient comme une noria. Il y avait aussi la brûlure irascible des opuntias et l’or des étés sur la vallée — la poussière chatoyante d’un soleil éclaté en molécules. La France était alors un petit Éden aérien dans la direction de Bejaia, la France avait un goût d’horizon bleu avec un navire en partance. Ceux qui revenaient de là-bas, encombrés de costumes et de réticules, confirmaient des richesses et des privilèges encore plus insoupçonnés — des gens pliant sous l’intelligence, le discernement et la politesse ; des billets de banque éparpillés comme feuilles en automne sur les trottoirs et que quelques coups de balai soigneux rassemblaient en petits tas ; des villes inconcevablement propres et rutilantes de bonheur ; des campagnes généreuses où pommiers et pruniers vacillaient sous la charge. Mais, n’oubliaient pas de conclure les heureux migrateurs, il pleut sur ce pays, oh oui ! il pleut et gèle à vous séparer de vos mains si précieuses et de votre tête (inutile, celle-là). Oui, parfaitement inutile, car les mains, le torse et les pieds savent à eux seuls dépoussiérer, éclairer, triturer, laminer, souder, cheviller, dissocier, essorer, apprêter, étirer, effiler, tordre, soulever, pousser, compacter, compulser, décanter, démerder et enfoncer. La tête, on la laisse aux vestiaires avec le costume faussement décent et les chaussures de ville. Un paradis, l’Europe ! On y est soustrait aux tracas, aux faims, aux vermines, aux médisances. Dieu doit y avoir ses quartiers. J’espère que vous nous y rejoindrez tous un jour. Chacun a sa chance en ce bas monde.
Un autre encore exultait :
— Quelle merveille que ce pays-là ! Un simple ticket à quelques centimes et tu passes toute la journée sous terre, à voyager d’un train à l’autre.
L’exil était présenté comme une délivrance. Oui, nous déserterions tous le bercail.
Lui aussi avait voulu voir de plus près ce paradis offert aux vivants. Il avait pris le bateau non à Bejaia la bleue, la rieuse, mais à Alger l’enfumée, la trépidante. La mer devant lui n’était plus verticale comme il l’avait toujours perçue, mais étale, interminable, pareille aux journées d’hiver sans provisions qui n’en finissaient pas de s’allonger.
L’hiver dans la Soummam avait été tenace et rigoureux. Traversé seulement par quelques oiseaux silencieux et d’épaisses fumées de bois. Il avait neigé deux semaines durant et, lorsqu’un soleil froid s’était montré dans le ciel comme un poisson d’or circulaire, le monde en bas n’était qu’un immense miroir très propre dont les reflets écorchaient le regard. Il fallait acérer ses yeux pour couper cette lumière blanche. Les pelles ne pouvaient arriver à bout de tout. On s’était contenté de déterrer le tracé des routes les plus nécessaires, de rendre à la respiration ambiante quelques troncs d’arbres verglacés. La préoccupation essentielle des enfants était de ramasser des oiseaux morts. On les trouvait — rouges-gorges, bergeronnettes, fauvettes, merles et alouettes — enfouis dans la neige, avec un bec ou un bout d’aile qui émergeait. Quelquefois, ils étaient pris dans l’enchevêtrement impénétrable d’un buisson de cistes ou de lentisques. Leur chute accrochait des plumes aux branches pétrifiées. Les oiseaux étaient glacés et raides comme des cailloux recouverts de mousse duveteuse. On les plongeait dans l’eau bouillante, ce qui avait un double effet : rendre plus facile la plumaison et restituer peu à peu sa mobilité au corps statufié.
Mais l’hiver ici est un hiver de pavés chauves, impitoyables de rectitude. Sans place pour les monticules buissonneux où se fourvoient les oiseaux morts. Il y a tellement de gel sous la peau et de solitude derrière les fenêtres closes. Des ombres blanches, doucereuses, passent parfois, femmes arrachées aux mirages d’une ville plus aride que le plus aride des déserts. On a beau torturer son inconscient pour y faire naître une oasis avec ses bruissements de palmes et ses oiseaux paresseux, on se retrouve impuissant, empêtré dans les mailles d’une blancheur froide — oh ! pas cette autre blancheur : aux environs de Ouargla, terres ensemencées de sel comme s’il avait neigé dans les sillons.
Aurores poisseuses où la lumière s’étrangle en quintes de toux avant de disparaître totalement, happée dans la dilution du gris. Je sors parfois, fendant à grand-peine l’air cisaillant du demi-jour. Les lanières du froid me rappellent à l’ordre, me pourchassent aussitôt à travers des rues placides où les hommes s’écartent devant ma fuite effrénée. Ma journée entière s’en trouve gâchée. Mes rêves eux-mêmes, la nuit venue, prennent une coloration exaspérante : essayer des pointures impossibles de chaussures, chercher durant des éternités une petite place pour me garer, malmener d’un pied affolé le frein d’une voiture qui ne répond plus. Je rêve aussi parfois qu’on force ma fille Nabiha, qui est gauchère, à se servir de sa main droite. Une seule note originale est venue égayer ce chapelet de banalités : j’ai rêvé la semaine dernière que mon unique sœur était morte. Il y a quelques mois, c’était la remontée en force des rêves primaires ou franchement barbares de mon enfance : membres de la famille qui s’entre-tuent, bêtes qu’on dépiaute ou étripe, lutte contre d’interminables incendies. La parentèle ravageuse m’envahissait, avec sa panoplie de filles laides, ses mâles implacables et chétifs.
Le plaisir quasi génésique de me réveiller en sueur, chauffé par quelque lutte sans merci ou quelque inextinguible incendie, m’est maintenant refusé. Rien qu’une rogne froide et de l’énervement au réveil. Et une journée opaque qui s’étire, sombre et épaisse, comme une fumée d’usine. Il ne reste plus qu’à tuer ses sens, mettre ses désirs en hibernation et son imagination en veilleuse, attendre dans une hébétude réparatrice ces quelques heures qui précèdent la nuit, uniques heures d’accalmie où l’on entend le monde sans le voir. Heures presque bénies où la pluie invisible, la télévision, la lecture et quelque liqueur réchauffante préparent au piège aigre-doux du sommeil.
Mais j’appréhende par-dessus tout ce rêve sur le temps qui me taraude. Un cataclysme irréversible m’exclut à tout jamais des territoires de l’enfance. Une barque invisible mais véloce m’emporte vers un monde de décrépitude ; je regarde les années matérialisées en bêtes menaçantes filer dans le sens inverse de mon parcours. Une détresse plus forte que l’angoisse et la mort m’étreint jusqu’à étouffement. Je ne peux même pas crier. Je sais que, de toute manière, il est inutile d’appeler dans cet univers où les verdicts sont sans recours. Le cauchemar ne dure qu’un instant et je me réveille, transi, parfois le visage inondé de larmes, avec le sentiment que quelque chose d’irremplaçable, d’aussi précieux que la vie même, s’est brisé quelque part.
Il faut maintenant que je raconte leur histoire. Non pas leur gloire irradiante et leurs pérégrinations chamelières (les chevaux prendraient le relais, dépassé le cap de Meknès). Non leur gloire, donc, mais leur pitoyable dispersion.
Les Almoravides avaient uni, à la force du sermon et de l’épée, la vaste contrée d’Occident — Maghreb/couchant du réel berbère. Mais après la mort, en 1106, de Youcef ibn Tachfin le fondateur, le souverain à la bure élimée, la dynastie n’enfanta plus aucun homme digne de mémoire. En étendant sa domination jusqu’au sud de la péninsule Ibérique, elle ne fit que se désagréger et s’écarteler aux dimensions d’un territoire pour elle trop vaste et trop traître. Le tribalisme puritain qui avait constitué la charpente de la dynastie fit place au ramollissement, au désir de mieux vivre : vins, riches tables et hétaïres vinrent révéler et dénoncer le rigorisme mutilant ; des affaires de mœurs, des bacchanales ne tardèrent pas à alimenter la chronique du royaume.
Comment en était arrivée là une dynastie dont le puritanisme avait été le motif fondateur ?
C’est ce qu’il m’a été donné à éclaircir. L’éditeur n’a pas prodigué de directives : lui écrire tout simplement une histoire des Almoravides pour faire démarrer sa collection sur l’Islam médiéval. Une grande marge de manœuvre m’est consentie. L’éditeur connaissant lui-même peu de chose sur le thème, il n’a pas jugé bon de me contraindre. Sauf en ce qui concerne le style — qu’il aurait souhaité en adéquation avec un récit coloré mais tout à fait impersonnel.
La difficulté est d’un autre ordre : en fouillant dans les rares archives, je me rends compte qu’un seul personnage de cette époque est digne d’être restitué : le remuant Ibn Toumert, censeur et illuminé, prédicateur et policier. Je raconterai donc la dynastie almoravide surtout à travers les hommes qui la détruisirent : en premier lieu Mohammed ibn Toumert, théologien au destin mirifique. Qui aurait seulement imaginé que ce petit prophète grincheux de village allait devenir l’imam suprême de toute une nation ?
Don Quichotte avant Cervantès, voici tout ce qu’était Ibn Toumert. Il guerroya à lui seul contre les moulins du pouvoir et contre les moulins du plaisir. Le plus étrange est qu’il vainquit.
Mon histoire risque, selon toute apparence, de se transformer en biographie. Il faut bien veiller à cela.
Venons maintenant à des faits, en commençant par relater le voyage qu’Ibn Toumert accomplit à pied de Mahdia à Marrakech — traversant dans sa totalité la presqu’île du Maghreb. Mais je ne perdrai pas de vue que c’est bien les Almoravides — et non pas les Almohades, leurs vainqueurs et successeurs — qui constitueront l’objet (ou tout au moins l’obsession) de la relation que j’entreprends.
*
C’est à son retour d’Orient, où il suivit dans de nombreuses villes l’enseignement philosophique et théologique des plus grands érudits de l’époque, que Mohammed ibn Toumert commença à faire montre d’une attitude intransigeante à l’endroit des pratiques religieuses, attitude qui le transformait en perturbateur de l’ordre public. Il avait en sa personne et dans ses idées une confiance inébranlable ; il était convaincu d’être investi d’une mission peu commune, comme il s’en révèle seulement tous les millénaires, à l’adresse de son peuple. Cette conviction prit-elle corps le jour où le grand El-Ghazali affirma devant ses disciples rassemblés que ce jeune Berbère allait fonder un immense empire à partir du Maghreb Extrême ? Ce que l’on sait avec plus de certitude, c’est qu’Ibn Toumert amorça son retour au Maghreb avec des opinions strictes sur tout ce qui touchait à la religion ; gare à qui ne s’y conformerait !
N’ayant pas encore atteint l’âge de trente ans, il se transforma en un ermite nomade, ne totalisant pour tout bien qu’une besace, un bâton en bois d’olivier et une parole redoutable qui cinglait et réprimait sans ménagement. Il deviendrait à lui tout seul un véritable corps de police.
Il allait faire parler de lui, avant même de regagner la Berbérie, dans les villes portuaires d’Égypte où il attendait pour embarquer. Il constitua à Alexandrie une corporation de cinquante volontaires qui lui étaient dévoués corps et biens et étaient prêts à agir à la moindre de ses incitations. Le plus fervent de ces partisans avait pour nom At-Tartouchi : sa maison était la citadelle qui soustrayait le Maghrébin aux poursuites fréquentes dont il ne manqua pas d’être l’objet. Mais un jour les poursuivants, qui étaient en nombre, coupèrent toute retraite à l’incorrigible trouble-fête ; celui-ci ne put en réchapper qu’en se faufilant à travers un sentier perdu et en se retranchant dans une mosquée presque en ruine élevée près de la mer ; ce fut là qu’At-Tartouchi le retrouva, après des heures de recherches, plongé avec insouciance dans la lecture du Livre Saint.
Ce ne furent là que des prémices. L’intraitable dévot allait surtout sévir au Maghreb où n’échappèrent à ses rigueurs ni consommateurs ou marchands d’alcools, ni pédérastes, ni prostituées, ni princes vénaux — ni surtout les innovateurs en matière de religion. L’orthodoxie était la forterese d’Ibn Toumert ; il la défendait avec acharnement.
A son retour d’Orient, le jeune homme, qui se croyait promis à un destin exceptionnel de régénérateur de la croyance, fit escale dans maintes villes maghrébines ; il n’en quitta aucune de son propre gré ; il fut régulièrement chassé à cause de son comportement, de sa frénésie corrective qui provoquaient de graves troubles. Les nombreux coups qu’il reçut ne le dissuadèrent pas, il y voyait au contraire la confirmation attendue d’un itinéraire de douleurs — le seul qui pût conduire vers Dieu. Plus il recevait de bastonnades et plus il fortifiait son endurance afin de montrer à Dieu et aux hommes qu’il appartenait sans méprise au rang des grands élus sur qui les sévices terrestres ne pouvaient pas avoir de prise. Car si Ibn Toumert était docte, frugal et courageux, une qualité en revanche lui faisait manifestement défaut : la modestie. L’imam chleuh avait une si haute idée de lui-même (ou plus exactement de la mission qui lui incombait) que cela frisait la paranoïa. Jamais il ne jugea une sphère trop haute pour lui, jamais il n’estima une entreprise trop dangereuse, jamais il ne s’avoua pris de court lors des débats théologiques. Il avait réponse à tout, il avait un point de vue sur tout — et des plus péremptoires.
La première cité à subir ce rédempteur forcé et forcené fut la ville de Mahdia. Il élut domicile dans une mosquée où peu après se forma autour de lui un cercle d’auditeurs sidérés. Son dénuement était remarquable : hormis quelques précieux manuscrits, un bâton de pèlerin et une guerba résumaient toutes ses possessions terrestres. Dans cette ville qu’il désigna pour son repos et son enseignement, Ibn Toumert réprima encore les mœurs, fit jouer sa voix menaçante et son bâton d’olivier, brisa des jarres de vin, dispersa des étals de marchandises illicites. Il devint l’âme des mosquées mais aussi la terreur des marchés et des lieux de distraction et de fête.
On aurait dit qu’Ibn Toumert avait à sa disposition un corps d’espions vigilants. Il ne se produisit pas une seule injustice, une seule entorse à la vie communautaire, une seule pratique contraire à la prescription coranique dont il n’eût tout de suite vent et qu’il n’allât corriger avec la conviction et la fermeté que la situation requérait.
C’est aussi dans la ville de Mahdia que le jeune imam eut à affronter pour la première fois la colère des princes — avec qui, par la suite, il aurait maille à partir dans chaque cité qu’il traverserait. L’émir Ali ibn Yahia ibn Tamim, à la fois intrigué et excédé par les frasques de cet excentrique, le convoqua dans son palais et confronta son savoir avec celui des théologiens de la cour. Ibn Toumert surpassant tout le monde en éloquence, en zèle et en affirmations tranchantes, l’émir le traita avec égard et le pria même — car le jeune théologien s’était bâti une solide renommée de prédicateur — d’implorer Dieu en sa faveur. L’imam joignit les mains et formula tout simplement, en se tournant vers le prince :
— Que Dieu améliore ta conduite à l’endroit de tes sujets.
Alors Ibn Yahia, furieux, le fit chasser.
La deuxième escale importante dans l’errance pieuse d’Ibn Toumert fut Constantine. Il y arriva cette fois non pas seul, mais escorté de quelques disciples. Désormais, sa renommée le précédait dans les cités qu’il visitait ; il ne se privait pas de préparer et de répandre lui-même des informations concourant à son prestige. Toujours un de ses disciples le devançait de quelques jours et ébruitait la nouvelle de l’arrivée imminente dans la ville d’un homme docte et saint. Ainsi donc, c’est en maître spirituel et non en anonyme voyageur qu’Ibn Toumert parvint à l’imposante et vertigineuse cité de Constantine. Il l’aborda par la plaine, venant des côtes de l’est. Et il resta ébahi devant la majesté acrobatique de la ville la plus étonnante qu’il eût contemplée, une ville qui enjambait les vides, posait ses maisons sur des rochers. Vols vertigineux des martinets et des ramiers dans les gorges du Rhumel. Et Ibn Toumert pénétra avec sa suite dans les quartiers marchands qui livraient, à larges devantures opulentes, leurs pierreries et autres richesses chatoyantes. La foule compacte se pressait. Citadinité agressive, exclusive et hautaine. Barrière hermétique élevée par les bijoux et les riches cafetans.
Une délégation de fouqaha vint au-devant d’Ibn Toumert. L’imam chleuh enseigna sa science et sa rectitude religieuse dans cette ville à la richesse impertinente, mais, paradoxalement, ce fut le lieu où il provoqua le moins de remous. Sa compétence en droit canonique fut sollicitée à trois ou quatre reprises pour prononcer un verdict à l’endroit de voleurs, d’assassins ou de gens contrevenant aux bonnes mœurs. Le jugement d’Ibn Toumert fut chaque fois implacable : il ordonna le fouet mais aussi des pendaisons et des sectionnements de poignets. Mais de curieux hasards avaient voulu qu’aucun des coupables ne fût pendu ou privé de l’usage de sa main : un événement intervenait chaque fois, qui commuait les peines en un nombre précis de coups de fouet.
C’est en 1118 qu’Ibn Toumert débarqua à Bejaia, en plein mois de ramadan. Ce serait l’une des villes-phares dans l’accomplissement de son itinéraire. On dirait que la vie d’Ibn Toumert avait besoin pour s’élever de la proximité des montagnes. Ici, c’étaient les monts verdoyants et altiers du Djurdjura, tellement différents par leur apparence de son Anti-Atlas natal. Mais ce dont l’imam avait besoin était là ; toutes les montagnes lui convenaient, elles avaient le même élan vers Dieu, les mêmes flancs déchirés comme par une flagellation ininterrompue du temps. Il avait toujours eu l’impression que la rocaille des montagnes n’était autre que le résultat ultime d’une opération de purification : la dureté et le tranchant des crêtes sont pareils à la dureté et au tranchant de la foi.
Si sa destinée peu commune devait un jour trouver son plein accomplissement, il savait que ce ne pouvait être que dans un cadre comme celui-là, où Dieu révèle au monde, à travers l’image des montagnes, son gigantisme, sa constance et sa propension à châtier.
Arrivé dans un complet dénuement à la fière capitale hammadide, Ibn Toumert prit ses quartiers, comme à l’accoutumée, à l’intérieur d’une mosquée, la mosquée de la Myrte. Quelques savants constituèrent son entourage, des étudiants venus de tout le Maghreb — et parfois d’Espagne ou de Malte — accoururent quémander ses leçons. Mais le fougueux imam chleuh prononça plus de sermons que de cours. Sa vocation de leader et de censeur ne manquait pas une occasion pour se manifester, tant à l’intérieur de la mosquée où était dispensé son enseignement que dans les rues de la ville où la population avait appris à reconnaître et éviter cet incorrigible gendarme. Il commença par s’attaquer frénétiquement à une pratique dont il remarqua qu’elle s’exerçait en plein jour et sans aucun couvert : l’homosexualité masculine.
A peine installé dans sa mosquée, l’imam descendit dans la ville et un spectacle l’arrêta puis porta son sang à ébullition : des garçons habillés en femmes, embellis et fardés comme elles, se promenaient avec coquetterie sur l’esplanade près de la mer. Les habitants, au lieu d’être outrés, passaient leur chemin sans broncher ou alors, lorsqu’ils s’arrêtaient à proximité des garçons, c’était pour les considérer avec des airs amusés, les jaugeant avec convoitise comme on ferait d’une précieuse marchandise.
L’imam décharné lança un cri terrifiant, atterrit sur l’esplanade avec une souplesse de fauve, son bâton mordant déjà comme un fouet. Les garçons, malgré leur nombre, ne purent que se disperser en criaillant, abandonnant sur place qui sa chevelure postiche, qui son bonnet ou sa jupe défaite. Les passants commencèrent à s’attrouper ; quelques-uns se jetèrent sur cette furie, et l’imam se vit immobilisé après avoir reçu force coups. Il ne dut la vie sauve qu’à un petit groupe de ses étudiants qui venait à passer par là et se porta à son secours en expliquant au public déchaîné l’identité et le rang spirituel de ce nouvel hôte de la capitale hammadide.
Mais l’intervention la plus fâcheuse de ce théologien illuminé eut lieu durant une fête qu’un riche citadin avait donnée à l’occasion d’une circoncision. Les mets furent nombreux et variés. Tout le monde eut droit au repas — même les pauvres et les mendiants. Gent mâle et gent femelle évoluaient dans le même espace, et les mêmes intraitables garçons circulaient entre les convives en faisant tinter leurs anneaux et en exhibant leurs lèvres peintes.
L’imam se précipita encore tel un forcené, usant de coups et d’imprécations, escomptant séparer les deux sexes et donner une nouvelle leçon aux jeunes hommes dépravés. Mais, au lieu de cela, une mêlée se produisit, les lampes à huile furent renversées ou sciemment soufflées et quelques convives, s’autorisant de l’obscurité, se livrèrent sur les femmes à des attouchements indignes ; plus d’une fut décoiffée ou délestée de ses bijoux. Des cris fusaient de partout et, avant que les lampes pussent être rallumées, des vols, des viols esquissés, des blessures et des bris d’ustensiles s’étaient produits en quantité. Le fqih, pour cette fois, eut la bonne idée de s’éclipser en faisant appel à cette prestesse qu’il avait si souvent déployée durant son séjour difficile à Alexandrie.
Cependant, l’affaire fit tellement de bruit qu’elle parvint à la connaissance d’Aziz ibn Mansour, le souverain hammadide. Celui-ci demanda qu’on lui amenât le perturbateur. Lorsque l’imam fut devant lui, le premier sentiment à gagner Aziz fut une irrépressible pitié à l’endroit de cet homme de trente ans que son accoutrement et sa discipline avaient vieilli avant l’âge. Il faillit pardonner sur-le-champ, mais, lorsque Ibn Toumert se mit à parler, le souverain fut exaspéré par l’assurance et la morgue de cet interlocuteur famélique. Il lui interdit de demeurer un jour de plus dans la cité de Bejaia.
Mais l’imam resta encore dans la ville un certain temps durant lequel, loin de chercher à se faire oublier, il commit ses exactions coutumières — répandre le vin hors des jarres, molester les impénitents, veiller à ce que gent mâle et gent femelle ne s’affichent pas ensemble. Il voulait déraciner à lui tout seul, par la seule force du bâton et de la foi, des habitudes que la citadinité et les richesses matérielles avaient mis des siècles à implanter.
Chaque fois que quelqu’un lui demandait qui l’avait mandaté pour sévir de la sorte, le fqif chleuh répliquait :
— C’est Dieu et son prophète Mohammed.
Il dut cependant quitter Bejaia sous l’emprise de contraintes trop fortes qui auraient pu lui coûter la vie. Il s’installa à Mellala, un modeste village de la vallée, où une puissante tribu kabyle lui accorda hospitalité et protection.
C’est là qu’il devait un jour rencontrer, sous le parasol gigantesque d’un caroubier centenaire, celui qui allait être son fervent disciple et le fer de lance des Almohades : Abdelmoumen ibn Ali, qui accompagnerait l’imam dans son voyage vers le Maghreb Extrême.
Écrire dans les villes froides.
Comment se débarrasser de la chronique almoravide qui bat sous la carapace de l’hiver ? Je trimbale mon histoire dans les parcours glacés d’une ville que ponctuent de temps à autre les bouches tièdes de métro. Je traverse, derrière les vitres des trains, d’autres villes de plus en plus ankylosées à force de gel et d’ennui. Les oiseaux ont déserté la planète. Voyage. Traversée des choses à peine rêvées ou palpées. La France n’a pas connu pareil hiver depuis 1956.
Ma tête est semblable à ces outres où les Indiens transportent, au gré de leurs migrations, les os de leurs ancêtres. L’histoire almoravide clignote dans un lointain assoupissement, elle cliquette à l’intérieur de mon crâne, avec des remontées brutales qui allument un feu sous l’occiput. Alors, le désert et son été perpétuel crèvent l’écorce du monde. La neige bousculée se fissure, et un rire sans limites ébranle le socle des nuages. Une enclume infatigable s’installe dans le ciel ; elle allume des étincelles dans l’atmosphère en kermesse. C’est quelque chose de propre au désert, cette désolation qui rit.
Chaleur écrasante sur les terrasses de Biskra. Le soir pourtant est descendu. La poitrine se soulève, oppressée, mais n’aspire qu’une sécheresse étanche comme la pierre. Les feuilles de laurier sont d’un métal coulé aux premiers siècles du monde ; elles se figent, couteaux de bronze, dans une éternité que rien n’ébranle.
C’est toujours à la même période que je me trouve à Biskra, quand le Nord cultive sa boue et sa grisaille pesante. La route vers le sud, c’est l’illusion de l’été, l’illusion d’un temps toujours identique et toujours renaissant, d’une lumière figée et distendue comme dans une immobilité d’hypnose. Le désert brouille l’idée de saison : il n’y a qu’un temps devenu anonyme à force de torpide constance, un temps d’une blancheur insoutenable, une bouche immense qui mange toute forme avant même qu’elle ne s’esquisse. Les vraies ruines du monde sont là, ruines qui ne sont même pas débris mais poussière uniforme et mouvante. Il ne reste ni gravats ni charniers, les millénaires ont tout broyé. Il n’y a rien à récupérer, les signes du monde se sont défaits.
Je ne descends pas au sud pour m’évader ou pour chercher des sensations inédites. C’est plutôt une manière pour moi de regarder vers l’intérieur, car le désert m’habite et m’illumine depuis des temps indéterminés. Un fanal éclos dans ma poitrine et qui demande à être sans cesse alimenté — au contact de la pierre nue, du sable altéré de violence.
J’aime sentir sur la route l’emportement de la vitesse et la fragilité d’exister. Quand la voiture est lancée à 130 km/h sans pour autant parvenir à vaincre la distension des dunes, on sent se réduire la distance entre vivre et mourir, entre la plénitude et l’anéantissement, la compacité et le vide. Une tentation de laisser soudain la voiture fuir vers les dents acérées des hamadas, de la laisser bouler dans le sable accueillant et meurtrier que le soleil fait couleur de veines entaillées. Laisser la voiture fuir : glissade mortelle dans la volupté du sable chaud.
Les dunes sont hautes
et c’est là que la mort m’a surprise,
chantait au temps jadis une jeune femme de la région de l’oued Souf abandonnée par sa caravane.
Temps informe, dévorateur où la voiture s’engloutit. Nous roulons à l’intérieur d’un interminable halo de lumière et de sable, et tout à coup le pays des oasis se dévoile dans toute sa splendeur lumineuse, toute sa désolation. La distance et le temps s’y anéantissent. Il n’y a aucun centre ici, aucune temporalité. C’est le repos (la mort ?) du sablier.
A quelque trois cents kilomètres au sud de Biskra, Touggourt, ville oasis, est l’allégorie du dénuement. Deux librairies, des chèvres et une casbah basse, tentaculaire, qui s’écaille comme un vieux reptile sous les coups des âges accumulés...
Éternité de la route. C’est la seule destination qu’on n’épuise pas.
Il n’y a rien à dire sur Touggourt.
Le début du trajet Touggourt-El-Oued s’est déroulé en compagnie de la voix du chanteur marocain Abdelhadi Belkhayat. Une centaine de kilomètres. Une panne au sortir de Touggourt nous a obligés à prendre un taxi. Le chauffeur possède toute une réserve de cassettes. Pour conjurer la solitude et la monotonie des grands espaces. Puis un chanteur tunisien prend le relais. Enregistrement public. Sifflets. Cris et ovations. Trémoussements devinés. Je pense à une exhibition équestre, vue à Sidi-Okba, tout près de Biskra. Mais ce n’est pas vraiment la même chose. Les Tunisiens possèdent comme un sens de la fête qui se serait perdu chez nous. Retour à Belkhayat pour égayer et raccourcir le dernier tronçon de route. Le Maghreb démembré par ses souverains s’est reconstitué dans le taxi.
Entre Touggourt et El-Oued, le vide étire ses cercles torrides. Un voile tremblant que la chaleur lève à l’horizon, puis la voussure du ciel sur les dunes. On trouve des villages construits en roses des sables. Derniers du genre sans aucun doute ; car les roses ont disparu dans les sacs à dos de millions de touristes, et les quelques spécimens repêchés dans le sable se vendent trop cher sur les étals.
Placidité du paysage. Un cercle de fer cintre le front. Les dunes s’entassent sur la mémoire.
Sable.
Une plaque de signalisation, la même, réaffirme à intervalles réguliers la précarité de l’infrastructure routière et l’absence de la ville.
De toute manière les villes ne m’intéressent pas (c’est pourquoi je ne parlerai pas non plus d’El-Oued qui se rétracte comme un cloporte sous l’œil et l’esprit qui interrogent. D’ailleurs, ce n’est pas en quelques jours qu’on arrivera à pénétrer des siècles d’ascèse et de mirages dominés). Seules comptent les distances qu’on parcourt en alimentant une illusion de changement. On roule sans vraiment se déplacer. Étranges cratères de sable d’où émergent des palmiers. Immobilité remuante. Comme lorsqu’on voyage dans une musique. Le paysage n’est qu’un leurre, un vide décrété où l’ombre elle-même est exclue : une succession de dunes à peine réelles qui sous l’effet d’un vent inopiné peuvent s’enjamber ou s’avaler. Nous voyons, à des intervalles temporels qui sont sans doute très longs, des stipes squelettiques et solitaires, seuls jalons qui redonnent quelque réalité à un paysage désincarné.
Retour à l’espace aseptisé. L’hôtel des Zibans est une sorte de verrue géométrique que le marketing a posée là. Sa piscine fait les délices des pèlerins lancés sur les traces fragiles de Gide. Mais le site est d’une beauté écorchante qui noue la gorge brutalement. L’oued Sidi-Zerzour en bas n’est qu’une immense avenue de galets. L’eau est-elle jamais passée là ?
Ma chambre est une sorte de parallélépipède dont la longueur de base est exactement égale au double de la largeur. Elle a toutes les commodités du monde moderne : calme et température réglables à souhait. Bab ed-Derb n’est pas loin. Assis sur des nattes, Mohammed, Mourad et moi avons fait une étrange partie de dominos à trois. En vérité, c’est assez tardivement, le récit s’étant déjà sensiblement développé dans une direction tout à fait différente, que l’idée de la geste almoravide s’est greffée d’abord timidement, puis s’est imposée à moi. J’étais fasciné par la région de Biskra. C’est sur elle que j’ai rêvé d’écrire : Guerta, Sidi-Okba, Chetma, Tehouda. Mais, dans un thème et un espace aussi vastes et aussi érosifs (les Almoravides, la région de Biskra), l’écriture ne peut que se déliter ou s’enliser. Le choix d’une direction, d’une halte définitive, par exemple, est strictement impossible. Comment vêtir l’absence autrement que par des mots à la présenter corps ou cadavre ? Il faut donc, de temps à autre, s’en tenir à de simples impressions ou à des notules — à des traversées hâtives, comme celle de Tehouda, ici.
Guerta, Sidi-Okba, Mechounech, les balcons de Rouffi, la douceur ineffable de Chetma. Trop d’émerveillement pour l’œil comblé. Faut-il retenir le vert exubérant des vergers ? L’architecture admirable des hommes ou celle — plus imposante — de la nature : véritables temples d’Angkor ciselés par l’érosion dans la terre rouge ?
Et voici que l’Histoire s’en mêle, vous pousse d’une main rugueuse, vous introduit dans ses antres.
On passe près de Tehouda sans que rien nous y arrête. Simple étendue désolée avec des squelettes d’anciennes demeures et des chèvres noires qui gambadent.
Tehouda. Cité fondue dans la poussière. Cité de terre friable dans le repli du désert. Monticule couleur d’anonymat comme la nature alentour. Aucune plaque commémorative. Il n’existe même pas de panneau routier indicateur. Pour ceux qui inventorient les localités, Tehouda n’est pas un lieu d’histoire, elle n’est même pas un lieu tout court. Tehouda n’existe pas. Pourtant, c’est là que l’histoire du Maghreb s’est jouée. Irréversiblement. Ici fut ouverte la première entaille qui allait désagréger la Berbérie (le Maghreb — la Nuit du Nom — devint notre désignation). « Car, en ce jour, tout le pays avait compris, d’un coup, un seul, étendu sur la surface et poitrine des hommes d’un coup, que Kahina était morte ; oui, que Kahina était morte. Car rien n’est compréhensible dans ce pays, sans les plus
lointaines densités des sables 1. »
Il existe pourtant à Tehouda des noms qui s’insinuent, ombres fantomatiques, entre les siècles accumulés comme dunes : souvenir inconfortable de Kahina, Okba, Koceilah. Que ne donnerait-on pas pour ne plus avoir de mémoire ! Il reste aussi des titres à vénérer, de petits mausolées perdus dans les sables où la dévotion et la superstition brûlent leurs encens mêlés. Les compagnons décimés de Okba savaient-ils que c’est à titre posthume qu’ils allaient vaincre ce peuple ? L’encens brûle pour les guerriers sanctifiés qui secondaient Okba dans son grand œuvre d’« ouverture ». Il brûle pour d’autres saints encore, juifs ou chrétiens que l’islam a récupérés pour ses besoins pieux. Quand l’Histoire s’estompe, la légende parsème de ses balises le terreau du quotidien qui retient juste dans sa gadoue quelques débris de remparts, de colonnades, de poteries.
Il y a pour celui qui regarde au moins deux Tehouda. Une de pierres enfouie à jamais avec les figures indécises qui suscitent encore chez ceux qui vous racontent un sentiment imprécis, ballottant entre fierté et rejet. Une autre de toub au-dessus, elle aussi rasée à moitié par l’envahisseur français. Ici et là, la terre éclate parfois pour livrer passage à quelques miettes du monde d’en bas qui semble protester contre l’oubli : morceaux d’ustensiles ménagers, blocs de pierre, verre terni par des siècles d’ensevelissement. La mémoire de ce qui fut agonise sous le poids des jours et de la terre. Un puits seul, profond de quatre-vingt-dix coudées, fait jonction avec les limbes du passé.
Le désert est dur au balisage. Il ondule sous les mensurations, glisse comme une couleuvre entre les mains qui veulent jauger. Posez une borne ici et demain vous vous apercevrez que le sable a accompli son travail d’aplanisseur. Le terrain redevient le lieu amnésique de parcours des bergers où les chèvres vont brouter les dernières tiges de légende.
C’est pourquoi Tehouda n’est même pas un vestige. Tehouda témoin de passions, de fêtes et d’incendies n’est plus qu’un mot en notice dans les livres d’histoire exhaustifs. Tehouda n’est plus qu’un tout petit monticule de terre stérile et de sable habité par un fou aux yeux vides, Aïssa l’aveugle, seule personne à avoir refusé de quitter les vieilles demeures et de s’établir avec les autres dans le village d’à côté.
Tehouda, repaire de la Kahina. Lieu mirage échappé aux inventaires, sans même une plaque pour le nommer. C’est pourtant ici que se sont croisés tant de chemins. C’est étrange, émouvant de regarder aujourd’hui Tehouda retranchée dans son anonymat et sa désolation comme à la suite d’une bataille éternellement reconduite et qui débarrasse chaque fois ses cadavres et ses plâtras. On a l’impression que l’Histoire s’est endormie là.
Je ne sais pas si les Almoravides, dans leur islamité toute berbère, ont jamais revendiqué la Kahina, cette autre Berbère — juive.
Je reprends donc.
*
Le but des pérégrinations d’Ibn Toumert était la ville opulente de Marrakech. C’était bien cette ville qu’il se devait de soumettre s’il voulait restaurer la vraie foi, s’il voulait que cessassent à jamais sur la terre de Berbérie ces marchés de denrées prohibées, que fussent soustraits à la vue des honnêtes croyants ces jeunes hommes aux pratiques déshonorantes.
Marrakech lui apparaissait comme La Mecque au temps des idolâtres, il fallait qu’il y cassât des statues, qu’il y renversât les divinités du lucre et des désirs larvaires. La tête du serpent corrupteur se trouvait là ; des cités comme Bejaia avaient beau être imposantes, elles ne vivaient que par leur prestige culturel. La puissance qui tenait dans sa poigne le destin politique de toute la contrée se trouvait dans le Maghreb Extrême, en la ville de Marrakech.
Ibn Toumert quitta Mellala en compagnie de quelques disciples dont Abdelmoumen ibn Ali. Ils séjournèrent, en troupe désireuse de ne pas se montrer, dans maintes localités perdues qu’on distinguait à peine de loin de la morphologie de la terre ; ils répandirent la parole divine, arbitrèrent des conflits, relevèrent de minuscules mosquées en ruine. C’est dans les monts de l’Ouarsenis, après une courte halte à Miliana, que le petit groupe rencontra Bachir el-Ouancharissi qui allait devenir, après Abdelmoumen, l’un des disciples préférés. Mais, durant cet interminable voyage, toutes les faveurs d’Ibn Toumert allaient au jeune Tlemcénien. Il fit descendre des disciples de leurs montures pour épargner à Abdelmoumen les rigueurs de la route ; il faisait asseoir le jeune homme à sa droite lors de chacun de ses prêches. Le jeune Tlemcénien était traité avec toutes déférences dues à l’élu ; aux yeux de ses condisciples, il avait déjà rang de successeur.
Dans les nombreuses villes traversées, Ibn Toumert connut des fortunes diverses : il fut adulé à Tlemcen, il sermonna les gens à Oujda, il fut bastonné à Fez, faillit être lapidé à Meknès puis eut un séjour discret et heureux dans la localité de Salé. C’est là que fut mûri et préparé le voyage — le plus important — qui allait conduire Ibn Toumert dans la florissante ville de Marrakech.
Dans cette capitale du royaume, Ibn Toumert ne tarda pas à rencontrer celui qui incarnait à ses yeux la racine secrète du mal : le prince Ali ibn Youcef, fils du grand Ibn Tachfin. Leur premier contact eut lieu dans une mosquée où Ibn Toumert, inébranlable, accapara près du minbar la place réservée au prince. Malgré injonctions et menaces, il refusa d’en déguerpir — jusqu’à la fin de la prière. De ce jour s’établit entre le théologien et le souverain une très longue controverse au cours de laquelle Ali ibn Youcef se montrerait particulièrement conciliant et laxiste à l’endroit de cet imam zélé, impertinent qui n’ouvrait la bouche que pour apostropher, injurier ou maudire.
Le peu de cas qu’Ibn Toumert faisait de sa vie était sans doute ce qui le sauva durant sa houleuse traversée de la totalité du Maghreb. Cet homme possédé par une foi démoniaque arrivait toujours, par sa témérité et sa conviction, à désarmer ses persécuteurs. Il avait, lui si chétif, un réel pouvoir de fascination qui faisait que les bras s’abaissaient toujours au moment où ils allaient lui assener le coup fatal. C’était un pouvoir auquel personne n’avait jamais pu se soustraire — pas même Ali ibn Youcef à qui pourtant toutes les décisions en ce royaume appartenaient. Ses rapports devinrent dès l’abord complexes avec cet homme à l’aspect misérable qui, au sortir d’une mosquée, le réprimanda comme jamais notable ni même prince n’avait osé le faire.
Les chroniqueurs de l’époque s’accordaient à dire qu’en dépit d’un extérieur tout d’apparat le souverain almoravide était en réalité d’une grande faiblesse de caractère, ce qui laissait à quelques courtisans et aux théologiens malékites de son entourage toutes les possibilités d’intriguer et de mener à leur guise certaines affaires du royaume. Le prince était en outre d’une grande sensibilité : maintes fois il éclata en pleurs devant les prêches et les remontrances d’Ibn Toumert. Il décida donc qu’il allait lutter contre l’imam non pas face à face, mais par clercs interposés. C’était à ces derniers qu’Ibn Toumert allait désormais avoir affaire. Des joutes rhétoriques et théologiques eurent lieu au pied du trône d’Ibn Youcef. Ibn Toumert, en stratège, usa d’un savoir diffus et hermétique pour égarer ses interlocuteurs. Son débit quand il parlait était si précipité, ses références étaient tellement hétéroclites que personne jamais n’arrivait à le suivre. Ibn Toumert utilisait la logorrhée comme une arme embrouillante. Il serait vain de tenter de retrouver cet esprit diffus qui ne craint pas d’être contradictoire, ce terrorisme discursif chez l’imam traqué mais rempli d’une force sereine, qui allait devenir, face aux incrédules aussi bien qu’aux fidèles des montagnes de l’Atlas, un orateur admirable, maniant avec simplicité et précision tant le berbère que l’arabe. L’invincibilité d’Ibn Toumert résidait dans ses retournements stratégiques ; il savait prélever dans son arsenal l’arme qui convenait le mieux au moment : le bâton noueux d’olivier, la logorrhée vaporeuse, le discours simple et didactique.
La cour entière d’Ibn Youcef fut abasourdie par l’éloquence, la conviction et la hardiesse présomptueuse de cet intraitable possédé. Celui-ci suscita tous les sentiments : la peur, l’indignation, le malaise — parfois même la sympathie. Ali ibn Youcef qui espérait prendre, à la lumière des confrontations avec les théologiens, une décision à l’égard d’Ibn Toumert, persistait dans son hésitation. C’est vrai que pour la majeure partie des conseillers le débat était tranché : l’imam ne pouvait amener que malheur, il fallait donc s’en débarrasser (en l’éliminant purement et simplement, en le reléguant dans un cachot). Mais les conseils n’étaient pas unanimes, et Ibn Youcef éprouvait comme une crainte superstitieuse à éliminer ou à mettre aux fers un homme si démuni, à qui personne ne connaissait, en dehors de son zèle suicidaire et de ses présomptions momentanées, ni travers ni ambition politique. Pour les habitants de Marrakech, Ibn Toumert était comme l’incarnation implacable d’une justice descendue du ciel, une justice des temps de révélation que la terre trop pervertie était devenue incapable de porter. Pour beaucoup, il devenait la preuve palpable qu’une certaine pureté que l’on croyait ensevelie depuis des lustres était maintenant susceptible de renaître.
Outre qu’Ibn Toumert lui inspirait une réelle pitié, le souverain almoravide savait qu’il ne tirerait aucune gloire ni aucun profit à sévir contre cet homme. Il décida tout simplement de le bannir de Marrakech.
Plutôt que de tourner le dos à la capitale almoravide, l’inébranlable imam se retrancha dans un cimetière de la ville où il demeura plusieurs jours, se livrant à la lecture du Livre Saint ainsi qu’à l’étude d’autres ouvrages — qu’il transportait dans sa besace, seul bien qu’il possédait en plus de sa guerba et de son bâton d’olivier. Des personnes qui se rendaient au cimetière reconnurent dans ce locataire insolite l’individu à qui Ibn Youcef avait interdit le séjour dans la ville. L’entourage du roi en fut averti. Nouvelle confrontation avec un souverain rouge de colère.
— Ne t’ai-je pas enjoint de quitter définitivement ma capitale ?
— J’ai quitté ta capitale pour me rendre au royaume des morts. Tes lois gouvernent-elles donc jusqu’aux habitants du cimetière ? C’est avec eux que je suis allé lier commerce. Tu as peur que je soulève aussi ceux-là contre ton règne d’impiété et de luxure ?
Ibn Toumert put sortir sans encombre du palais, mais des tueurs furent lancés à ses trousses. Il fut cette fois-ci obligé de s’éclipser de Marrakech en empruntant la route d’Aghmat.
Après de telles mésaventures, Ibn Toumert se réfugia dans un village du piémont, s’y octroya des journées de réflexion et arrêta définitivement sa méthode de lutte contre les Almoravides. Il se rendit compte que le prêche n’aurait jamais le moindre effet tant que la dynastie d’Ibn Youcef tiendrait les rênes du pouvoir. Rassembler autour de lui des hommes qui seraient non seulement de pieux disciples, mais aussi et surtout des guerriers, voilà à quoi il s’emploierait. L’Anti-Atlas et le Grand Atlas furent pour lui un terrain facile de recrutement : il y gagna à sa cause des milliers d’hommes de toutes conditions.
En 1121, pour bien asseoir son emprise, pour forcer à l’adhésion les tribus encore réticentes, pour arriver à cristalliser aux yeux de la population l’image d’un combattant de Dieu, le théologien chleuh réunit des représentants de chaque grande tribu de l’Atlas ; et ceux-ci, pris de court, se virent contraints de reconnaître solennellement en lui cet imam justicier et libérateur dont le prophète Mohammed avait jadis prédit l’avènement.
Ibn Toumert devint mahdi des premiers Almohades ; les tribus lui prêtèrent serment, lui fournirent des hommes par milliers ; une véritable dynastie commença à s’organiser autour de lui.
Écrire dans les villes froides. Bien s’enrouler sur soi-même pour rentrer dans l’architecture. La chambre lambrissée, presque nue, est un parallélépipède dont la longueur de base est exactement égale au double de la largeur. L’ameublement se réduit aux restes d’une sorte de lit à baldaquin démantelé en deux parties distinctes portant chacune, accolé du côté mur, un meuble indéfinissable constitué essentiellement d’étagères de dimensions strictement égales. Une table faite d’un bois à peine dégrossi et disposée au beau milieu de la chambre soutient cet énorme tas de papier où je tente de traduire chaque jour la poussée délirante ou silencieuse du périple almoravide.
Je traque la tribu délitée, je remembre la dynastie pulvérisée. Je nage dans les biefs des chroniques, remonte des torrents apocryphes, j’enjambe des temps sans milliaires et des déserts effrayants. Je dois me construire à tout prix une renommée de pisteur. Je traque comme un monstre de patience, quelle que soit la rudesse de l’affût. Les cales de ma tête s’avèrent parfois exiguës pour entasser les décennies, pour épouiller les légendes, pour démêler les chroniques. J’ai besoin d’une lumière plus crue, d’un parcours moins entortillé, d’une manutention plus vigilante pour classer les choses efficacement. Mais tous ces efforts sont éreintants. Je cherche une percée pour respirer, une immensité pour m’ébattre et oublier les rigueurs du classement.
Je congédie les Almoravides pour m’engourdir sans témoins. Ils sortent lentement de ma tête, fantômes langés de bures de laine. Les dromadaires sont juste là, à proximité de mon front. Ils baraquent docilement pour offrir leurs bosses complaisantes aux guerriers ceints d’un blanc suspect — le sable mange toute couleur. J’entends des ordres, des blatèrements, un léger bruit d’ustensiles. Des invocations confuses se perdent en rumeur d’essaim.
Je pense alors avec tristesse à mes Almoravides qui lèvent le camp pour des errances plus lointaines. Ils escomptent ainsi m’échapper — d’autant que je les congédie. Mais ma traque est impitoyable. Est-ce vraiment eux que je pourchasse ou d’autres fantômes à travers eux, d’autres visages refoulés ?
Il est des jours où ma tête gémit sous la poussée des cavalcades, de la ferraille s’entrechoquant et de sermons incompatibles. Les donatistes, la Kahina, Ibn Rostom, toutes les intégrités défaites, toutes les utopies de pureté brassent leurs douleurs dans mon crâne. Des désirs d’allégement me tenaillent — des désirs de voir la mer et de me liquéfier dans le bleu.
J’enferme mes livres à double tour, je donne congé à mes chroniques et je me constitue un bagage sommaire. A défaut de la mer, le Hoggar — l’Ahaggar : le Géant Rouge à têtes multiples — doit en principe me guérir de tout, de l’insomnie comme de la peur et des maladies papivores.
Je m’insinue dans le désert, épouse son grain comme un crotale, ruse avec les vents qui se lèvent — et je parviens au cœur pierreux du Géant. J’ai le plus grand respect pour le désert, pour ses humeurs non programmables, pour ses caresses écorchantes, pour ses bêtes à dard justicier. Je prends soin de me prosterner avant que le désert ne me terrasse sur son vaste tapis caillouteux. Je sais la cruauté que cachent ses pentes douces et sa nonchalance de façade.
Quelqu’un m’a raconté un jour l’histoire d’un touriste allemand (oh, non ! ce n’était pas Hôlderlin !) soudain saisi de panique à cause de la pesanteur du désert entre In-Salah et Tamanrasset. Il roulait depuis des heures et des heures sans parvenir à sortir de la même fournaise et du même silence. Alors, un ressort se démit dans le chef. Le touriste s’arrêta tout à coup, se mit à casser rageusement les vitres et le pare-brise de sa Land Rover puis détala comme un fou dans l’océan de pierre et de sable. Un camionneur qui se dirigeait vers Tamanrasset le ramassa, hagard, à demi mort, au bord d’une piste.
Voici comment le désert se venge parfois de ceux qui refusent d’en reconnaître la loi rigoureuse pour n’y voir que l’ultime paradis de la vacance éternelle, un lieu de villégiature où l’on peut tout à son aise musarder, bronzer et photographier l’inédit. Oui, le désert se venge parfois. D’avoir été trop aplani. D’avoir été réduit — alors que dans son ventre se fomente la calcination définitive du monde — à un chevauchement inoffensif de dunes, à des soleils se couchant dans une profusion docile d’ocre et d’or. A une séance de thé rituel où l’encens ressuscite l’âge des transes.
Moi, connaissant les Almoravides, je ne cède jamais à l’épanchement nostalgique et je ne regrette nullement le temps des nomades hantés de mirages et d’errances sans frontières. Je connais, par mes nuits d’insomnie et d’étude, l’amour de ces hommes de la vastitude pour l’excès de vitesse, la géométrie non euclidienne, pour tout ce qui occasionne le vertige. Je connais leurs aspirations anticipées à la congélation, à la ferblanterie et à une étrange informatique pieuse.
Mon ultime escale vers le Géant Rouge se situe généralement à Ouargla — ville sans dénivellation, tannée par le rouleau du désert.
9 h 30. Ciel sournois et affligeant où la poussière occulte toute perspective de bleu. S’engourdir dans le bourdonnement poussiéreux, dans la ville aux pores dilatés. Fermer les yeux pour mieux sentir les assauts de bruits et d’odeurs. Le temps s’écoule sans déranger. Il semble passer comme un souffle, respectueux des gestes lents et des murailles d’argile ocre, belles et humbles dans l’immensité tranquille du désert. Oscillation lumineuse. L’espace réel ou virtuel ne manque pas pour le rêve et les chevauchées vagabondes de l’imagination. Intemporalité du rêve qui meurt sans s’anéantir, qui s’estompe sans s’effacer — il est chaque fois relancé vers d’autres sources qui l’abreuvent, vers d’autres terreaux qui le revigorent. Un air d’enfance éternellement entretenue plane sur la ville assoupie. A l’entrée du Musée saharien, la photographie agrandie d’El-Hadj Mohammed Touhami, mort en 1968 à l’âge de cent trente ans, semble veiller à la pérennité des enceintes d’argile sur lesquelles le temps passe en vagues gracieuses, diaphanes.
Promenade attisée par le soleil maintenant inexorable. Les pores de la ville se dilatent encore plus, suintent d’une poisseuse exsudation. Il faut à tout prix trouver l’ombre qui délivre. Les cafés de Ouargla ont de belles terrasses couvertes de roseaux. Cela fait une ombre à claire-voie où le soleil tire des lignes droites. Un groupe de jeunes gens assis autour de Mouzaïa grenadine dans le café qui fait face aux Galeries algériennes commentent longuement dans un berbère qui m’est accessible le match de football ayant opposé la veille les équipes nationales algérienne et tunisienne.
On peut se déplacer dans un coup de vent, le corps et l’esprit éparpillés. Rouissat, Ech-Chott, Adjadja : petites localités autour de Ouargla. Terre poudrée de sel parmi le dessin écrasant des dunes. Seule une herbe naine, clairsemée, point d’entre les mottes de terre blanches de sel...
Vacillement. Effacement. Vie et paysages à la merci des biffures et des ruptures d’équilibre. Les dérives menacent à chaque pas. Il suffit qu’un vent se lève pour que le monde change de visage, transporte ailleurs ses bosses et déplace l’ombre de ses creux. C’est pourquoi on ne peut rien baliser et qu’on arrive à franchir, les yeux fermés, un bon millier de kilomètres.
Et voici le Géant Rouge.
La vastitude immémoriale du désert. Le sable nu qui s’amasse en dômes et en remparts éphémères, qui promène sous les vents sa tragédie de fossoyeur. Champ clos du silence et de l’aridité où se croisent, se heurtent ou s’avalent tant de mondes : le nomadisme et son champ de parcours qui s’amenuise, le tourisme ascendant et ses rallyes implacables.
Tamanrasset, la capitale, la ville captive du Géant Rouge, se façonne un nouveau visage : celui de l’hôtel Tahat. Fourmilière de touristes durant le jour, avec les voitures entassées comme un butin de ferraille. Passé une certaine heure du soir, l’hôtel devient un creuset insolite et triste où toutes races voyageuses et toutes conditions socioprofessionnelles (foreurs, cadres algériens, touristes milliardaires) fusionnent dans une communion d’alcools, dans l’atmosphère épaissie par les cigarettes. Des payes entières de foreurs se transforment en bières et pastis. Pour apprivoiser la vastitude, aplanir la superbe des massifs et se donner le courage d’affronter un monde sans femmes.
Le lendemain, levé tôt pour ingurgiter le plus de paysages possibles, on se croise dans les rues en Land Rover, se salue parfois et part consommer chacun de son côté une grosse tranche de Hoggar. Le Targui, lui, traqué par les tous-terrains, est refoulé vers les lieux inaccessibles et inhospitaliers qui seuls peuvent encore cacher sa nudité et sa honte aux yeux perforants des touristes. On l’aperçoit parfois au loin, ombre fantomatique, fuyante, expulsé du règne de la vitesse, tel un passeur déboussolé qui rame à contre-courant. Il est devenu comme le traquet, ce petit oiseau noir à tête et queue blanches, que l’on rencontre, solitaire, entre les rocs brûlés de l’Ahaggar. Aussi vulnérable et farouche, aussi rare et insaisissable. Ça, c’est pour le Targui courant ; car d’autres habitants de l’Ahaggar ont compris : ils ont répudié le sablier et la marche nonchalante des dromadaires. Ils trouvent que le temps va trop vite et qu’ils n’ont aucun intérêt à être en retard. Alors, ils ont appris à attendre au bord des pistes, avec leurs ballots, le passage des Toyota... Ils savent que la roue seule peut mener loin, là où l’abri et l’eau, le pain et le détergent acquièrent facilement un sens palpable. Mais ceux qui commandent aux quatre-roues ne font jamais rien par altruisme. Ils vous aident à franchir des kilomètres, assis et bien abrité, mais ce qu’ils réclament en retour est souvent d’une grande cruauté — une cruauté étrange qui n’affiche pas forcément sa couleur malfaisante ; c’est une cruauté qui dérange, qui trouble, qui met mal à l’aise, car vous n’arrivez pas à comprendre ce qu’elle requiert vraiment de vous. La lecture des livres pour touristes attise la folie des voyageurs, fait germer des quêtes déraisonnables. En outre, la lecture des livres pour touristes concourt à rendre les gens connaisseurs et d’une exigence technicienne : la loi des labels apparaît. Ainsi, lorsque certains émettent le désir de voir du Targui, ils espèrent secrètement (lorsqu’ils n’affichent pas leur exigence) que ce soit un Kel Ghella. Le dénuement a des noms différents, des gradations de patines...
Pérennité d’Ahaggar — lui toujours debout et immobile. Dans quelle attente ?
La lave des volcans, un jour immémorial, a coulé dans les pores de la terre. Et, la terre lessivée par les intempéries, la lave durcie dresse aujourd’hui ses tiges et ses bras multiples dans le silence du désert, ses aérolithes rescapés d’un naufrage cosmogonique. La terre travaillée par la chaleur ne livre plus aucune odeur, car ses excavations sont asséchées, ses vaisseaux sont exsangues, tout flux en eux est tari depuis un temps sans origine. La roche polie et vernie dit le repos de la mort, l’immobilité définitive — l’accomplissement d’une métamorphose radicale. Le temps aura beau passer, les saisons se féconder, les grands arbres minéraux ne peuvent plus rien recenser sur leurs bras pétrifiés — ils ne peuvent plus bruire, frissonner. D’autres arbres plus flexibles s’accrochent à la rocaille, secs, tannés, recroquevillés. Tiges écorcées comme des arêtes, feuilles en aiguilles agressives pour lutter (épines contre épines, escarres contre escarres) avec les éléments broyeurs. Tout ici mord et cisaille — depuis le sable ardent jusqu’aux lamelles de rocaille.
Nous avons pris la direction des falaises de Tamekrest. Amar Nedjm est un chauffeur expérimenté. Il connaît l’endroit où il faut emprunter la piste, celui où il faut rouler sur les rebords et l’endroit où il faut se tenir franchement à côté de la piste. Les pistes se croisent ou s’effacent, parfois à peine ébauchées. La référence essentielle pour Amar, c’est la couleur de la terre. Il sait qu’elle est blanche dans la direction de Tamekrest et marron ou brune ailleurs...
Mais s’orienter dans l’Ahaggar n’est pas une mince affaire. Malgré tout son savoir-faire et son flair de bête du désert, Amar s’est perdu il y a deux ans avec Hamid et Azzi, deux jeunes gens du Nord, sur le plateau de l’Amedghour. L’ « égaration » (comme l’appelle Amar) a duré douze jours. Maintenant Azzi et Hamid (qui est retourné à Alger et ne se trouve ici que le temps d’un court congé) ont le visage tanné et les gestes lents et précis des routiers. Dans le campement de fortune que nous avons établi à proximité de Tamekrest, ils ne dorment ni ne s’assoupissent. Toute la nuit ils ont attisé le feu en parlant de choses et d’autres. Amar Nedjm revient encore sur quelques détails de l’« égaration » ; il rappelle cette odeur épouvantable (due à la préparation de la graisse de dromadaire) qu’ils ont humée en s’approchant du campement où leur sauveteur, un vieux Targui qui n’a jamais posé les pieds à l’intérieur d’un véhicule, devait les conduire.
La lune est entourée d’une vaste auréole. Il paraît que cela a une signification précise.
Le feu somnole, inefficace. Le froid mord dans le dos. Je me réfugie dans la Land Rover, en quête d’une tiédeur relative. Le ciel semble un lac gelé piqué de petites étincelles. Les massifs se découpent dans une transparence fantomatique — ils forment une planète immatérielle, translucide et volatile.
La couverture ne suffit pas ; je me trémousse pour me réchauffer. Je m’emploie à aménager un vide dans ma tête pour y attirer le sommeil. Je tente de créer l’illusion que je me trouve dans ma chambre-bibliothèque d’Alger, en train de dormir chaudement dans l’odeur des insectes épinglés et des livres jaunis depuis longtemps. Les Almoravides sortent subrepticement d’entre les feuilles d’in-quarto ; ils extraient des volumes une grande quantité de matériel, ils improvisent en toute hâte un campement (je crois me rendre compte qu’ils ont beaucoup d’objets pneumatiques qu’il leur avait suffi de gonfler). Deux hommes s’approchent de moi (l’un d’eux ressemble à mon père), ils m’enveloppent d’une bure de laine et me montrent le pays du sommeil.
Je fais un rêve belliqueux. Je sème en implacable foudre de guerre la terreur dans mon appartement. La tête protégée d’un masque anti-peur, un rouleau interminable de cartouches ceinturant mon corps, je traque Ibn Toumert retranché dans l’une des quatre pièces de mon logement. Mais j’oublie plus d’une fois l’objet de mes embuscades pour arroser d’une rafale généreuse telle de mes filles s’annonçant derrière un battant de porte ou tel chat venant quémander la chaleur de mon édredon. J’écoute la pluie tomber dehors, mais mon oreille est trop sollicitée par les bruits de la maison : Ibn Toumert ne cesse d’aller et venir comme pour narguer ma vigilance, moi qui n’aspire qu’à une chose, qu’il se fasse oublier et me dispense ainsi de l’abattre. Je vois par intermittence son corps sec et musclé d’homme du désert se couler derrière les meubles. A la fin, il se plante gaillardement devant moi ; quelques poils sortant de ses narines tremblent d’indignation. J’appuie avec force sur la gâchette. J’ai épuisé le chargeur.
Ibn Toumert me considère avec dédain et me dit :
— C’est parce que tu es stérile que tu as des envies de meurtre. Tu veux me supprimer tout simplement pour n’avoir pas à parler de moi.
En plein Champs-Élysées, parmi des touristes nordiques et japonais, Ibn Toumert promène sa hargne dévote que le soleil de juillet rallume chaque fois qu’elle s’assoupit. Il est ébloui et multiplié, il est des milliers à la fois. Il descend à foulées nerveuses l’avenue large comme une hamada et se retrouve tout à coup face à la Maison du Danemark. Femmes blondes dénudées, offertes au désir telles des proies. La morale du monde s’est liquéfiée. L’image, réprouvée par Dieu, triomphe ici de tous les signes. L’Enfer a planté ses ténèbres en plein quotidien des hommes, dans les chatoiements polychromes qui aveuglent au lieu d’éclairer. Quelle rutilance de couleurs, d’horreurs et de tentations ! Que de femmes lâchées sur le monde comme des tigresses altérées de sang et de scandale ! Comment les peuples peuvent-ils vivre en paix avec une telle dynamite dans la rue ? Le bâton noueux d’olivier aura beau s’abattre et meurtrir, comme au temps de Bejaia la Hammadide déliquescente, il n’arrivera jamais à redresser cette civilisation du péché. C’est un autre Déluge qu’il faudrait, un Déluge qui commencerait par fracasser le perfide esquif de Noé pour enrayer toute chance de salut. Car nul être, bête ou homme, ne mérite d’échapper à l’enlisement.
Dieu est sans doute décédé — à moins qu’il n’ait été lui aussi gagné à la mollesse des stupres. Mais n’a-t-il pas été plutôt détrôné par Satan qui cultive désormais en maître sur la planète des Sodome et des Gomorrhe ? Onan est réhabilité, il narre devant l’humanité ses ignominieuses prouesses. Tous les travers de l’esprit, toutes les tares de la conduite, toutes les pratiques inavouables sont ici affichés et célébrés. On leur élève des idoles comme chez les anthropomorphistes d’avant le triomphe de la Foi.
Grouillement des Champs-Élysées. Agressivité du corps dénudé par la publicité, le commerce et le spectacle. Les affiches assènent leurs coups traîtres et cuisants. Joy, Emmanuelle et d’autres offres plus déshabillantes. Ibn Toumert sent le doute l’entamer, il invoque la Foi préservatrice ; mais il perçoit son édifice intérieur vaciller comme une poutre pourrie sous la pression du combat qui se livre en lui, inexorable. Ibn Toumert sent sa tête s’engourdir, son corps lentement se réveiller, se hérisser d’épines sacrilèges. Il passe comme une ombre controversée, écartelée entre désir et rétention, parmi les fesses placardées et celles qui sillonnent le boulevard.
Dieu a-t-il donc abdiqué ? L’imam intemporel ne voit pas clair, il n’arrive à rétablir l’ordre ni dans sa tête ni dans ses sens. Où est passée cette force inébranlable qui l’arma et le soutint jadis contre les monarques et les bandits, contre les dévoyés de tous bords et les irréductibles impénitents ?
« Les Blancs arrivent... tremble la République » et autres graffiti de métro (car Ibn Toumert a pris le métro) n’arrivent pas à l’intéresser parce que au-dessus de sa compréhension. « Pour votre tranquillité, les spectacles et les quêtes sont interdits. Ne les encouragez pas. » « Les Nègres sont la honte de la France. » « Nègres, Bougnouls, Viets = Choléra. » « M. Prin, éleveur, utilise Pal. »
Bruits furieux de mille activités et mouvements. Ibn Toumert ne porte pas de walkman.
Métro anonyme où s’insinue un semblant de fraîcheur comme lorsque la nuit de janvier descend lentement sur le désert. Entrailles sombres de la ville libertaire, face voilée où interfèrent les différences. Turc. Arabe. Berbère. Laotien. Les langues se délient dans la pénombre.
Et Ibn Toumert, éperdu, se mit à psalmodier une sourate qui l’amende.
Ibn Toumert pénètre furtivement dans un petit jardin bien propre et clôturé, à proximité de l’imposante mosquée des infidèles avec son minaret anguleux, affilé avec art mais sans douceur. Le Quartier latin n’est pas loin. Il y a des couples enlacés sur les bancs verts du jardinet, mais Ibn Toumert est devenu précautionneux, il sait que le monde est sens dessus dessous, que la pudeur et l’opprobre ont interverti leurs places ; il se contient sagement d’exhiber son gourdin d’olivier qui a traversé les siècles avec lui. Il s’arrête, interloqué, devant une statue quelque peu fantaisiste qui ressemble aux travaux mal dégrossis des anthropomorphistes malhabiles, une statue qui porte sur son socle : Hommage à Guillaume Apollinaire.
Les parcs publics sont accueillants. Même s’ils sont peuplés de couples indélicats qui mettent votre pudeur à rude épreuve. Même s’ils ont des visages impassibles, des arbres dénués de sève et de bruissements. (Mais n’est-ce déjà pas un miracle de contempler tant de verdure ? Ibn Toumert parfois croit rêver, il se demande s’il n’est pas tout simplement en présence de ces arbres du Paradis dont une bonne monture lancée au galop mettrait des jours à franchir l’ombre. Et cette eau — le don le plus parcimonieux de Dieu — qui gicle ruineusement vers le ciel !) Tant de prodigalité l’exaspère ; il préfère visiter d’autres quartiers, à la recherche de ses compatriotes dont il sait qu’ils ont délaissé leur contrée, poussés brutalement par l’Histoire vers cet antre nazaréen où Satan règne sans rival.
Il les retrouve sans peine. Ils sont nombreux à s’affairer à Barbès, à la Goutte-d’Or où le Maghreb et l’Afrique imposent leurs rythmes (Aït-Menguelat, Lemchaheb, Manu Dibango : Ibn Toumert se recycle et parfait sa culture générale), leurs couleurs, leurs tatouages. Mais ils savent que cet air du pays est trompeur, qu’il suffit de marcher dix minutes ou un quart d’heure pour quitter la serre du microcosme et retrouver le froid d’à côté, pour que l’exil reprenne son nom et sa dureté. Car être immigré, ce n’est pas vivre dans un pays qui n’est pas le sien, c’est vivre dans un non-lieu, c’est vivre hors des territoires. Cela, Ibn Toumert l’a bien compris, lui qui se retrouve déboussolé, expulsé sans recours, assis entre deux passeports, usant ses semelles imamales entre Air Algérie et Royal Air Maroc.
Au Bejaia Club, en ce samedi après-midi, on s’emploie à oublier la rigueur de la semaine écoulée, la dictature du métro et des chaînes de montage. On danse (oui, hommes et femmes mêlés, comme les impudiques Nazaréens) sur les airs du pays, car pour beaucoup le pays se rapproche. Il est là, au bout de formalités douanières lors desquelles il suffit de faire le dos rond, au bout d’un vol libérateur, au bout d’autres formalités douanières — et l’on respire enfin l’air de la terre natale, avec ses effluves de fumier, de thym, d’argile limoneuse. Le pays est là, au bout d’une pensée ; et l’on s’affaire, l’air gauche, avec la valise insatiable, la valise lourde et encombrante qui retient dans son gros ventre les économies de trois années. Les choses ont changé au pays : les membres de la famille ne peuvent plus, comme avant, se contenter qui d’un modeste vêtement, qui d’une symbolique savonnette. Ceux qui attendent les cadeaux possèdent désormais des exigences. Un vieux parent d’Ibn Toumert (descendant de la seizième génération), parvenu au seuil de la retraite, ne vient-il pas de recevoir une lettre lui demandant de rapporter à son retour du tissu Paméla ?
Le cauchemar mirifique du mahdi catapulté ne connaîtra pas de fin car la Cité de la Ruine n’a pas de frontières ; aucune muraille ne la ceint, aucun champ n’en délimite les bâtisses. Les quartiers succèdent aux quartiers ; des feux scintillent, répétitifs ; les vrombissements se relaient. Dieu a déversé ici des fourmilières, mais il a dressé entre chaque homme et son prochain un mur hermétique de béton. Babel, Sodome et Gomorrhe n’auraient-elles été que des entreprises d’amateurs, des initiatives d’oisifs peu doués ?
Les regards ne se fixent jamais avec la clarté de l’innocence, ils foudroient puis se dérobent, chargés d’une colère assassine. Les semelles se disputent âprement les empans de béton. Ibn Toumert, malgré sa fureur, ne peut réprimer une grande pitié pour cette humanité pullulante, cette humanité tumultueuse faite pour se connaître et se fortifier mais qui s’emmure dans une solitude qui n’a même pas les avantages du silence. Les êtres se coudoient sans se voir et, le soir, chacun regagnera son alvéole capitonnée. Il n’y aura pas de palabres au coin du feu, d’échanges sur les expériences du jour ; il n’y aura pas de prière commune. Chacun mijotera entre quatre murs la solitude du lendemain.
Ibn Toumert n’essaie même pas d’évaluer ce qu’il faudra de luttes et de ferveur pieuse pour réorienter sur le Chemin cette planète d’impiété, cette humanité enlisée dans l’ignominie et la perdition. Il a des soucis plus instants. Il veut simplement rester en vie le plus longtemps possible — car il sait que le mouvement peut le happer, la lumière le calciner, les couleurs manger sa rétine, les hommes l’étriper sans façon — afin de contempler cet Enfer trépidant où les fils d’Adam se rencontrent sans se saluer, où la femme dénude ses appas, où le désir coupable et toutes les hontes se prélassent en maîtres dans la rue. Il veut aller jusqu’au bout comme lorsqu’on appelle la mort à force d’endurer la souffrance ; il veut — lui qui avait quitté la terre avec la conviction lénifiante que la Foi transgresserait les frontières, enjamberait les montagnes, franchirait les océans pour cimenter les hommes entre eux — emporter avec lui l’image irréfutable de l’Effondrement consommé.
Ibn Toumert a dérivé comme une épave. Il atterrit, dans la nuit illuminée comme un mirage, parmi des compatriotes comme lui décentrés. Troquet miteux du XIX e arrondissement qui, à partir d’une heure du matin, après le trop-plein de boisson, s’élargit aux dimensions mêmes du pays que chacun porte dans sa tête : la langue maternelle se délie, se déploie sans complexe. On plaisante, on pleure, on vitupère. On évoque les souvenirs qui aident à vivre, les personnes chères laissées là-bas. Le bar se remplit de soleil, des chemins verts des transhumances, de baignades dans l’oued printanier, des belles qui dévoilent leurs tatouages.
A l’approche de deux heures, le patron, mi-autoritaire, mi-conciliant, jette ses clients dans la rue, car il connaît les moments de descente de la police. Il possède une poigne convaincante mais se montre plein d’égards pour la personne à la fois vénérable et chétive du mahdi des Almohades.
Ibn Toumert sort en titubant, bourré d’alcool, de ressentiment et de nostalgie. Il lance à la nuit féerique, à la ville rutilante et dépravée, à l’humanité larvaire et criminelle des imprécations archaïques.
Il rue comme un forcené pour quitter la prison de ma tête.
J’ai une admiration sans retenue pour la vigilance d’Ibn Toumert. Il arrive souvent que le mahdi fondateur m’échappe, profitant de mon surmenage ou d’une distraction salutaire pour briser les verrous de ma tête et partir sillonner en découvreur les rapides traîtres du futur. On dirait que ses narines dévotes avaient un besoin tout particulier des miasmes des dépotoirs futuristes et des dépravations civilisées. L’imam connaît des choses surprenantes : la thérapeutique de groupe, la communication politique, la vitesse de la lumière, le principe du multiplex.
II
Les Almoravides y sont-ils pour quelque chose ? Le désert m’envahit. Me transborde dans ses errances malléables.
L’Arabie. A des siècles d’écart. Le même Dieu dépeupleur. Évanouies dans la célérité du temps la foi intransigeante et la superbe tranquille des chameaux. Magnificence du pétrole : Djedda rutile sous les néons. De la première prière de l’aube jusqu’à une heure très tardive qu’effleure enfin un rêve fugitif de fraîcheur, les pèlerins et les bagnoles s’alignent dans le sens inverse de la foi. Malgré la largeur des boulevards, malgré ces étendues de sable à perte de vue que Dieu a créées pour faire sentir à l’homme sa nullité, les mécaniques roulantes s’entassent comme des troupeaux piaffants. Presque autant d’échangeurs qu’à New York, pourtant. Dieu rapproche les hommes et les mondes par le miracle de ses richesses. Il abolit les distances et les écarts par la percée des pipe-lines.
Ne blâmez pas le temps, car le temps c’est Dieu.
Le hadith s’arrête, bloqué dans la prophétie fourvoyée. Sanyo. Mercedes. Parasols multicolores des pèlerins. Sermon abrupt de Arafat. Miracle contre microprocesseurs : combat perdu d’avance par Dieu qui doit errer quelque part, dans l’informulé du désert.
Mohammed ibn Toumert était venu ici en 1108 (an 501 de l’Hégire) ; il y provoqua des troubles par sa conduite puritaine et répressive qui mit la ville sens dessus dessous. Avant de devenir mahdi des Almohades, Ibn Toumert était un simple et incorrigible agitateur qui encourut ou reçut maintes fois la bastonnade et eut maille à partir avec les forces de l’ordre de toutes les contrées d’Islam.
En dehors de la ville, sable partout et ceintures noires de goudron. Les paysages peuvent sans incidence s’interchanger. D’ailleurs, la nudité du désert n’étant qu’un simple élément de description (ou de méditation), on pourrait très bien la remplacer par la côte d’Azeffoun (Alg.), par exemple, à cet endroit attenant à un relais touristique où une rangée de pins serrés forme un rideau devant la mer. On a de très fortes chances d’y trouver, attablé sur la terrasse en forme d’esplanade, un vieux pèlerin qui était parti à la Maison de Dieu et en était revenu tout ébranlé. Ce qui l’avait marqué pour toujours, c’étaient le voyage, la somptuosité de l’avion et ces repas pris entre ciel et terre. Quant aux lieux saints eux-mêmes...
— Notre pays est mille fois plus beau, mille fois plus généreux. A deux pas de la Maison de Dieu, les marchands t’enlèvent trois grains de raisin de la balance parce qu’ils excèdent le poids. On m’a raconté que les premiers cavaliers arabes arrivant en Afrique du Nord se sont écriés : Voici le Paradis que le Livre a promis aux plus méritants d’entre nous.
Mais Djedda n’a été qu’un passage, un désert arrimé, strié d’électricité et de goudron. Le paysage n’est qu’un territoire de nudité et de soifs successives. Chaleur pressurante et vacillement de l’air bouillant. Tout l’hélium de la galaxie se déverse ici en cataractes. De temps à autre l’air manque et l’on se débat comme un noyé dans une vision de sable qui n’en finit pas. Quand la ville elle-même s’effritera-t-elle pour rejoindre enfin la roche moulue — seule éternité des lieux ? Le chauffeur ne prononce pas une syllabe. D’hermétiques lunettes noires cachent pour nous ce que la nudité du paysage — ou la majesté quelque peu monstrueuse de l’aéroport — lui inspire.
A l’aéroport, il n’y a même pas d’annonce sonore des départs. Les choses sont censées être aussi claires qu’au siècle — XIV de la .
L’Arabie juste évoquée. L’Arabie juste traversée. On ne s’arrête pas sur des plaques chauffantes, dans les espaces anéantissants où la mort seule peut tenir lieu d’horizon. L’Arabie n’est que dans la tête, dans les itinéraires immobiles. Comme lorsqu’on voyage dans une musique.
J’imagine l’enfant rêvant de La Mecque. Son désir de la connaître devient si fort que son imagination l’enlève et qu’il se retrouve voguant dans la migration des hirondelles. Sa mère lui a toujours dit que c’est vers la Maison de Dieu que les hirondelles se dirigent lorsqu’elle s disparaissent en automne. L’enfant se sent très heureux. Ses vœux prennent corps dans le réel à peine dessinés dans sa tête. Quand il était plus petit encore, il rêvait d’un pouvoir qui lui permettrait de se rendre invisible chaque fois qu’il le désirerait et de voyager ainsi sans bourse délier pour n’importe quelle destination. Et il voyagea longtemps. Jusqu’à ce que son corps (pas sa tête) devînt adulte. Il se prit alors à s’interroger sur le bien-fondé de ses voyages. Les villes et les espaces en général ne présentaient aucun intérêt pour lui. Des rues, des places, des jardins, des immeubles se superposaient dans sa mémoire comme des strates. Puis, un jour, tout s’embrouillait et s’abîmait en un effroyable effondrement. Sa tête n’était qu’un désert de plâtras dans lequel il tentait désespérément d’acclimater des paysages. A travers les vitres des trains, les hublots des avions, il regardait surtout les arbres et le corps souvent mamelonné des champs. Il pensait que la nature est une infatigable meurtrière, une infatigable génitrice. Parfois, une personne entr’aperçue pendant une fraction de seconde persistait dans son esprit avec la ténacité des souvenirs douloureux.
Le désir d’Arabie, seul, avait refusé de périr. L’enfant savait, entre autres choses, que le henné est plante d’Arabie, que le benjoin est parfum d’Arabie. Tout ce qui vient de là-bas colore, parfume ou guérit. C’est pour cela que l’enfant rêvait d’y aller dans la migration des hirondelles, au moment où leurs volutes sidérales se perdent dans le fluide du ciel.
La Mecque était née autour d’un kanoun où de grosses bûches se plaignaient, versant parfois de vraies petites larmes qui se mettaient à écumer. Le vent dehors faisait se prosterner les arbres et passait sur leurs têtes en sifflant. L’enfant regardait les flammes jaunes, rêvant d’un feu immortel qui prendrait possession du monde. Il rêvait très fort de cela car il savait que tout à l’heure, lorsqu’il sortirait pour pisser, il recevrait sur le dos de grosses gouttes de pluie et que le vent passerait dans ses cheveux ses doigts informes mais brutaux.
C’est dans ces moments-là, lorsque le vent arrivait au faîte de son ululement, que la mère se mettait à parler de La Mecque en commençant par évoquer ce parent parti jadis en pèlerinage à dos de chameau en traversant des pays étranges et des déserts sans fin où le soleil descendait si bas qu’il venait effleurer les crânes de ses flammèches aiguës. On avait beau se couvrir la tête, empiler dessus des chiffons, elle se mettait à bouillir comme si elle était plongée dans un brasero : les oreilles percevaient des bruits inédits, les yeux voyaient des choses insensées. Il était difficile de savoir si l’on était en état de rêve ou d’éveil. Puis, un jour, inévitablement, les intestins se déréglaient : une diarrhée épouvantable s’emparait des pèlerins. Ceux-ci avaient dans leurs besaces des outres remplies de poudre de caroube. Mais le mal était trop coriace ; les hommes se vidaient lentement et, au bout d’une semaine ou deux, ils ressemblaient à des squelettes recouverts d’une fine écorce charnelle. C’étaient de vrais fantômes drapés dans des linceuls qui se dirigeaient vers la Maison de Dieu ; ils n’avaient même pas assez de force pour donner des ordres à leurs montures.
L’ancêtre pèlerin avait raconté tout cela à la mère qui était alors une petite fille qu’il chérissait. Il était presque aveugle et il la promenait dans les champs ; parfois il butait contre des obstacles qu’il n’avait pas vus. Il était d’une grande faiblesse et c’était la fillette qui lui tenait la main pour l’aider à escalader les monticules. Elle savait déjà que ce vieillard avait été très fort, qu’il avait fait des chasses mémorables, qu’il s’était battu corps à corps avec un sanglier blessé.
L’ancêtre avait relaté ce pèlerinage qui fut le plus grand échec de sa vie, car la pérégrination avait été tellement longue et éprouvante que lorsque les pèlerins arrivèrent à Djedda, tout près du but de leur voyage, ils apprirent que la période du hadjdj était passée. Il fallait rester sur place une année et attendre le pèlerinage suivant. Comment l’ancêtre vécut-il durant toute cette période ? Quel genre d’activité exerça-t-il ? Il ne le révéla jamais à personne, pas plus qu’il ne dit mot sur ceux de ses compagnons pèlerins qui étaient restés là-bas (vivants ou morts ?) pour toujours.
Lorsque la mère se prenait à raconter tout cela, l’enfant se sentait comme un lapin, au chaud dans son terrier bien rembourré. Le vent dehors malmenait les arbres pleurards, lançait de minuscules projectiles sur les tuiles. L’enfant rêvait du soleil d’Arabie, de ses chameaux nonchalants. Ce qui faisait le trait d’union entre l’Arabie et lui, c’étaient les hirondelles dans leur période de migration. Il rêvait d’aller avec elles, car il était convaincu qu’il ne pouvait pas trouver de guide plus sûr. C’est d’ailleurs ce que l’ancêtre pèlerin aurait dû faire pour être certain d’arriver à temps. L’enfant pensait quand même aux déserts à traverser, au soleil qui grille la peau, aux diarrhées qui dessèchent le corps. Mais il n’avait pas peur des épreuves. D’ailleurs, quelque chose de supérieur, quelque chose qui déjouait toutes les hostilités de la nature accompagnait les pèlerins dans leur itinéraire. L’enfant en était convaincu. Les peines du voyage ne constituaient qu’un test auquel tout homme de foi se devait de répondre. L’enfant ne se sentait pas seulement capable d’affronter l’épreuve, il était volontaire pour le faire. Une foi irradiante l’habitait, l’illuminait de l’intérieur : il était capable de prodiges.
Une grande force, inébranlable mais sereine, s’installait en lui lorsque la mère, au beau milieu de son récit, abandonnait l’itinéraire de l’ancêtre pour entonner de très beaux hymnes à la gloire de Dieu ou du Prophète. L’enfant aimait par-dessus tout celui-ci :
Un matin je pris pied
sur le navire cahotant,
déchiquetant les brumes,
découpant la vague en deux.
A la Kaaba aux murailles sacrées
ô mon Dieu conduis-moi.
Prophète, j’invoque ton nom,
délivre mon cœur oppressé.
Avant que la mère cessât de chanter, l’enfant se sentait déjà parti. Il était sur des routes torrides avec le soleil qui frappait comme un maillet. Il ne voyait pas grand-chose : l’air papillotant soulignait l’horizon d’un trait fondu. Le dromadaire, cet animal déroutant : il était monté sur un dromadaire et il bringuebalait sur son dos inconfortable, en s’accrochant de temps à autre à la bosse pour ne pas être versé. Une fois il glissa sans s’en rendre compte et se retrouva juché précairement sur le garrot de la bête. Avec l’étendue uniforme, avec la lumière sableuse formant un voile qui rendait le désert sans horizon, on ne pouvait rien faire d’autre que chanter. Pour vaincre une durée suspendue dans une congestion mortelle. Le jour et la nuit se relayaient à des périodicités inhabituelles ; ils se brouillaient parfois ou coexistaient dans les têtes. Car, au désert, les yeux sont inutiles, la tête seule accueillait l’égouttement des minutes, la lame acérée des couleurs, le poids des lumières crues, les tisons de l’air incendié. Lumière limpide des matins versée comme une eau sur le sable. Rougeur des soirs inhabités où aucun oiseau ne traversait l’air, où aucune stridulation d’insecte ne transformait l’ombre en musique. L’incendie qui avait ravagé la terre persistait maintenant dans le ciel sous forme d’auréoles rougeoyantes.
L’enfant savait que le désert redevenait vide dès que le soleil s’en retirait, ayant consumé tous les bruits et calciné le moindre insecte. Mais il ne tarda pas à se rappeler les gros sauriens des sables qui se terraient sournoisement, attendant de porter la mort quand un homme ou une bête passait. Le désert n’est pas dénué d’embuscades, il ne faut surtout pas se fier à sa quiétude toute de perfidie.
L’enfant continuait de rêvasser sur son dromadaire tandis que la mère maintenant avait cessé de chanter et revenait à la narration du voyage de l’ancêtre pèlerin. L’enfant percevait confusément les choses et les paroles : il ne savait pas très bien si c’était de lui qu’il s’agissait ou de l’ancêtre, si c’était lui qui vivait les événements ou s’il les regardait simplement se dérouler devant lui, extérieurs à lui. Puis il vit le désert comme il ne l’avait jamais vu jusque-là : une sorte de trou immense avec le soleil tout au bout. Il s’y engouffra en boulant pendant qu’il entendait distinctement les chameaux rire derrière lui. Il fit des efforts pour se retourner, il forçait ses paupières à se desceller. Mais le sommeil l’avait déjà terrassé.
On ne pouvait pourtant pas dire que l’enfant ne se plaisait pas chez lui. La petite cour de la maison était coiffée d’une tonnelle dont les oiseaux en été venaient picorer le grain doré. Cependant l’enfant préférait le figuier qui poussait tout seul, à l’écart. Il en avait fait un poste de guet. Une bifurcation, presque au sommet, lui servait de siège. Il pouvait non seulement se jucher, mais caler son dos et même s’endormir — si d’aventure il l’avait désiré. Mais l’enfant ne dormait jamais sur l’arbre. Chaque fois qu’il s’apprêtait à l’escalader, il devenait tout excité. Il craignait que sa mère ne surgît à l’instant et ne le forçât à descendre. Son excitation, cependant, ne venait pas de là : l’enfant était surtout ému en pensant à tout ce qui pouvait lui arriver sur l’arbre, à tous les paysages inaccessibles, à tous les itinéraires merveilleux dont la possibilité pouvait soudain s’offrir à lui dès lors qu’il s’arrachait au sol. Au tout début, il pensait qu’en se rapprochant à ce point du ciel il parviendrait à prendre le vol. Mais il avait fini par rire de lui-même : on ne vole pas aussi facilement, et puis l’arbre n’était pas si haut.
L’enfant se rendait compte que tout ce qu’il pouvait espérer, c’était regarder des choses réelles qu’il n’avait jamais pu voir à terre. L’arbre élargissait considérablement son horizon. C’est à partir de cette hune, de ce poste d’observation qu’il découvrit le monde lointain, au-delà des propriétés du village qu’il connaissait en partie pour avoir accompagné des bergers. Ce monde est un monde de hautes montagnes qui ceinturaient le village de toutes parts. Elles étaient approximativement de même altitude, mais elles n’offraient pas la même physionomie. Du côté où le soleil se couche, la montagne était recouverte d’arbres serrés, tressés comme les roseaux d’une clôture. Du côté où le soleil se lève, elle présentait des flancs quasi nus, parcourus de rides profondes. C’était de ce côté-ci que l’enfant aimait regarder. Comme il montait sur l’arbre vers le soir, il n’avait pas le soleil dans les yeux. Mais la raison profonde de cette orientation était ailleurs : l’enfant savait que l’Arabie se trouvait de ce côté-ci, car c’était vers ce côté que sa mère dirigeait son visage lorsqu’elle accomplissait ses prières. Le pays du désert sans fin, des chameaux sobres et indolents, le pays des miracles quotidiens devait se trouver juste derrière la montagne. Autrement, comment les fragiles hirondelles auraient-elles pu s’y rendre ? Quand l’enfant évoquait les hirondelles, il y associait des tas de choses qui ne devaient rien avoir de commun : il songeait à un ciel très rouge comme émergeant d’un incendie ; il songeait à un vieillard aveugle parti pour un pays lointain dont il ne reviendrait peut-être jamais ; il songeait même à une tasse de café fumant dans la douceur du jour qui décline — sans doute à cause de cette très belle hirondelle aux ailes bleues qui ornait les paquets de café...
Mais la chose la plus importante pour lui était le moyen de partir. Il savait que la seule possibilité de départ était contenue dans sa tête. C’était pour cela qu’il fermait les yeux pour mieux s’arracher au village, pour que sa tête fonctionnât sans contraintes. Au début, la tête lui tournait à force de laborieuse concentration, il voyait à l’intérieur de ses paupières serrées de petits astres rouges ou verts qui s’éloignaient de lui à toute vitesse. Il relâchait un peu ses paupières et le vertige cessait...
Maintenant, il devait être en plein ciel, avec des frouements tout autour qu’il attribuait aux hirondelles. Il ne pouvait pas ouvrir les yeux, car alors il choirait d’une hauteur incommensurable. Il se demandait juste de temps à autre pourquoi il n’avait pas, à l’image de l’ancêtre pèlerin, emprunté une route terrestre.
C’est ainsi que je parvins en Arabie. Novembre 1982. J’avais vingt-huit ans. L’âge — sans doute — d’Ibn Toumert lorsque celui-ci y débarqua plus de huit siècles plus tôt. En route pour le Hedjaz et pour Aden, il convenait que j’arrive à déterminer qui m’habitait réellement : Ibn Toumert ou Rimbaud ? Ils s’emmêlent comme deux ombres jumelles quand le soleil martèle trop fort. Je connais mieux le visage de Rimbaud, les itinéraires d’Ibn Toumert me sont plus familiers. Tous deux voulurent changer le monde et vinrent dans ces contrées où la prophétie avait tonné dans le soleil absolu, un soleil qui moud la roche et rend l’esprit aérien. Ont-ils découvert ici quelque chose ? Car c’est malheureusement une contrée où rien ne pèse assez fort pour laisser une trace sur le sol que les vents façonnent. La seule stratégie efficace sur cette planète inamovible est une stratégie d’usure qui exclut le temps de ses données. Le tout est d’attendre. Patiemment. Que la verdure un jour rapplique et submerge le squelette de l’Arabie.
Je regarde longuement le sable sans fin — jusqu’à me calciner la cornée. Et, tout à coup, le désert cesse d’être en face et autour, il gagne les membres et la tête, y installe une folie sourde, des désirs déconcertants. Des envies de conquête se lèvent : marcher sur les terres d’opulence et les rendre à la nudité première, partir à l’assaut des montagnes pour leur rabattre la crête et leur apprendre l’humilité. Toutes haussières rompues, la tête s’ébranle et gagne le large pour de gigantesques abordages. C’est ainsi que le feu de la prophétie doit commencer à se manifester.
Les avions à Djedda sont aussi nombreux que des libellules sur un marais printanier. Ils atterrissent dans un bruit infernal que le silence du désert happe puis relance en l’amplifiant. Passage des heures dans une indifférence qui meurtrit. Cette terre est-elle une terre d’attente ou une terre d’éternité ? Tout ici n’est-il qu’incarnation, figures impalpables qu’on peut voir sans jamais rêver de les toucher — comme les tableaux faits simplement pour les yeux ? Négation froide du corps et de tout ce qui s’y agite de troublant et de charnel. Réfutation de tout frémissement périssable. Monde coupé en deux, avec la tête d’un côté, les viscères et les humeurs de l’autre. Comme ces bus cloisonnés qui circulent dans la ville, avec un compartiment pour les hommes et un compartiment pour les femmes. Comment peut-on désirer sur une terre de grave nudité, dans le jour aveuglant des révélations ? La rectitude des prophéties n’admet aucune dispersion, aucune rupture d’intégrité. Tout ce qui est fragile ou rétif, tout ce qui s’humecte ou se contracte est balayé sans ménagement par ce temps qui pulvérise les roches, qui célèbre dans sa pesanteur la seule parole non périssable. Je comprends ce que viennent chercher ici les hommes : l’accomplissement de leur désir d’obéissance, des entraves qui les aideraient à vivre dans le chemin de la sujétion, hors de toutes les tentations et de toutes les douleurs de la liberté. Ils viennent glorifier l’impérissable pour se sentir anéantis un peu plus.
Dans le car qui m’éloigne de l’aéroport (ou qui m’y ramène ? le sens des parcours ici n’existe pas), je regarde, à travers les rideaux jaunes qui s’échinent à filtrer le soleil, des centaines ou des milliers de Noirs ayant accompli le pèlerinage et attendant depuis des semaines un miraculeux avion qui les ramènerait vers l’Afrique. Peuple anémié, tassé à proximité de l’aéroport, dans l’indifférence d’une contrée jadis touchée par le miracle de l’altruisme. Ils attendent, insectes desséchés par la chaleur, avec leurs antennes hésitantes qui bougent ; ils attendent parmi leurs ballots et leurs ustensiles. Ils ont quand même un regard, ils ont une ouïe affûtée par la faim. Mais les Mercedes piaffantes ne sont pas pour eux, le pétrole convertible en bien-être qui sourd sous la terre élue n’est pas pour eux. Pour eux seulement la foi qui fait traverser des continents. Des femmes encore jeunes mais qui n’ont aucune féminité bougent parfois comme des bêtes harcelées par les mouches. Des hommes plus immobiles, insensibles, eux, aux piqûres, décidés à prendre place dans le rang bienheureux des ballots. Osent-ils, quand le besoin se fait trop fort, chier sur cette terre élue ? Oiseaux migrateurs auxquels une saison impérieuse a soufflé ce départ vers Dieu. Ils me rappellent les hirondelles. Mais ils n’ont ni leur prestance ni leur beauté. Des hirondelles aux ailes brisées comme j’en trouvais, enfant, déjà entamées par les fourmis ou d’autres disséqueurs nécrophages.
Je tente parfois d’imaginer les pérégrinations des pèlerins comme une histoire d’amour fougueux ou comme une histoire de combat dans les arènes conçues par Dieu. Ces pèlerins noirs entassés dans l’attente du seul vrai miracle — celui de l’aérodynamique — ont-ils échappé aux bêtes fauves du péché ou Dieu pointera-t-il dans un instant son pouce justicier vers le sol ? Les Noirs bougent parmi leurs ballots comme des gladiateurs terrassés. Leurs yeux ne regardent pas en haut. Le doigt divin ne les préoccupe pas. Seul a de l’importance pour eux le vrombissement des avions.
L’image de l’ancêtre pèlerin me traverse. Est-il resté, lui aussi, étendu là toute une année, comme une bête à l’agonie incapable d’agiter ses flancs pour chasser les mouches harcelantes ? Je ne pense pas cela de lui. Il était, aux dires de ma mère, un intransigeant et un dur à cuire qui ne s’était jamais soumis à la loi de la faim ou des autres injustices et calamités répandues sur le pays à son époque. Elle l’a connu vieillard chancelant sur de maigres jambes de criquet, mais d’autres lui ont raconté les jours turbulents de sa jeunesse. L’ancêtre pèlerin était déjà âgé lorsqu’il se rendit aux lieux saints, mais il n’était pas pour autant homme à rester couché sur le sable, face à quelque mirobolant caravansérail qui était l’ancêtre du mirobolant aéroport. Il avait, comme tout Berbère respectable, le sang bouillant, la main prête à s’élancer pour agripper ou cogner. Je me plais à imaginer qu’il avait levé une bande de concussionnaires afin de soumettre à rude épreuve ce pays qui s’est dérobé à lui au terme d’un voyage parsemé d’indicibles souffrances. Sa piété s’était muée soudain en hargne et en razzia.
Ne fut-ce pas pour cela que l’ancêtre ne souffla jamais mot de son séjour en Terre sainte ? Il porta avec indifférence le titre de hadjdj que le village lui décerna, ne s’en prévalut jamais ou n’en fit la moindre ostentation. Ses contemporains pensèrent qu’il était entré en période de grande humilité après une jeunesse dissipée. Cela le rehaussa dans leur estime ; ils lui confectionnèrent une sorte d’aura de sainteté — surtout en ses jours finissants de vieillard presque aveugle et silencieux qui n’élevait jamais la voix devant les plus humbles, ne se plaignait jamais de quoi que ce fût.
Mais son mutisme venait-il d’ailleurs ? Quel besoin avait-il de parler, retour de cette terre cruelle où le soleil et le temps compressent l’homme et le malaxent jusqu’à en faire une bouche de glaise consentante, un ver rampant sur le sable où il n’imprime nulle trace, parce que rien n’est digne d’être imprimé hormis la Parole impérissable ? L’ancêtre était revenu au pays natal, retrouvant la majesté des oliviers et la fraîcheur des collines, il avait renoué avec la verdure et les printemps fourmillants de la plaine. Il s’était sans doute demandé ce qui lui avait pris de partir vers cet enfer inexorable dont les habitants se virent obligés d’inventer une prophétie pour continuer à vivre là. Ainsi, il devint aphone. Il dit un jour à ma mère que les oiseaux parlaient pour lui, que les cigales criaient pour lui, que les criquets chantaient pour lui et qu’il n’avait plus rien à ajouter à tout cela.
Voyager : dans le temps, dans l’espace, dans la tête. Ne concevoir le pèlerinage que comme un arrachement/propulsion, que comme l’élongation d’une tête incapable de rester en place, qui quémande le soleil d’Arabie pour la faire décoller et l’anéantir. Avant que les pèlerins ne partent de certains villages du Maghreb, ils s’inquiètent d’abord de rendre visite à leurs proches comme pour un voyage sans retour. Ils quémandent le pardon pour leurs péchés et leurs écarts, et les gens le leur accordent comme on accorde le pardon aux morts.
J’aurais tant aimé avoir pour un voyage pareil la tête vibrante et vierge de l’ancêtre ; j’aurais aimé qu’Ibn Toumert m’accompagne non pas comme un livre à écrire, non pas comme une odeur pisseuse de vieille documentation, mais comme un sang incontinent qui me pousse à défier le soleil, qui me bourre d’astuces guerrières lorsque le désert m’encercle de ses pièges. J’aurais aimé qu’Ibn Toumert campe si souverainement en moi que le soleil soudain puisse acquérir entre mes doigts toutes les vertus du liquide. J’aurais voulu que ma tête se remplisse de symboles pour que tout ce qui coule, sable ou eau, se confonde, pour que tout ce qui meurtrit purifie. Mais l’ancêtre n’est pas à mes côtés, n’a jamais été à mes côtés, ne sera jamais à mes côtés. Il n’est qu’une idée lointaine que je ferai peut-être un jour livresque pour qu’il soit mis fin à ses déambulations, qu’elle cesse de transhumer dans ma tête. Je l’enclorai par du papier pour ne plus en avoir peur. Je lui ferai le même sort qu’au trublion Ibn Toumert que je compte livrer, pieds et poings liés, à la lecture irrespectueuse, à la fringale des analystes. Il ne restera rien de sa piété ni de sa folie fondatrice. Pauvre hère rêvant de prophétie, il sera offert au public avec ses burnous crasseux, sa paranoïa débusquée, son Œdipe entortillé, tous ses incestes rentrés et ses dérivatifs d’impuissant.
Ce qui m’aurait le plus comblé : statufier cette parentèle inconfortable, cette ascendance ravageuse. Consigner par l’écriture, c’est comme tailler dans la pierre. Donner la même froideur et le même figement servile. Les statues ne font jamais peur — même dans leur expression la plus haineuse. Ce sont des formes enchaînées offertes à jamais aux sarcasmes. Les oiseaux peuvent déféquer sur leurs têtes, les gosses les escalader, les enduire de saletés. Quelle divinité déjà a statufié des hommes pour les punir ? Ce qui m’amuse encore plus, c’est que, au vu de sa propre statue, Ibn Toumert m’aurait pourchassé comme anthropomorphiste sacrilège — car l’Ultime Religion révélée interdit la figuration.
Chasseur ou pourchasseur, c’est toujours ainsi que j’imagine Ibn Toumert — tel un implacable milan ou un épervier crécerelle. C’est un prédateur d’une espèce rare : il s’attaque à toutes les proies, même plus puissantes que lui. Je me remémore en l’évoquant des corbeaux que j’observais à Aden, fondant sur un aigle blanc. Je ne doute pas que, aux yeux chasseurs d’Ibn Toumert, tout être revête l’apparence d’une proie — depuis les humbles trafiquants jusqu’aux monarques arrogants, depuis les pitoyables prostituées jusqu’aux princes chamarrés. Si j’ai tant voulu le statufier, c’est pour le montrer aux humains sous son jour le plus probable, c’est pour que sa postérité d’imam fondateur n’occulte pas aux yeux des hommes sa personne insignifiante. Les croyants sont d’inguérissables naïfs, des êtres tout prêts à être roulés, qui ouvrent leurs oreilles toutes grandes aux vents de la mystification. Leurs têtes sont disposées à accueillir les images les plus impensables : quelques-unes doivent abriter un Ibn Toumert à caractère de preux, défiant des dangers sans nombre ; d’autres un Ibn Toumert à belle allure, caracolant sur un alezan ; d’autres encore un séduisant jeune homme répandant la science, prêchant le bien. C’est pourquoi une statue, en matérialisant les traits et la tournure, aurait prémuni les esprits contre de telles déformations. La statue aurait mis en avant la hargne. Comme d’un fauve prêt à attaquer. Elle aurait démenti les prouesses équestres que les imaginations entretiennent à l’endroit d’un homme qui ne s’est jamais déplacé qu’à pied. Tout compte fait, le statuaire n’aurait pas eu la tâche difficile. Tout Ibn Toumert aurait tenu dans un bond saisi par la pierre. Une sorte de détente convulsive portant le châtiment justicier, une manière de figuration d’une justice mi-fauve, mi-rapace s’abattant sur le péché en déroute et sur l’humanité terrorisée.
Je l’imagine arrivant ici en 1108 et s’acharnant sur la demeure symbolique de Satan. Je l’imagine ahanant à force de lancer des cailloux au visage du Fourvoyeur. De sa gandoura de toile grossière émergent des bras étiques de criquet pèlerin qui fauchent l’air comme des hélices. C’est un homme à la hargne inusable. Il lance simultanément des pierres pointues et des imprécations. On peut très aisément se rendre compte qu’il ne s’agit nullement là d’un pèlerin semblable aux autres. Aucun des rites du pèlerinage — même les plus harassants — ne constitue pour lui une corvée. Sa foi et son pouvoir de suggestion sont si forts que toutes les certitudes de sa tête vêtissent un corps ostensible. De tout ce troupeau d’orants las, il est le seul à voir le Diable. Et à entreprendre aussitôt de se mesurer à lui.
Voici aujourd’hui encore, rite oméga du hadjdj, la lapidation symbolique de Satan. Ramiyou el-djamarât. On s’accoude sur le parapet d’un échangeur. En bas, les projectiles lancés contre Shaïtan ont constitué une vraie décharge. Une sorte de boyau pneumatique facilite l’acheminement des projectiles qui descendent en douceur vers le monticule constitué. Le jet de pierres est caduc : de toute manière il n’y a pas de pierres à jeter. C’est le monde moderne consommateur de polymères qui s’acharne sur l’image de Satan : bouteilles de Pepsi, bouts de ferraille ou fragments de plastique, tous les déchets de l’industrie clament en dévalant vers la décharge que c’est désormais au tour de l’Oncle Sam d’empoigner le collet de Satan. Il monte du plastique surchauffé un relent de vieilles immondices et une vague odeur de brûlis. On s’accoude encore sur l’échangeur. Le vide, en bas, résonne comme un immense rire de victoire.
Les lumières du voyage ont toujours cette apparence — providentielle et fragile — d’une oasis. En route pour le Yémen (oui, tu pousses ton périple encore plus loin que le fantomatique et excédant Ibn Toumert), je me rappelle Damas entrevue la nuit, ruche aux alvéoles scintillantes, multiples pulsations de vie dans l’obscurité répandue sur le monde. La ville, survolée à altitude moyenne, offrait une perspective de ciel renversé avec, en bas, une multitude d’étoiles sous l’avion. Puis de nouveau la nuit. Égale dans son étouffante opacité.
La déchirure délivrante de l’éclaircie se reproduisit encore à l’approche de Djedda. Djedda, la nuit, est une féerie difficilement imaginable de lumières tirées au cordeau. Superbe et miracle du pétrole ! La ville rutile sous l’or des néons.
Le jour, Djedda reprend son visage de ville-brasero, de station commerçante, de tristesse standardisée, de bus scindés en deux pour marquer la malédiction des sexes. Aux alentours de la planète mercantile, solitude et rugosité de sable à l’infini que jonchent la résine synthétique et la pancarte racoleuse. Bien peu de choses attestent une vieille terre de révélation. Le désert : la marge sans limites qui chasse le Texte hors son étendue. Le Prophète, bon stratège, s’efface pour laisser parler l’Amérique, seul passeur capable de lui faire franchir les rapides du XX e siècle.
Pétrole célébré jusqu’au ciel par des derricks-sanctuaires. Fer-blanc, plastique colorié et moleskine. L’Occident a normalisé le monde, a extorqué son suc à la terre, l’a rendue plus plate que jamais — lui qui en a jadis clamé la rotondité. American safety. Le signe est devenu universel ; la même tête de mort, plus efficace que toutes les calligraphies incurvées, signale le danger à proximité des espaces pollués.
Sanaa maintenant à l’horizon, enfouie dans la terre, avec des couleurs coléreuses et pathétiques, Sanaa la troglodyte troublante comme Rouffi en pays berbère. En s’en rapprochant par le ciel, on voit d’abord comme des constructions de guêpes-maçons, des alvéoles et bosses de terre à peine distinctes de la terre. La ville a lié son visage à la pierre, à la glèbe jadis fertile de l’ « Arabia Felix » que le temps a dénudée d’une nudité inscrite là comme un signe irréfutable de soumission.
On atterrit à l’aéroport dans un concert de corbeaux qui s’approchent curieusement des avions, ces frères de métal déroutants dont ils doivent envier les performances voilières et la voix assourdissante.
Puis découvrir, le cœur serré, cette beauté poignante et silencieuse debout sur les ruines de l’Arabia Felix — jadis la terre la plus fertile d’Orient, métropole des parfums et des aromates.
Faire connaissance avec les premiers siècles de l’Islam présents dans chaque rue, à peine recouverts d’une fine poussière qu’il suffit de souffler. Sanaa est la plus vieille cité du Yémen. Certains historiens la donnent pour la plus ancienne du monde à être encore debout. La terre ici est presque immuable, avec juste un effritement et un tassement discrets dus au travail du temps qui corrode sournoisement de l’intérieur. Depuis l’époque des premiers émirs de l’Islam, bien peu de choses ont changé : les mêmes temples, les mêmes demeures, les mêmes enceintes sur lesquelles les siècles ricochent et avouent leur impuissance. L’héritage précieux des premiers siècles musulmans est là, coulé dans de magnifiques mosquées : Djemaa el-Abhar, Djemaa Aroua bent Ahmed es-Salihi (fille de roi et reine qui gouverna, à partir de Djibla, le Yémen au XIII e siècle) et surtout Djemaa el-Kabir (qui date, dit-on, du temps du prophète Mohammed) avec son trésor de vieux manuscrits. Ailleurs, l’histoire s’est effritée dans sa marche ; elle nous arrive en débris : des pans de remparts où gambadent quelques chèvres noires, le palais Ghamdane (devenu Qasr es-Salam — le palais de la Paix) : on dit que du haut de ses tours on pouvait jadis voir La Mecque.
Les tours (nouab) installent leur guet sur chaque piton, témoins d’une vigilance irréprochable. Les Turcs qui avaient toujours, du temps de leur mainmise sur l’Orient, convoité le pays et qui avaient été éternellement repoussés avaient, raconte-t-on, consacré un rite révélateur : à partir de leurs bases du Moyen-Orient, ils récitaient la prière des morts sur tous les contingents destinés à l’offensive du Yémen.
Si le pays n’a pas subi d’occupation étrangère, il a, en revanche, été durement affecté par le règne des imams rétrogrades, absolus et souvent sanguinaires. Ils ne sont plus heureusement que des images d’antiquité. Ils figurent, avec beaucoup moins d’honneur et d’intérêt, à côté du trésor de l’empire himyarite qui a succédé à l’important royaume de Saba et qui a auréolé les villes de Mareb et de Zofar de prestigieux vestiges. Il reste aujourd’hui des imams des photographies imprécises au musée de Sanaa, quelques apparats de leurs dames et d’eux-mêmes, des trônes imposants par leurs dimensions, des burnous finement ouvragés, des cafetans et, dans la cour du musée, leurs berlines et calèches importées d’Allemagne ou d’Italie.
Il subsiste aussi de ce règne oppressif d’horribles chaînes conçues pour réunir les chevilles des prisonniers à leur cou. Même les corps d’enfants n’étaient pas épargnés — les dimensions de certains carcans en témoignent. Les imams avaient, pour mater les révoltes populaires, un stratagème diabolique. Chaque cheikh de tribu devait offrir un fils en otage pour répondre d’un soulèvement éventuel de sa tribu...
Sanaa se souvient de tout cela. Elle porte — elle, la ville de terre dédiée à l’innocence et à la paix des matériaux inoffensifs — tant d’entailles, d’empreintes, de signes tremblés ou récurrents sur ses murailles, ses rues, le visage tanné de ses hommes. Dans ses racines telluriques qui la soudent aux montagnes tout autour dont elle tire sa substance et sa couleur. Terre érodée comme le Hoggar, debout en fantômes imposants. Les localités au Yémen sont exactement de la même couleur que la terre où elles poussent : Djibla, Ibb, Raoudah, autant de nids humains qui se fondent naturellement dans l’immobilité du temps et le refuge de la roche. Les maisons ne sont ni peintes ni chaulées, néanmoins l’amour des gens pour les couleurs vives se traduit par le bariolage des portails, des camionnettes — de toute surface de métal, de stuc ou de contre-plaqué tentant le pinceau par son à-plat...
La rue a consommé l’osmose des mondes : Toyota et Mercedes soulèvent, en évitant les fondrières, ce qui s’accumule comme poussière dans les rues de la vieille ville où passèrent jadis tant d’émirs chamarrés — parades, harnachements, montures piaffantes, parasols (tenus par la garde) pour préserver le teint de la peau.
L’uniformisation du monde pauvre est en bonne marche. Les derniers détails réfractaires intègrent le décor. Quelques années encore, et les villes du tiers monde se ressembleront toutes, des Andes jusqu’à l’Indus, le dépaysement sera vaincu : même victoire de la rectitude, des parpaings et des embouteillages insolubles. Citoyens d’un même monde balisé, marqué des mêmes signes et des mêmes conventions, travaillé par les mêmes traces et des pollutions similaires.
A côté des boutiques minuscules et des espaces enclos où l’on vend des ceinturons bariolés (ils serviront à porter le fourreau du khandjar), des épices et du raisin sec en sacs énormes, se dessine et triomphe déjà une autre Sanaa, celle du Ramada Hadda Hôtel, celle de la civilisation cosmopolite et uniforme, inutilement trépidante, avec ses lieux et ses plaisirs tristes : piscine, disco, tennis...
Le plus heureux est d’atterrir, après une promenade poussiéreuse, dans un petit débit de boissons. Les gens font une bonne consommation de café et une consommation encore plus grande de limonade. L’alcool est inexistant, et le narguilé seul invite à un léger étourdissement des sens. On s’assoit sur des bancs surélevés comme des lits à baldaquin — parfois dans des sortes d’encorbellements ou de niches qui me rappellent des images documentaires sur la Casbah d’Alger avant l’arrivée des Français. L’une de ces images avait pour légende « École coranique à Alger » et montrait un homme à longue barbe blanche avec des élèves assis autour de lui ou accroupis (ils donnaient l’impression d’un vrai « rangement ») dans des niches creusées dans le mur. Je me mets à inventer des figures associatives : limonade pédagogique, Coran et narguilé.
Malgré le manque d’alcool, les gens de Sanaa ont un bon moyen de décoller — plus véloce et plus efficace que le narguilé. C’est le qat, une plante soporifique dont les gens se bourrent la joue, la laissant ensuite macérer. En arrivant dans la ville et en voyant des centaines de joues gonflées, je n’ai pas pu m’empêcher de me demander si le mal de dents n’agirait pas ici comme une étrange épidémie.
Les champs de qat constituent la seule verdure aux alentours de Sanaa. Le qat est un stupéfiant léger contenu dans les feuilles tendres (seules les jeunes pousses sont consommées) d’un arbuste qui ressemble à la myrte. Il est consommé depuis le XII e siècle. Les ouvrages d’histoire ou de médecine datant de cette époque le mentionnent tantôt comme un remède à la mélancolie, tantôt comme un doping pour les combattants, tantôt comme stimulant intellectuel. Aujourd’hui encore, de nombreux poètes ou musiciens ne composent que sous l’empire du qat.
L’action proprement toxique du stupéfiant est relativement bénigne — se réduisant à quelques troubles gastriques. Mais son importance psychosociale est manifeste : le qat, qui se prend généralement en groupe (« Djelsat el-qat »), est un grand phénomène social et culturel, ce qui rend son interdiction difficile. Il est consommé par pratiquement tous les hommes adultes mais aussi parfois par les femmes et les enfants. De celui qui prend le qat on dit qu’il « khzène » (emmagasine), car il garde très longtemps les feuilles à l’intérieur de sa bouche où elles ont tout le loisir de macérer.
La qualité du qat dépend des régions de provenance ; et certains « crus » sont particulièrement appréciés depuis des siècles. Aujourd’hui, avec les facilités de transport, le qat est acheminé rapidement par véhicule dans les villes où il doit se vendre dans sa première fraîcheur, avant d’avoir perdu une partie de ses propriétés actives.
— Quand j’emmagasine, me dit Abdelwahab, il me semble que le monde devient tout petit et que je peux, sans grand-peine, en faire le tour.
Mais Abdelwahab n’emmagasine plus ; il réprouve même complètement cette pratique onéreuse et abêtissante. Sur ses trois albums photos, une seule photographie le représente avec la joue gonflée par les feuilles soporifiques.
A Sanaa, les gens — les enfants surtout — adorent se faire prendre en photo. Quand un jeune de la ville vous invite chez lui, le premier cérémonial à votre adresse consistera à vous montrer son album photos. Abd el-Illah (il m’a fait comprendre que c’est totalement différent d’Abdallah), l’ami d’Abdelwahab, a fait du scoutisme ; il habite tout seul une immense bâtisse à étages caractéristique de l’architecture du vieux Sanaa. Il correspond avec de nombreuses filles du monde arabophone et m’a montré deux photos d’Algériennes.
Compensation de quel manque ? Dans les rues, Sanaa a visage de ville d’hommes. Dans ce pays qui, depuis le royaume de Saba, a connu tellement de reines imposantes, les femmes se faufilent, corps effacés par un voile noir ; un morceau de tissu qui se rabat sur le visage l’occulte totalement et la vue du monde n’est autorisée que par la transparence du tissu.
Mais le voile noir (dont les étudiantes se débarrassent une fois franchie l’enceinte de l’université) n’empêche pas de conduire une imposante Mazda, ni même de fumer parfois.
Venelles merveilleuses d’un conte de fées acclimaté. Souk el-malh et souk el-hadid, en pleines entrailles de l’ancienne cité, retiennent encore tout ce qui fait le geste harmonieux et nonchalant, le goût délectable. Raffinement asiatique dans le salut, le langage et l’agencement des étals. Richesse d’épices de toutes sortes. A souk el-malh, à l’intérieur de la cour qui sert de marché au raisin sec, des centaines de sacs s’entassent. C’est l’image d’un souk médiéval, avec ses odeurs et ses costumes d’antiquité.
Une grande mesure en bois plonge dans les sacs ventrus, distribue le raisin sec...
A quelques mètres seulement, au sortir de l’enceinte de la cour au raisin, l’Occident et ses relais asiatiques signalent leur présence ou leur passage par les gadgets, les sacs d’emballage multicolores. Il y a aussi, perdus dans un monde d’un autre âge, des photographes français, orpailleurs comblés par les pépites grosses comme le rêve d’un exotisme à peine défloré. Les appareils photo font les bouchées doubles. Il y a d’immenses pneus de camion entassés : les seaux fabriqués à l’aide du caoutchouc jouxtent la dinanderie séculaire.
Tu voudrais faire encore le touriste, fouiner dans le pittoresque et l’imprévu. Mais, tout à coup, la dessiccation s’installe en irradiant par les épaules. Le ciel de Sanaa s’abat sur toi. Fièvre. Les phares douloureux s’allument dans ton corps. Forent dans tes muscles qui frémissent. Trémulation persistante. Le délire de l’eau remonte lentement en surface. Des norias s’activent dans la tête, se déversent sur le sable des méninges. Les oreilles surchauffées grésillent comme un métal incandescent qu’on immerge ; elles deviennent des ruisseaux en crue qui se répandent tout autour. Mais quand le malade ouvre la bouche pour s’abreuver le bruit de l’eau se déplace, semble sourdre d’une faille au plafond. Le malade est obligé de lever la tête. Il voit alors la merveille : l’ighzer coule en cascade, il tombe d’une hauteur vertigineuse. C’est le ruisseau de Tagrart — non pas la ville-campement almoravide à proximité de Tlemcen, mais le nom d’un vaste champ toujours en friche, bardé de genêts infranchissables, dans sa région natale. La faim en même temps se réveille, le poursuit de ses affres. Un gouffre s’est ouvert dans son ventre. Il a envie — à en crier — de tous les fruits juteux et de toutes les nourritures de son enfance : galette ruisselant d’huile d’olive, lait caillé en brocs immenses, patates cuites sous la cendre, poisson braisé sur les galets, couscous huileux aux légumes, champignons en sauce. Mais sa bouche est rétive aux aliments, sa tête seule crie la faim.
Inévitablement, une maladie te terrasse à chacun de tes voyages. Elles se relaient dans ton corps comme des visiteurs attendus. Tu t’astreins à marcher pour simuler la santé, pour conjurer les frissons et les spasmes, mais la maladie te rattrappe, affermit ses clignotants, plante des soifs insondables dans ta gorge. Elle te barre la route de toutes parts, t’enferme dans un cercle d’eaux tumultueuses, de spots qui activent l’insomnie, de tisons qui frottent l’épiderme. Tu es comme la bête réduite qui danse au rythme du fouet.
Alors tu remontes, guidé par un étrange bruit (nostalgique à faire pleurer), vers les racines de ton fleuve d’enfance, vers la source de l’arbre millénaire.
Il était une fois un vieux Berbère qui aimait s’affirmer d’ascendance almoravide. Il voulait aller à La Mecque par les chemins du désert (un voyage en bateau exigeait beaucoup plus d’argent qu’il n’en posséderait jamais). Qui est-ce qui l’y décida, lui qui n’avait jamais fait étalage de piété ? Il faudrait peut-être fouiller loin dans sa vie et dans sa conscience. Il n’aimait pas parler de sa jeunesse — comme si elle était assimilée dans son esprit à quelque maladie honteuse. Quel drame ou quel opprobre avait donc dû la marquer ? Personne n’avait pu le savoir, car le vieil homme était originaire d’une autre région du pays, il était arrivé là alors qu’il était un homme fait et qui n’aimait guère évoquer ses antécédents. Il se fit adopter sans grand-peine par ses nouveaux concitoyens — la meilleure preuve, c’est qu’il prit femme parmi eux. Mais une inavouable suspicion persistait toujours à son endroit. Beaucoup de personnes, dans ce village sans imprévu où les gens s’épouillent férocement dans l’unique but de vaincre leur ennui, avaient murmuré des suppositions sur les raisons qui l’auraient poussé à quitter sa région natale. Seul le sang répandu pouvait, selon leurs conjectures, imposer de telles décisions. Mais personne ne réussit jamais à en avoir le cœur net, car ce genre d’aveu ne s’arrache pas — même par les amis les plus confiants.
Ce ne fut que bien plus tard qu’une fillette — ma mère — qui aimait accompagner dans les champs le vieillard, son grand-père, presque aveugle à qui elle servait de guide fut mise au courant de tout. C’était la première personne au monde à qui le vieillard rude et discret manifestait une affection ouverte et volubile (ses enfants à lui durent supporter durant toute leur enfance son humeur rogue et ses taloches). Il lui racontait plein d’histoires pour la retenir auprès de lui lorsqu’ils allaient dans les champs. Le vieillard qui ne distinguait rien à dix mètres de lui parlait sans discontinuer jusqu’au moment où il se rendait compte qu’aucune oreille ne l’écoutait. Il appelait alors à haute voix :
— Mériem, où es-tu ?
Et une petite voix, une sorte d’écho fluet, lui répondait au loin, dans la direction de l’oliveraie ou des ruisseaux bruissants de fauvettes. La petite fille accourait aussitôt, car elle n’aimait pas prolonger ses escapades. D’ailleurs, même si le vieillard ne l’avait pas hélée, elle serait revenue d’elle-même au bout de quelques minutes parce que la voix raconteuse d’histoires la rassurait, la protégeait des monstres, des chacals et des renards qui infestaient les bords du ruisseau, se tenant tapis dans les buissons les plus épais, à l’affût des enfants et des chevreaux imprudents.
Et c’est ainsi que l’histoire me parvint.
Oui, il était bien question de sang.
Il aimait les fêtes sacrificielles, il aimait ce rite annuel où le village se partageait un bœuf. La force qui terrasse les ovins, le grand couteau affûté (chaque famille pratiquement possédait le sien, l’égorgeur en essayait quelques-uns sur son bras broussailleux jusqu’à ce qu’il tombât sur celui qui décapitait les poils comme un rasoir), le dépeçage à toute vitesse avant que la bête se refroidisse, tout cela le subjuguait. Il avait hâte de grandir, de tâter de toutes ces choses (outils et comportements) qui font l’homme, d’entendre des bêtes râler sous lui, de plonger ses mains dans les entrailles, de palper des viscères encore battants.
Le goût du sang lui vint très tôt. Seul mâle du foyer, fortement désiré et venu seulement après six filles, tous ses caprices trouvaient satisfaction. Il détériora impunément maints ustensiles en un temps de grande gêne matérielle. A peine âgé de quatre ans, il fracassa le front de son père avec la pierre à aiguiser qu’on cachait dans une cavité du mur. Le pauvre père, pour toute réaction, sortit dans la rue en courant, le visage ensanglanté, et en criant sa joie à tue-tête :
— Quel bonheur ! J’ai un homme à la maison : il vient de faire couler mon sang.
Ma mère, arrivée à ce passage, avait tenu à m’informer que son grand-père précisait en soupirant, à chaque fois qu’il relatait cela, que tous ses malheurs à venir étaient sans doute commandés par ce comportement du père — « qui aurait plutôt dû, commentait-il, me zébrer le derrière de sa canne ».
Il ne tarderait pas, devenu adolescent emporté, à faire couler le sang de manière bien plus dramatique. Lors d’une altercation avec un jeune homme de son âge, il lui porta dans le ventre un coup de couteau mortel. Le drame secoua durement ce calme village, où les habitants étaient tous un peu parents, où pareil acte de violence ne s’était pas produit depuis des générations. Le meurtrier dut se cacher des jours durant dans la forêt pour échapper à la vindicte de la famille durement frappée. Mais celle-ci, la première fureur apaisée, décida qu’elle ne tirerait pas vengeance et porterait l’affaire devant les autorités juridiques. Dès que cette démarche fut connue, le jeune homme réintégra le village, convaincu que maintenant on ne l’exécuterait plus. Il préférait avoir affaire à la justice, pensant déjà aux interventions d’une des branches de sa famille qui bénéficiait de solides appuis administratifs. On alerta donc cette branche parentale qui intercéda auprès des tribunaux. Les parents du jeune homme n’ayant pas d’argent, ils offrirent contre l’absolution de leur enfant leur paire de bœufs et leur troupeau, ils proposèrent des années à venir de leur récolte. Mais rien n’y fit. Le caïd resta inébranlable :
— On peut couvrir une bavure, répliquait-il, mais un cadavre ne se dissimule pas — même lorsqu’il est enterré.
Incapable d’obtenir la rémission, la famille, meurtrie et humiliée, eut alors un dernier sursaut de fierté : elle voulait sauver la façade, elle se préoccupait des apparences. Le plus notable des parents parvint à obtenir une faveur : que le meurtrier quittât le village en monture encadré par les deux gendarmes et non pas enchaîné et traîné derrière eux.
C’est ainsi, en superbe cavalier, que le jeune homme de dix-sept ans quitta à jamais son village. On sut qu’il partirait très loin, pour l’éternité de l’oubli, entre des murailles sans éclaircie. La famille se sentit ruinée, décapitée sans appel. Ce n’était pas simplement un membre qu’elle perdait ; elle qui ne vivait et ne durait qu’à travers cet unique enfant mâle se vit tout à coup anéantie, perdue dans le remous des temps, privée de postérité. C’est pour cela que, malgré des consignes de dignité édictées par un parent de la branche heureuse, les pleurs suivirent le jeune homme plus loin que les limites du village. Une parente composa ce couplet :
Je pense au cœur du condamné
qui prend la route du Hodna ;
il marche sur la terre desséchée
par la poudre et les razzias ;
il marche et ses yeux restent rivés
à ce qu’il laisse à la Qalaa.
Je pense au cheval débridé
et au burnous étoilé de balles.
(Et pourquoi y eut-il, des décennies plus tard, dans le pays désormais libre, moderne et presque riche, association à cet événement, dans le silence éprouvant d’un été, de la voix invisible — elle me faisait penser au basilic — de la mère disant : « Je ne pouvais acheter de montre que pour l’un d’eux ; et c’est alors que je me rendis compte que le plus jeune lisait mieux l’heure » ?
Dans ma tête — où le zénith s’installe aux commandes du sang — , simultanés mais dissonants, le galop du cheval et le bruit de la montre.)
Mais il parvint à s’évader au bout de deux années, vécut des semaines comme une bête, traversa des terres arides et des forêts où il eut froid bien que l’on fût en été. Il se nourrissait de fruits, dévorait des oiseaux trouvés morts ; la soif surtout l’avait torturé, et un jour il goûta un liquide salé sur sa langue : sa gorge avait éclaté en sang.
Au lieu de retourner dans sa région, il gagna le pays des montagnes, y acquit la confiance des villageois dont il dut d’abord apprendre la langue, s’établit sur leurs terres et y fonda un foyer. Il vécut sans histoires, homme pauvre mais vigoureux et d’une infaillible droiture. Personne ne connaissait son passé, lui-même n’y faisait jamais référence. Les montagnards savaient juste qu’il venait du pays plus plat où l’on parle une langue différente, plus proche de la langue du Livre — sans être tout à fait celle du Livre.
Puis la chose la plus marquante fut ce voyage vers La Mecque, dans le rythme nonchalant des dromadaires à l’endurance singulière, pouvant rester des journées sans se désaltérer ni brouter. Les premiers jours de son voyage, il était dévoré d’impatience, il était comme en proie à la fièvre, il aurait voulu fouetter ces bêtes stupides pour les faire cavaler plus vite. Mais, au bout de quelques semaines, la durée n’eut plus de sens — les distances parcourues ou à parcourir non plus. Le désert se déployait, sans commencement, sans centre et sans fin. On se sentait pris dans un présent opaque, torpide, dans une immobilité dont il était difficile de dire si c’était celle de l’anéantissement ou de l’éternité. La destination n’avait plus de sens, les pensées qui vous obsédaient n’avaient plus aucun lien avec la Maison de Dieu. On avait surtout le souci de rester vivant dans ce cercle d’ennemis invisibles, de ne pas trop somnoler et dégringoler de sa monture. Les éléments qui importaient le plus étaient la relative fraîcheur de la nuit, les bêtes venimeuses des sables, l’imminence de la diarrhée. La Maison de Dieu n’existait plus. C’est cela être pèlerin, se dit parfois le voyageur, voguer à l’intérieur d’une forge sans souci d’itinéraire ni de destination.
Un jour le délire le prit. La fièvre implacable des pays chauds. La dessiccation s’installa en se propageant par les épaules. Le ciel en feu du désert s’abattit sur lui, pesait sur sa tête sans ménagement. Comment supporter le poids d’un tel coma ? Fièvre comparable à l’agonie, avec ses exsudations meurtrières, son froid qui s’insinuait jusqu’au cœur. Les phares douloureux s’allumèrent dans son corps. Foraient dans les muscles qui frémissaient...
Le pèlerin perdu au midi des tropiques,
le paludisme rongeait son crâne par à-coups.
Son corps
agonisait sous le poids des glaciers.
Le soleil mangeait la sève des palmiers
et le sable promenait sous les vents
sa tragédie de fossoyeur.
Le pèlerin qui venait de très loin...
il délirait tout haut
sous les coups du chamsin.
Il parlait aux nomades
de sa jeunesse
d’Ibn Toumert
et des oiseaux piégés.
Les regs croulaient dans sa tête
et les mouches grattaient sa face.
Des idées de razzia se levaient, attisées par la faim et la soif. Le pèlerin devait prendre d’assaut des puits gardés, pénétrer dans de riches celliers. Mais il fallait auparavant seller des chevaux indomptés qui n’avaient jamais éprouvé le mors ni l’éperon ; il fallait traverser des contrées hostiles où les fleuves et les montagnes embusquaient leurs remous et leurs crevasses ; il fallait répandre le sang pour enfin espérer toucher au but. Une fois, dans son délire, mon arrière-grand-père rêva qu’on l’obligeait, avant de parvenir au précieux puits et de puiser de son eau, à boire le sang qui sortait par les blessures de ses ennemis terrassés. Il se réveilla avec un immense cri d’horreur et de terreur qui fit se redresser les dromadaires baraqués. Puis une nuit il se vit pénétrant tout harnaché (son accoutrement de guerrier ne le quittait jamais dans ses rêves) dans un mausolée dont il reconnut, lorsqu’il fut à l’intérieur, qu’il n’était autre que la petite mosquée de son enfance. Dans la cour, un tuyau infléchi en forme de bec coulait sans interruption, avec un bruit doux de feuilles agitées, dans un bassin. Des hommes s’approchaient, puisaient de l’eau en vue des ablutions. Le malade reconnut parfaitement les lieux ; il vit même le figuier aux fruits noirs et le néflier dont même les enfants les plus turbulents n’osaient pas, par un effet de crainte sacrée, dérober les fruits. Il courut vers le bassin, les paumes creusées en écuelle pour recevoir le jet sauveteur. Mais, au moment de plonger les mains dans l’eau, celle-ci se mua en sang qui se prit à écumer en surface — comme il l’avait observé, enfant, dans les gorges tranchées des bœufs, expulsant dans un effort bruyant les flots attardés qui entretenaient encore la vie dans le corps agité d’ultimes frissons.
Le pèlerin se réveilla en pleurant, mais sa fièvre était presque entièrement tombée.
Silence des premiers temps à l’approche de la Grande Mosquée (Djemaa el-Kabir). Tu te déchausses et pénètres. Des vieux assis sur des tapis sont absorbés dans la lecture du Coran dont les exemplaires sont posés sur de petits meubles très bas en forme de X. Certains lecteurs lèvent la tête et te considèrent longuement. Hybridité méditerranéenne. Ambiguïté du teint et des traits. Es-tu Arabe ou chrétien ? Ils te considèrent avec insistance puis reprennent leur lecture silencieuse, scandant parfois le rythme du Texte par une transe imperceptible, par un mouvement lent mais comme incontrôlé de tout le buste. La pureté de leurs traits, leur barbe longue, élimée, te projettent jusqu’au premier âge de l’homme — âge de naïveté et d’étonnement, âge du regard translucide — , jusqu’à la caverne protectrice, aux bêtes qui grouillent dans les fourrés, aux hommes voisins de la bête par leur agilité et leur douceur. Le plus impressionnant est l’œil. D’une clarté où nagent la bienveillance et une curiosité ingénue. Le regard te transperce sans te blesser, puis les yeux replongent dans le Livre. C’est l’Homme qui psalmodie la Naissance.
J’ai fait une visite d’adieu à la vallée de Ouadi-Dahr, au village de Dalaa où des gosses au sortir de l’école m’assaillirent, aux tombes égyptienne et chinoise, deux monuments remarquables surplombant Sanaa. On voit la ville en bas enveloppée d’une fine gaze de roche pulvérisée, comme émergeant d’un rêve de poussière.
Aux environs de Sanaa, c’est la saison des battages. Quatre ânes misérables, attachés deux par deux, tournent sur une aire minuscule.
J’arrive à Aden par un ciel harcelé d’astres criards. Une nuit d’automne éclatée en oasis de lumière.
Le matin, on est réveillé par le tumulte des corbeaux qui tournoient sur la mer ou pendent des arbres comme d’insolites fruits doués de mouvement. Quelqu’un m’a dit que les corbeaux (je pense d’ailleurs que ce sont plutôt des craves) étaient arrivés avec les Anglais et qu’ils avaient dévoré tous les autres oiseaux de la région. Ce qui est tout à fait plausible, car ces corvidés sont d’une agressivité sans pareille : chaque matin, en prenant mon petit déjeuner face à l’horrible mont Shamsan, j’assiste au spectacle du combat que se livrent les craves et deux aigles blancs qui doivent chaque fois battre en retraite, harcelés par une nuée croassante. Quelle que soit l’heure de la journée, le corbeau est le maître habitant d’Aden. Son cri seul occupe l’air et les arbres des jardins publics.
Le monde a l’air de s’arrêter ici. Y a-t-il un endroit où puisse être plus tenaillante l’impression de solitude, de nudité et d’inutilité ? L’impression d’une fin qui dure éternellement ; pas une graduelle agonie, mais une fin bel et bien consommée, un cadavre qui refuse de disparaître pour laisser les rites de la vie reprendre leur cours.
Terre de lave durcie et de soleil fustigeant. C’est bien ici le noyau de la terre avec ses métaux en fusion.
Quand la canicule concentre ses tisons, je sens battre l’occiput almoravide. Le délire voyageur se lance à l’assaut de l’immobilité du monde. La tête prise dans l’étau du soleil rampe vers l’ailleurs qui délivre, vers le temps passé ou à venir qui autorise les déplacements, qui gonfle les contours de l’épopée et rend possibles tous les miracles. Le vrai miracle ici réside dans le rêve d’Archimède : trouver un point d’appui pour soulever la planète d’une poussée, faire basculer le golfe d’Aden et peut-être — rêve encore plus insensé — se retrouver soudain sous un ciel qui remue et qui pleure parfois de grosses gouttes.
Il n’y a rien ici qui abrite : ni arcades ni arbres ; le jardin d’Aden est anémique et soumis à la loi des corbeaux. Il ignore le bruissement qu’impriment les vents venus du large. Le golfe d’Aden est une incommensurable planète d’huile ; les rides lui sont inconnues. Il est plus placide que le désert, il est frère du mont Shamsan. Une philosophie de la pierre qui exile tout frémissement, toute secrétion inconvenante. La nature et l’homme ici sont vides de désirs liquides, de turgescence impertinente. Un seul obélisque : le nadir. Le reste du monde est introversion, feu niché dans le dedans et qui ne livre à l’extérieur qu’un état de calcination. Temps rétracté, menaçant, qui rappelle au corps insouciant que toute jouissance est mortelle.
Je marche sous le soleil tyrannique. Il est difficile d’avoir des pensées. La plus furtive rumination met la tête à rude épreuve. Je marche, et parfois affleure une odeur clandestine d’algues que touille le soleil recrudescent. Des désirs d’enfouissement se lèvent, de dégringolade vers les abysses. Des désirs de noyade, aussi. Pour fuir le règne des corbeaux — leur dictature omnisciente. Marche en ligne droite, infinie, que ne brise ou ne décale aucun souffle — aucun tremblement, hormis un fourmillement pulvérulent. Un battement imperceptible. Et la plainte des corbeaux ; comme un rappel de désastre.
Chaleur descendant en cascades sur l’océan gavé, qui ne peut plus rien absorber, qui renvoie les flammes vers la ville. Chaleur : menace d’incendie. Au bout d’un instant, c’est le vertige qui naît. Un étau impitoyable serre la tête de plus en plus fort. On quête une brèche pour respirer, une balustrade pour se reposer du tournis.
Voici le port impassible qui clame que l’immobilité seule est éternelle. On a commencé par gommer tout ce qui suggère le voyage : brise, embruns, mugissements de sirènes ; le mazout qui resplendit dans l’air est un allié du soleil.
Soudain, comme prenant une grande décision, tu tournes le dos à la mer. Ton regard bute alors contre une falaise, couleur de goudron coagulé. Les corbeaux tournoient au-dessus comme sur un cadavre nouveau.
D’Aden, je n’ai vu que la pierre majestueuse et menaçante.
Le cri des craves, seule note sur la roche régnante.
Sans doute l’unique lieu de distraction : le dernier étage du Rock Hôtel aménagé en terrasse où l’on sirote de la très bonne bière (allemande ?) en regardant la mer des heures durant, tournant le dos au continent dont on oublie la face calcinée. Cela entretient l’illusion, un début d’ivresse aidant, que la ville volcanique t’a expulsé, que devant toi — et même autour — s’ouvre un espace luxuriant.
Mais Aden n’a cure de ton rêve : elle descend comme huile répandue vers l’immobilité de la mer. L’énorme masse noire du mont Shamsan soutient la coulée du ciel fondu. Il faut que tu t’incrustes dans ce cadre-là.
Comme un minuscule fossile fixé par la meule de la roche. Car la ville t’assaille de toutes parts, tel un cauchemar récurrent. Tu décides alors de partir à la découverte de la ville — du centre vital de la ville. Il a fallu escalader une route sinueuse pour y parvenir, une route enserrée de parapets — sortes de digues qui empêchent la montagne de dégringoler vers la partie basse de la cité — , éprouvante pour la voiture loin d’être neuve. Le centre de la ville est une cuvette volcanique où la chaleur efface tout — jusqu’à l’effort de tension, jusqu’à cette raideur électrique qui, en bas, face à la mer, fouette les nerfs survoltés d’un rêve de voyage chimérique. Tout baigne dans une fluidité tranquille, celle d’un bouillon au repos. Rien ne ride l’air figé, ignorant des brises marines. Scansion d’un calme oppressant. Les idées, si elles avaient à se formuler, auraient d’abord à lutter contre l’aigu de la lumière, l’intemporalité dévoreuses, l’effacement de tout support physiologique (langue, cordes vocales et glotte anéanties). C’est pour cela que tu ne veux pas te fatiguer inutilement, que tu renonces à la réflexion. Errer. Suivre le chemin ouvert par le zénith. Une sorte de dédale rectiligne qui attire les pas dans ses trappes. Tu chemines dans une lumière qui aveugle, qui gomme toute forme en esquisse. Aden se consume à feu couvert. Tes yeux, ta mémoire accablés retiendront-ils quelque chose ?
Tu sais que tu n’aurais rien à raconter à ton retour. Laisser le temps se distendre, la lumière s’amenuiser, le séjour se rapprocher de sa fin. Le carnet de notes est resté vierge. Même les Almoravides ont décampé, ils n’assaillent plus ta tête de leurs parades chamelières, de leur soif de survivre sur papier. Les corbeaux, le soleil, un golfe qui bout comme chaudron. Très peu de choses à consigner.
Rimbaud est-il jamais passé par là ?
Le désir t’assaille quand même de fixer pour le souvenir le temps qui s’éternise ; d’écrire, de parler, de gesticuler. Ne serait-ce que pour aider le rouage des heures à s’enclencher. Tu sais que le risque est grand de voir la lumière tout raturer, de voir le feu gagner papier et corps pour en faire une cendre tassée. Tu penses à ta ténacité d’enfant, de celui qui enduisait puis lavait — incessamment — la surface assignée à l’écriture. Tu penses à la planche coranique ; aux lettres qui se brouillent, s’avalent puis partent avec les traînées épaisses et lentes de l’argile qu’elles ont noircie. D’autres lettres devaient le lendemain prendre le relais, se fixer à leur tour quelques jours en attendant le lavage de la planche. Tu tentes de retrouver cette volonté qui bravait les biffures, la sporadicité de l’écrit. Es-tu assez fort pour recommencer ? pour rebaliser par l’écrit des trajectoires vouées à être blanches ? Alors seulement tu commencerais à comprendre l’énigme de l’histoire almoravide — et de tout le Maghreb sans doute : baliser une surface mouvante qui avale les bornes dans son errance. Tu voulais par exemple à un moment établir quelque part Ibn Toumert. Bejaia, Constantine, Oujda ou Marrakech. Mais il te glisse toujours d’entre les doigts, d’entre les lignes. L’imagines-tu à Tlemcen qu’il est déjà à Igili, le crois-tu à Mellala qu’il a atteint l’Ouarsenis. Il faut toujours ouvrir les intervalles devant sa marche, le situer hors des remparts, l’exonérer de tout ce qui enclôt. D’ailleurs, une prison a-t-elle jamais réussi à le fixer ?
Il serait téméraire de lever les yeux pour regarder le ciel. Du soleil on entend la percussion pesante, lointaine et assourdie comme d’un tambour persistant. Le soleil possède aussi à son service les légions agressives de corbeaux. Cela fait drôle pour toi de trouver une canicule hantée de corvidés. Dans ton pays, les corbeaux sont compagnons du mauvais temps, annonciateurs des pluies. Tu ne les avais jamais vus autrement que malmenés par le vent, luttant en croassant à tue-tête contre les rafales qui les déviaient. Te tenaille une nostalgie de fraîcheur et de pénombre automnale. Comme celle qu’avait dû ressentir l’ancêtre pèlerin lorsque son délire charriait des ruisseaux et le faisait claquer des dents en pleine canicule. Tu penses aux hivers de ton pays, à l’eau qui lèche en fouettant comme un amoureux démoniaque. Tu te rappelles en automne les champs livrés aux corbeaux ou tu penses à une autre saison avec un cheval lancé dans la plaine verdoyante. Tu connais un coin dans la vallée où les aiguilles mortes des pins forment une litière épaisse qui craque imperceptiblement sous les pas. Leur odeur un peu caverneuse se distingue de celle, plus insinuante, des aiguilles qui s’agitent sur les arbres. Parfois tu t’attardes en flâneries sans regarder le ciel qui s’assombrit — jusqu’à ce qu’une averse surprise te gifle sans malveillance et réveille autour de toi les émanations des plantes. C’est là un pardon que le ciel ici n’accorde jamais — le ciel éclatant comme un glaive, le ciel hostile et arrogant dont on attend désespérément un orage promis depuis des millénaires. C’est la stagnation qui règle tout, qui appose son souffle pétrifiant sur l’air, les hommes, l’océan. Un marais immobile qui active des fièvres souterraines. On baigne dans une moiteur exténuante qui colle aux articulations, à la chevelure, aux yeux. Les membres pataugent dans de la poix puis abdiquent et s’ankylosent. Momification. Avec juste les yeux qui remuent, regardent l’avancée du désastre, protestent par faibles clignements. La lumière stagne sur toutes choses, engloutit les formes goulûment, sans laisser la moindre chance à l’ombre ; elle est synonyme de fournaise.
L’idéal serait de tourner le dos, de créer une marge salutaire où seraient possibles les ébats et tous les rêves de fraîcheur. L’idée du thé, par exemple. Avec ce qu’elle suggère de nonchalance, de vacance sporadique, d’ombre aussi légère qu’un vacillement, de reprise (bêtes ou voitures à proximité de la halte) imminente de la route. L’idée du thé est liée à ce qui bouge, à ce qui attend de partir dans la chaleur condescendante.
Rotation brusque dans la tête et retour à un désert connu de toi, le désert de ton pays avec ses oasis bruissantes. Tu te remémores une promenade un soir dans la palmeraie de Sidi-Okba où criaillaient des oiseaux. Tu te rappelles aussi la fraîcheur de Chetma et son chuchotis d’eaux grisâtres qui quadrillent les lopins de palmeraie. Tu appelles un bruissement de palmes secouées, tu appelles un mouvement de rémiges. L’oiseau de la fraîcheur qui délivre ne répond pas à tes désirs. Le ciel te refuse tout mouvement hormis son tremblotement de plaque chauffée. Attendre une heure moins éprouvante ? Attendre le déclin du soleil-tyran ? On a l’impression que l’ombre ici est une abstraction téméraire. La lumière tout à coup s’éclipse et le soir s’installe, dictatorial, aussi pesant et morne que le règne de la canicule.
A Aden rien à faire : la chaleur le retenait toute la journée à l’hôtel, à siroter du whisky. Le soir, il faisait un tour au bord de la mer où des hommes buvaient de la bière sur le parapet par groupes de deux à quatre.
Ma chambre, couleur crème, presque nue, est un parallélépipède dont la longueur de base est exactement égale au double de la largeur. Mais comment un parfait parallélépipède peut-il s’imbriquer dans un bâtiment à la géométrie approximative ? L’ameublement se compose des restes d’une sorte de lit à baldaquin (quel bazar et quelle quincaillerie les Anglais n’ont-ils pas trimbalés à travers les continents !) démantelé en deux parties distinctes portant chacune, accolé du côté mur, un meuble indéfinissable constitué essentiellement d’étagères de dimensions strictement égales. Une table recouverte d’une matière lustrante sert à exposer quelques feuillets ordonnés où se trouvent consignés des synopsis se rapportant tous à l’histoire des Almoravides, une histoire impossible à fixer. Les feuilles sont-elles parfois remuées ? Cela paraît bien improbable dans cette atmosphère d’eau dormante, de monde immergé dans la moiteur, coulé à pic et reposant, immobile, dans les profondeurs d’un aquarium. La respiration du monde est feutrée. Scansion imperceptible, qui ne dérange même pas l’air. Le plus étrange est l’absence d’odeurs. Pourtant l’océan est à côté, immobile, neutre, insipide comme si aucun varech ne l’habitait ni aucune bête vivace. L’océan s’étend là, hiératique, désert aquatique — au repos.
L’impression d’étrangeté que j’éprouve doit être identique à celle des Almoravides découvrant dans leur avancée conquérante le nord du Maghreb, le pays des eaux et des verdures. Avec quels yeux, quels viscères, ces hommes hantant les dunes précaires et les parcours sans repères, croyant toutes les prophéties possibles, familiers des paysages pierreux et des étoiles-pancartes, les oreilles encore pleines du chuintement du sable et des cris des démons africains, avec quels yeux et quels viscères abordèrent-ils les vergers, les arbres qui s’agitent sous les vents, les calottes de neige sur les monts, les villes qui allongent leurs jambes dans la mer ? Quels yeux pleins d’émerveillement, de nostalgie, de cupidité ou de réprobation découvrirent les remparts de Marrakech, les remous de l’Oum er-Rebi’a, les vergers de Tlemcen, l’irisation perlée de Bejaia ? L’histoire des Almoravides est l’histoire d’une hantise et d’un dépaysement : d’un côté le Sud qui brouille les topographies, d’un autre le Nord généreux qui appelle au déliement, qui happe les fatigues du voyage et panse les membres éprouvés. Il leur fallait concilier la rigueur de l’un avec les pièges tendus par l’autre. L’histoire des Almoravides est l’histoire d’un équilibrisme où se tient omniprésente, obsédante, cette idée d’un pont aussi effilé qu’une épée que tout croyant doit emprunter avant d’aborder au Paradis. L’obsession de la corde raide, du parfait funambulisme. Comment a-t-elle pu prendre corps chez ces maîtres de l’errance, des trajectoires non normées ?
L’immobilité. On pourrait, par exemple, s’ingénier à lui déceler une parure. Mais ce serait peine perdue. Le cri des corbeaux n’est pas un assortiment sonore, ce n’est pas une fêlure où l’on peut prendre pied et repos, ce n’est qu’un poids de plus sur l’enclume du soleil. Lumière noire, qui aveugle, comme les ailes lustrées des corvidés. Elle crée un temps insaisissable, qui n’est ni jour ni nuit, où le corps se tasse à l’affût, où les yeux s’écorchent et larmoient, cillant d’une fatigue éprouvante. Ils accueillent les rus d’eau salée qui creusent le front en profondeur. Les yeux sont le centre du corps, ils œuvrent pour les autres sens, c’est là que le prisme baratte ses couleurs, que la canicule amasse ses tisons, que le mont Shamsan appuie son ossature. Le refuge serait la cécité — seul moyen de se soustraire aux méfaits du feu qui se propage.
L’idée à jamais bannie, c’est celle de fertilité. Elle se briserait dérisoirement contre ce monde qui clame de toutes parts la pierre et la cendre souveraines. Aucune force (terre, eau, verdure) ne travaille. Aucun cycle, aucun mouvement ne prépare en profondeur le mystère d’une éclosion. Aucune mue en attente ou en opération. Assoupissement souverain. Rouages scellés, au repos. L’irréparable, consommé. Une force aveugle qui déshabille. Aden est une ville où l’attente ne se teinte d’aucun frisson.
Il n’y a ni heurt ni distorsion, la canicule aplanit toutes choses — hormis le tapage des corbeaux. Une chaleur qui n’apaise ni n’engourdit, mais cingle et fouit sous l’épiderme. Descente dans l’enfer du corps où la peau dresse ses piquants, les viscères étalent leurs humeurs, les muscles se nouent douloureusement. Le désir d’enfouissement reprend. Immerger le corps pour l’alléger. Irrésistiblement encore, la sollicitation de la mer. Le regard ricoche sur l’eau. Inhospitalière. Elle renvoie le corps à son insupportable moiteur. A sa stérilité. Aucun germe ne remue dans la chaleur. J’appelle de tous mes nerfs crispés la caravane almoravide (ou celle de Rimbaud vers Harrar ?). Quelque chose à un moment bouge : l’impression d’un débordement. C’est comme si la mer avait basculé. Les troupes d’Ibn Toumert déferlent dans un piétinement torrentueux.
*
Ce fut alors une série de batailles qui, toutes, tournèrent à l’avantage des Almohades — hormis la plus décisive. D’abord une attaque surprise au Kik où Tamim, petit-fils du grand Youcef ibn Tachfin, dut battre en retraite avant même de livrer bataille. Puis ce fut Aghmat, au nord du Grand Atlas, où l’Almoravide Yatti ibn Ismaïl vit son armée dispersée dès les premiers croisements d’armes. Les troupes almohades avançaient comme une véritable marée : près de cinquante mille hommes accourus de tous les recoins du pays berbère à l’appel d’Ibn Toumert ou de ses proches disciples. Tous étaient convaincus de combattre pour une résurrection de l’Islam, pour une ère de justice imminente. Les principaux commandants étaient Omar ibn Ali Asnag ainsi qu’Abdelmoumen ibn Ali de la région de Tlemcen, disciple préféré d’Ibn Toumert. Homme on ne peut plus complet, maniant le verset et le sabre, Abdelmoumen faisait déjà figure d’incontestable chef militaire au sein de la nouvelle dynastie. Non seulement le mahdi le consultait sur tout, mais il faisait même passer, en cas de divergence des points de vue, les appréciations du jeune Tlemcénien avant celles du reste du Conseil — y compris les siennes propres.
Le butin d’Aghmat fut important, la répression aussi : trois mille soldats (des Noirs venus de Sijilmassa pour la plupart) furent tués ainsi que de nombreux habitants. La route vers Marrakech, la capitale du royaume, le but suprême de la marche, s’ouvrait peu à peu sans grande peine — comme s’aplanissant d’elle-même. Bachir el-Ouancharissi prédisait les victoires, celles-ci arrivaient — parfois sans coup férir.
Et ce fut un jeudi de l’année 1130, un jour seulement après la bataille d’Aghmat, que les Almohades arrivèrent devant les remparts de Marrakech par Bab ech-Chari’a, l’une des principales portes du sud. Ils établirent leur camp à l’ouest, devant la porte des Tanneurs (Bab ed-Debaghin). Mais la roue du destin allait tourner. La somptueuse Marrakech, la ville d’ocre et de déliement, n’était pas une bourgade de l’Atlas. Son arrogance et son repos tranquille de ville repue faisaient déjà naître une sorte de froid dans le cœur de ces guerriers familiers du dénuement. Les appréhensions allaient prendre corps. Les assauts furent chaque fois repoussés durant une quarantaine de jours. Et seul le courage et la ténacité d’Abdelmoumen ravivaient l’énergie des soldats et les poussaient à renouveler leurs attaques. Ibn Toumert, malade, n’ayant pas pu participer au siège, Abdelmoumen menait les opérations en grand stratège malgré la situation très difficile, presque désespérée. Il confirma définitivement dans l’opinion des assiégeants son rang de chef militaire.
Le roi Ali ibn Youcef, passé son premier désempare-ment, s’occupa d’organiser ses troupes à l’intérieur de Marrakech, sollicitant du même coup l’aide de la population, enjoignant à chaque habitant de se procurer une arme. Il dépêcha aussi des émissaires par la porte de Bab el-Makhzen qu’il avait sous sa totale surveillance et fit rameuter des soldats à travers tout l’empire almoravide. Sijilmassa, Andalousie, îles Baléares : chaque contrée envoya des renforts. Et ce fut, plus d’un mois et demi après le début du siège, la sanglante bataille d’un samedi de l’année 1130.
Le combat s’engagea dès l’aube et, au milieu de la journée, les Almohades boutés de partout prononcèrent la prière des morts. Jamais, depuis le jour où chacun avait abandonné sa montagne ou son désert natal pour se donner corps et biens à la cause du Mahdi Régénérateur, ils ne virent s’abattre sur eux une telle force. Leur foi était sur le point de vaciller, c’est pourquoi ils décidèrent de se retrouver encore une fois ensemble et face au Créateur dans cette prière des morts.
Ibn Hammouch, un commandant andalou, quitta la ville assiégée avec, à sa suite, trois cents cavaliers qui revinrent quelques heures après à l’intérieur des remparts avec trois cents têtes almohades. Les unités de cavalerie furent celles qui contribuèrent le plus à démanteler les rangs des assiégeants, formés de fantassins volontaires, plus habiles en attaques surprises que dans un combat de plaine organisé. Abdelmoumen aux commandes vit se déployer les cavaliers almoravides comme un éventail gigantesque. Ils s’égaillaient au sortir de la cité puis se rassemblaient par formations de vingt à trente. Les nuages de poussière qu’ils soulevaient voilèrent un instant les murailles. Les hommes et les montures soudés se mouvaient au loin telles les bêtes fantastiques d’un rêve. Le vent ouvrait les burnous qui se gonflaient comme des voilures. Puis Abdelmoumen distingua ses hommes qui mordaient la poussière ou fuyaient aveuglément, pareils à des bêtes sauvages traquées. De la plaine commençait à monter en s’amplifiant le cri des Almoravides victorieux. Abdelmoumen ordonna à son état-major de rallier les guerriers vivants et de s’éloigner de Marrakech.
La nuit qui précéda cette dernière bataille fut pour El-Ouancharissi une nuit de successifs cauchemars. Des images de mort et d’enfance remplirent son sommeil agité. Il vit l’hiératique Ibn Toumert, vieillard revêche et cagneux mais illuminé comme un prophète par son aura spirituelle ; il vit les monts de l’Ouarsenis, muraille sur laquelle butaient ses yeux d’enfant aventureux. Il vit aussi des personnes auxquelles il n’avait pas pensé depuis longtemps ; certaines d’entre elles étaient mortes et avaient même déserté ses souvenirs. Ce fut là son ultime rêve terrestre. Lui qui prédisait les victoires laissa sa tête dans cette défaite.
Ce qui sauva le reste des Almohades, ce fut la pluie torrentielle qui se déversa providentiellement sur Marrakech. Sous les ordres d’Abdelmoumen et de quelques chefs auxiliaires furent rassemblés les lambeaux de ce qui était une armée. La mort avait frappé partout — jusqu’au conseil de haut commandement. La totalité de l’aile constituée par les hommes de la tribu des Hargha avait été anéantie. Quarante mille guerriers almohades gisaient devant les remparts de Marrakech.
Il ne restait presque plus rien de la nombreuse armée levée par Ibn Toumert (celui à qui, dans sa jeunesse déjà, on donnait le surnom d’assafou — le brandon). Le brandon s’est comme éteint sous les coups d’une pluie serrée. Les rescapés se replièrent vers les montagnes du Daran pour se soustraire aux harcèlements et pour se reposer un peu avant de s’enfoncer plus loin, de continuer leur marche vers un refuge plus sûr — vers la contrée de Tifnaout.
*
Depuis longtemps déjà le soleil a décliné, mais la chaleur sévit toujours. La mer n’ouvre pas l’horizon, elle l’enclôt dans son épaisseur. Je regarde la nuit, plaque monochrome. La fenêtre découpe un morceau de ciel à la manière de Magritte.
La nuit, toutes les côtes se ressemblent. Aujourd’hui, calme tyrannique ; temps versé goutte à goutte dans le creuset de la mort. Seule pulsation de vie, l’œil rouge du sémaphore debout au-dessus de la mer, identique à celui d’Azeffoun — ma ville natale.
Le désir de partir, oppressant. On vit accroché à l’effeuillement d’un agenda. Mais les jours ne sont pas des repères. Le temps ici ne se tronçonne pas. C’est un feu allumé aux premiers jours et que chaque minute entretient. L’acuité de la lumière seule départage le jour et la nuit. Mais c’est une ligne de démarcation floue, qui s’insinue sans bruit entre les portes calfeutrées, confortant les assises du mutisme. Silence parfait ; jointures scellées pour prévenir tout craquement. Depuis quelle origine ce silence est-il ourdi ?
Le matin a libéré ses écluses, et la chaleur se répand, d’un coup, sur la ville. Maintenant les corbeaux se réveillent. C’est vrai que tu dors très peu et que tu es plus matinal que le plus matinal des oiseaux. Les corbeaux donc, tapageurs. C’est la seule onde sonore à ne pas être tranchée à sa racine. Toutes les autres sont absorbées, dès leur esquisse, dans cette bouche molle, insatiable, que le ciel joue à être. Le silence est hermétique. On s’attendrait que l’océan répercute après les avoir captés quelques bruits venus d’ailleurs. Mais ce qui commande ici les mouvements, tout ce qui est censé bouger ou crisser a été ordonné depuis longtemps. Les rôles ont été distribués. La fixité les a tous pris.
J’aurais pu trouver une fonction à ma chambre calfeutrée : en faire, par exemple, un observatoire. Mais où dénicher la possibilité d’une surprise ou même la simple plausibilité d’une percussion inattendue qui romprait ce silence ensevelissant ? Je me serais contenté de n’importe quoi : un contraste de couleurs, une harmonie d’architecture, un attroupement impromptu, un tracé urbanistique, une catastrophe non programmée. J’aurais élevé tout ce qui se meut, scintille ou s’ordonne au rang d’indéniable phénomène. La rêverie, quant à elle, peut-elle bien mener quelque part, quand les issues de tout parcours s’annoncent biffées à leur naissance ?
Le Texte aurait pu naître ici au lieu qu’il le fût au Hedjaz. Il aurait pu survenir dans cette fixité qui ordonne les choses une fois pour toutes, qui nie la récrimination et les ambiances perturbées. Le Texte qui musèle le monde par son intransigeance, sa beauté — qui ne tolère que l’acquiescement. Le Texte jaloux, tyrannique, qui n’admet aucune autre parole, aucune autre figure signifiante. La récurrence et la consécution se relayant, seules, dans la mécanique du Parfait. Le Texte a biffé l’existence en la sublimant une fois pour toutes. Effondrement du monde charnel et désirant. La canicule, seule architecture en équilibre.
Le pays des Noirs, du midi huileux et brûlant, dont je rêvais, enfant, ne ressemble pas à celui-ci. J’avais pris soin d’y installer un temps moins monochrome, un ciel chargé de scintillements, une nuit rythmée d’algarades. Jamais je n’aurais imaginé ou admis une telle enclume sur le monde, cette suite de vides qui se coursent, un manque de rythmes aussi flagrant. Le pays des Noirs, pour moi, c’était une musique continue. Celle des hommes enchaînés aux transes, celle des insectes enfouis qui respirent, celle des bêtes qui s’appellent dans la savane. Il doit bien se faire un grand silence quand le Nègre de Midi émerge de sous terre, mais les bruits reprennent peu après en s’amplifiant jusqu’au soir qui les délivre tout à fait.
Le temps ici est un enclos, une trajectoire sans échangeurs. On est fléché malgré soi et on tourne en rond — jusqu’à mourir, sans émettre le moindre cri, le moindre chant qui apaise. Les coulées du zénith se déversent droit. Le fil à plomb aux commandes. La ville soutient sur son échine une multitude d’écrasements. Elle est insensible, soumise, n’appréhendant ni chaînes ni cataclysme, habituée, depuis quelle genèse ? au cliquetis sourd du ciel qui l’emprisonne et pèse sur elle, habituée à l’effondrement lent, imperceptible, qui tasse ses viscères par le bas. Car la platitude n’est que l’apanage de surface. Une érosion travaille en silence, démantibule les fondements. Et l’effondrement s’opérera un jour dans un tournoiement et un tintamarre accrus de corbeaux complices ou terrorisés. La ville a beau faire le dos rond, elle a un corps qui enregistre, un corps accommodé au joug qui pèse sur son cou, aux génuflexions imposées par une menace de flammèches, aux dessiccations répétées qu’un ciel altéré lui fait subir. Elle est là, ascète squelettique ; rien n’huile ou n’arrose ses articulations. C’est pour cela qu’elle se tient immobile, craignant, en remuant une venelle, en repliant un membre desséché, de provoquer la cassure fatale qui se propagerait sur le squelette, l’effondrement en poussière sous un ciel riant de victoire.
C’est pourquoi la ville se tasse, simule une torpeur millénaire. Aucun signe lisible de sa révolte. Elle n’ose même pas tendre les mains pour implorer cet orage promis et jamais accordé qui dépoussiérerait ses orbites, la fouetterait de fraîcheur, l’inscrirait dans le mouvement et l’apprentissage du frisson. C’est, lisérée par le ciel et le golfe, la gravure du parfait désastre, d’un verdict draconien, le lieu d’une inhospitalité prescrite. La ville vit dans un pis-aller simulé, à repousser le plus loin possible une échéance d’Apocalypse.
Je fais comme la ville accablée et soumise. Je me recroqueville avec entêtement et je rêve que l’ombre gagne, que des courants de fraîcheur passent en inclinant les cimes des arbres. Les heures sombrent en enfilade dans ce lieu secret que j’ai créé.
Et c’est ainsi qu’arriva la dernière nuit que je devais passer à Aden — ville du soleil inexpugnable et des corbeaux conquérants.
C’est terrible, ces endroits, ces visages, ces choses que l’on voit une seule fois et dont on est sûr qu’on ne les reverra pas. Le golfe d’Aden, ce soir encore, est d’un calme sans appel. Les bateaux attendent en rade, lames tremblantes de lumière dans le noir insondable des eaux. Je suis au Rock Hôtel, rebaptisé hôtel du 26-Septembre, chambre 606.
III
Remontée du simoun vers la mer quand midi implacable redouble de bleu.
Le territoire n’est pas délimité de manière précise et définitive ; la patrie est sans cesse à inventer dans des alliances et des accouchements dont on voit rarement les fruits — amers, lorsqu’ils viennent, comme ceux de l’oranger sauvage. Les vents qui se lèvent dans le sable, les édits sans cesse remaniés enfantent de nouvelles frontières — imminentes expulsions ou nouveaux interdits à l’errance. Toute l’histoire de la contrée est une histoire d’arpentage. On tente de marquer les pierres, de répertorier les arbres, d’arrimer solidement les montagnes, de veiller à ce que les cours d’eau ne transportent pas leurs lits ailleurs. On vit dans la hantise des migrations, dans la surveillance vigilante de tout ce que la nature a posé à proximité. On tente surtout d’accoutumer les hommes à la couleur d’une terre sans cesse nouvelle, au goût de l’eau fraîchement conquise, à l’étroitesse de l’horizon. On enfonce le plus loin possible les pieux qui retiennent les campements ; on fait les enclos infranchissables, les abreuvoirs profonds et les bornes bien plantées. On aménage même des aires de jeu pour acclimater les rêves de l’enfance, pour river l’énergie volatile.
Mais, un beau jour, les bornes capitulent devant le sable, l’eau s’enfonce loin dans la terre tel un scorpion apeuré, l’horizon s’abat comme une vieille clôture — et l’errance sans balises reprend. Les jours et les nuits se confondent, les hommes et les bêtes fusionnent. L’eau et l’ombre devancent les pas, émigrent vers un ailleurs insaisissable. La vie devient une marche sans fin. On brasse des aubes dans sa tête, on entasse des midis sur ses épaules jusqu’à ce que geignent les muscles, jusqu’à ce que vibrent les nerfs, seuls vigiles dans le corps anéanti. Les yeux ne décèlent pas encore les horizons hospitaliers, les oiseaux annonciateurs de l’abolition de la peine. On rencontre des terres sans verdure et des caravaniers sans visage.
Il y a toujours dans le groupe en marche (en fuite ?) un jeune homme à l’esprit délétère qui porte, en plus du poids du ciel affalé sur le désert, une peine supplémentaire — dans les couloirs de sa tête des milliers de battements d’ailes, des pâturages sans limites, des filles aux lèvres fruitières. Il connaît déjà la mer, la vastitude de l’eau dansante et l’écartèlement des rivages. Une solitude l’enveloppe, lui tisse une aura d’étrangeté, l’exclut de la caravane. C’est pourtant à lui de trouver l’eau, la parole qui revigore, c’est à lui de révéler le territoire — de l’inventer au besoin. C’est à lui de relater l’errance, de déjouer les pièges de l’aphasie, de tendre l’oreille aux chuchotements, de nommer les terres traversées.
Il existe toujours un jeune homme porteur d’un fardeau immatériel qui pèse avec le poids de l’obsession. Il sait des terres plus heureuses où le vent insinue sa fraîcheur dans les cheveux, où les arbres gémissent de volupté, où des palombes ponctuent le ciel léger.
Ses yeux sont inutiles. Il n’est que narines et oreilles. Des odeurs surtout l’étourdissent, lui parlent des bêtes et des arbres, nomment pour lui les saisons. Les couleurs, les roches ont leurs odeurs, le midi des plantes surchauffées ses émanations bestiales.
Il existe un jeune homme dissipé mais qui guide (malgré lui ?) la caravane. Ses errances à lui sont sans remède, sans la récompense de la halte bue comme une bienfaisante gorgée d’eau. Ce qu’il sillonne, ce n’est pas le désert de sable et de pierres tranchantes, mais le désert périlleux de sa tête ; il ne recherche ni la verdure ni la source qui oriente les transhumances, ce qu’il recherche est blessant et inutile comme le vert trompeur des acacias — ce qu’il poursuit, c’est la courbe insistante des mouettes qui lardent la mer de leurs cris.
C’est pourquoi il a choisi (car c’est lui qui momentanément s’emparera de la parole) d’exprimer cette trajectoire aventureuse, ces détours, ces replis, ces effacements par la migration des oiseaux.
Tout d’abord une image : le ciel brassé par leur vol. Je me souviens des crépuscules aux couleurs basses où s’attarde l’odeur d’un soleil trop mûr. Beauté indicible de l’oiseau qui assène à mon immobilité des fulgurations douloureuses — beauté impitoyable, vigilante comme une menace suspendue.
Les oiseaux prolongent mes désirs, leur donnent un corps évanescent. Ils m’arrachent à la gangue de la terre, assèchent avec amour mes purulences, jugulent mes infirmités. Les oiseaux m’ont élu explorateur. Immobilité découvreuse. Immobilité remuante. Comme lorsqu’on voyage dans une musique.
J’ai assisté à la naissance du mouvement.
Mort erratique du monde comme mer soudain figée, désertée par flux et reflux. Une enclume pesait sur le monde, ligotait les jubilations, endormait la superbe des montagnes, sciait l’ascension des arbres. Un nœud coulant était suspendu, bouche édentée, dévoreuse — menace de strangulation. Attente d’on ne savait quoi : mort ou enfantement. Attente gonflée de tension, d’une électricité silencieuse. Nous ne savions si nous étions fœtus ou cadavres, s’il nous fallait langes ou catafalques, si nous étions à élever ou à ensevelir. Le sens à jamais congédié, le sens suspendu comme un cri sans bouche pour le proférer.
Tout à coup l’oiseau (d’abord ombre volatile) fit bouger le ciel à grands battements mais d’une vibration harmonieuse. Il avait surgi d’une échancrure ouverte comme un rire dans le ciel. Le vol dévorait la distance, multipliait l’aire du mouvement, resserrait le vide en tirant, étirait ses cercles à l’infini. L’oiseau accaparait le firmament comme une étoile solitaire — comme une étoile studieuse, délicate et coloriée. Les flux se mirent à gronder, à briser l’écorce du silence, à mettre du mouvement dans les arbres. Mes jambes répudièrent la gangue, grandirent comme des baobabs. L’influx du vol me souleva. J’étais prêt à suivre les vibrations, à larguer ma peau étroite, à briser l’écorce de mes mains.
J’étais prêt à surgir, frémissant, tel un cabri dépiauté.
J’ai pourtant commencé par les tuer.
Je provoquais même des hécatombes avec une volupté délirante.
C’était sans doute par jalousie.
Tout enfant, déjà, l’une de mes préoccupations était de poser face à ma laideur la superbe navigante des oiseaux. J’étais perclus d’infirmités et de nostalgies torturantes. J’étais une sorte d’enfant-monstre avec une haine pour les jeux, d’inquiétants rêves de conquête et déjà plein de regrets derrière moi. Et voici que mes yeux découvraient un jour, par une faille indiscrète dans le mur, la grâce régnant dans le ciel. Comment dès lors supporter le monde, comment supporter l’obscurité paralysante des crépuscules domestiques, comment porter la lourdeur et les misères de mon corps ? C’était un été provocateur, avec son concert de cigales, avec ses émanations de fruits mûrs. Je ne connaissais pas encore le monde, mais ses effluves intenables, l’image de sa chair plantureuse et de ses plages où l’on s’ébat forçaient ma coquille indésirable. Je me pris à échafauder des projets de rupture — des personnes à éliminer, des bornes à déraciner, des espaces à investir, des fonctions à inventer. Je vis soudain dans les oiseaux des êtres qui ont consommé toutes ces ruptures, qui ont réalisé tous leurs vœux — contrecarrant les projets terrestres qui font les hommes prisonniers, les arbres chevillés à la planète, les animaux lourds marcheurs.
Aux oiseaux la légèreté et la grâce, un bonheur bleu comme le rêve, le monde sans entraves du ciel.
Oui, c’est ce qui m’a incité à m’armer, à faire payer cher mes perclusions à ces favoris de la nature, à ces maîtres présomptueux de la vastitude qui ne se dispensaient jamais de nous braver par l’étalage de leur facilité à voler : ils se tenaient au-dessus de nos têtes, délivrés de tout effort, se contentant de voguer paresseusement, les ailes figées comme des lattes. Je me bardai de pièges, de lacets, j’appris l’art des trappes sournoises et les secrets de la traque. Les buissons et les faîtes des arbres devinrent mes gîtes de tueur, la direction du vent occultait mon odeur assassine. J’approchais les oiseaux comme un fauve, comme le serpent hypnotiseur. J’avais appris la reptation, le bond et l’immobilité. Je pus arriver à épouser l’odeur et la couleur de mes gîtes. Mon désir le plus profond était d’empaler un oiseau sur mes ongles après avoir fondu sur lui de la détente féline de mon thorax, de mes biceps et de mes jarrets solidaires. Mais je n’ai, hélas, jamais réussi une telle prise. Alors je me rabattais sur les pièges. Mon énergie meurtrière passait dans la précision cruelle des apprêts. Je devins un prédateur malhabile, agissant par outils interposés. Je devins maître d’une mort que je commandais à distance.
J’entretenais avec mes pièges des rapports très étroits, réglés par des passions, des compromis. Je n’ai jamais méconnu tout ce que je dois à mes pièges ; j’aimais leur froid métallique, la nervosité de leurs ressorts, j’aimais palper leurs mâchoires pour en éprouver la dureté et les mordillements amicaux. Je les conjurais parfois de me laisser les oiseaux vivants, de ne pas trop serrer leur gorge, de ne pas fracasser le cou frêle.
Ce n’était pas que j’eusse pitié des oiseaux mais je voulais que me fût concédée l’attribution du coup de grâce. Je voulais que le sang jaillît non sous les mâchoires de métal mais sous mes ongles acérés — tremblant de désirs contenus.
L’oiseau fendant le bleu, c’est comme un bateau aérien au rostre délicat mais inflexible. Tous les ports sont à lui, toutes les latitudes lui sont soumises. C’est le maître navigateur qui se rit des obstacles et des lois qui morcellent le monde. Les saisons seules le commandent mais ne l’asservissent point. Elles lui désignent les trajectoires mais c’est lui qui tient le gouvernail, qui choisit l’altitude du vol et l’opportunité des haltes.
Maître tisserand et géomètre, voici l’oiseau ordonnateur des formes et des architectures célestes. C’est lui qui invente les voussures et les trajectoires rectilignes, c’est lui qui programme les remous et la placidité du firmament. J’ai souvent vu des oiseaux à l’œuvre parer le ciel de couleurs neuves, remonter le temps à leur guise, implanter la saison de leur choix — alouettes congédiant la nuit, corbeaux commandant la pluie, rolliers diluant le bleu du ciel.
L’oiseau est le maître du mouvement, et le mouvement régit le monde. C’est pourquoi j’aime associer l’oiseau à tout ce qui fait naître en nous et attise l’émotion incoercible — les violences de la tempête, l’assoupissement caniculaire, la mer parcourue de remous, les arbres malmenés par le vent. Il y a toujours, pour moi, un oiseau aux commandes du mouvement et de nos ardeurs secrètes, un oiseau qui crie son exubérance ou sa terreur — qui hisse son chant jusqu’aux astres ou pleure à faire saigner les pierres. Le ciel s’accorde à sa voix, accumule noirceur et grondements ou lâche les vannes de son bleu.
L’oiseau, c’est l’horloge du monde, le régulateur des couleurs et des intempérances terrestres. Par la perfection de son vol, par sa justesse de trapéziste, par son emprise sur les saisons, l’oiseau est le maître des sabliers. C’est la cheville qui affermit l’édifice volatil du ciel, c’est la ponctuation nécessaire au temps qui goutte dans l’oubli.
Parfois l’aube m’écartèle, fait trembler mon cœur comme une proie. Je suis le peuplier assailli. Quelle est la nature de l’émoi : oppression ou joie intense ? Je ne saurais le dire, car je voyage alors aux frontières de toutes choses qui se couplent ou se déchirent. Je suis la bête victorieuse et je suis la bête soumise, je suis la jeune feuille bruissante et je suis la vieille feuille qui se décompose pour devenir terreau et perpétuer les germinations. Je suis tout simplement une zébrure qui vagabonde dans le ciel, entre la blessure du levant et le bleu tumescent de la nuit qui reflue. Je suis l’oiseau tôt levé pour assister à la Genèse qui chaque aube refait le monde. Je suis l’oiseau tôt levé. Dans l’odeur énervante du café et les bruits vermifères des bêtes aux noms imprécis que la nuit seule autorise. Je suis comme une bête tapie, à la fois attirée par l’ombre et terrorisée par ses spectres. Quelques fantômes du songe me suivent encore. Quelques émerveillements aussi.
Puis la lumière nomme les choses, efface leurs contours effrayants, accuse la franchise des ossatures. L’oiseau cesse d’être une voix, une insistance déchirante. Le jour lui redonne sa grâce, ses attributs d’acrobate. L’oiseau récupère le ciel, le signe d’un chant victorieux. Il se sépare aussi de moi, efface mes désirs d’essor, me restitue à mes laideurs et mes infirmités.
Je me retrouve scindé par la douleur. Je divorce d’avec mon rêve, d’avec l’aube trop tumultueuse qui accrédite tous les élans. Mes ailes brimées se rétractent, se contentent de battre en dedans, dans la scansion des viscères et les remous du sang en crue. Je deviens le simple spectateur des joies et des prouesses de l’oiseau qui oublie (avec moi) que l’aube est aussi l’heure des piloris, l’heure de la clarté qui désigne la proie au prédateur, l’heure de l’éveil qui rappelle la faim à l’affamé.
J’aurais tant voulu que chaque départ au matin, chaque lever de camp se fît avec la complicité de l’oiseau — avec ce désir incandescent de redessiner des frontières, d’insuffler au monde la jouvence, d’exterminer la laideur. Mais les jours ressemblent aux aléas des caravanes qui connaissent les pâturages comme les pierres blessantes des regs. Il y a des matins rogues et cadenassés, des matins brouillés de vent de sable. Qui a dit que les errances aboutissent toujours au port ?
Quand les vents brouillent nos pistes et que la canicule nous accable, j’entretiens dans mon cœur l’image de l’oiseau fondant sur l’arbre comme ces averses qui nous apaisent quand le ciel acquiesce à notre effort.
J’imagine parfois les noces. Les parades réglées avec grâce. Le plumage festivalier en ses inflexions d’impatience. Le camail éblouissant gonflé comme une proue conquérante. Les noces comportent leurs enchantements mais aussi des violences insoutenables. Je pense, par exemple, aux chats. Je pense à la honte des chiens soudés. Mais les noces de l’oiseau, d’une transparente euphorie, ne sont que grâces lascives et acrobatiques, réinvention de la danse et des géométries sans brisures. Les oiseaux se poursuivent, se sèment pour titiller leur ardeur inquiète et convier l’imprévu du jeu à la certitude du ravissement. Et quand ils se rattrapent enfin, boules de plumes chavirées, ce n’est pas pour brûler leur béatitude, pour céder à l’anéantissement de l’acte final. La danse exige encore d’autres figures, d’autres patiences industrieuses. L’oiseau doit payer de ses pattes frêles, de son plumage survolté, de sa gorge écorchée de désir. Il doit inventer et transcender, se soumettre et transgresser. Il doit marteler le désir jusqu’à le rendre translucide, lavé des élans équivoques.
C’est épuisé, pantelant, le corps déjà vidé, que l’oiseau s’abat sur sa complice, sa doucereuse tortionnaire, sa régénérante destructrice. L’acte ne dure qu’un instant, dans un jeu de tremblantes rectrices. L’oiseau redevient évanescent, flèche défiant toute attache, désir jamais abîmé.
Il y a un cri que je connais bien, c’est celui des perdrix durant la saison des amours. Quel puritanisme a pesé sur mon imagination d’enfant pour lui faire longtemps croire que l’acte d’accouplement est un acte de malveillance, de violente prise d’assaut ? J’ai vu des sauterelles à l’œuvre, des boucs puants, agressifs, des chattes harponnées miaulant à la mort. C’est pourquoi, dès que j’entendais la perdrix mâle cacaber, je me mettais tout de suite à penser au combat sans merci qui allait l’opposer à la femelle. Les grandes personnes m’avaient appris que la perdrix passe son temps à essayer de dissimuler ses œufs afin que le coq ne les casse pas pour en avaler le jaune. C’est vrai que nous découvrions dans les fourrés et les hautes herbes durcies par l’été pas mal de coquilles tachetées en débris ou avec juste un petit trou circulaire soigneusement pratiqué. Les grandes personnes alors se penchaient et déclaraient sentencieusement :
— Il les lui a bus.
Mais je n’ai jamais pu comprendre les motifs de ce brigandage. Et j’ai longtemps pensé que le mâle, dont le nom dans ma langue (ihiqel) est tellement éloigné de celui de la femelle (tassekkourt), n’avait rien à voir avec la perdrix femelle — sinon qu’il en est le déprédateur.
Lorsque nous montions certains étés vers les Hauts-Plateaux, nous cédions toujours à la joie toute sauvage et puérile de pourchasser dans les blés ou les chaumes les perdreaux jaunes, maladroits. Ils fuyaient dans tous les sens en piaillant et s’empêtrant, mélangeant la course et le vol. Quand nous étions sur le point de les rattraper, ils s’aplatissaient soudain dans les chaumes, faisant le mort et tenant immobile leur tête où se détachaient l’œil vif et le bec rougi comme avec du henné.
SUICIDE COLLECTIF D’OISEAUX.
NEW DELHI, 22 SEPT. (AFP.)
DES MILLIERS D’OISEAUX MIGRATEURS SE SUICIDENT EN ASSAM, RAPPORTE MARDI LE DÉPARTEMENT DES EAUX ET FORÊTS.
LES OISEAUX VENUS DU NORD ARRIVENT À LA NUIT TOMBÉE AU DÉBOUCHÉ DES VALLÉES HIMALAYENNES ET SE JETTENT SUR LES LAMPES DES VILLAGES OU DANS LES FEUX DES CAMPEMENTS, INDIQUE LE RAPPORT.
PLUS SURPRENANT ENCORE, LES OISEAUX QUI NE SONT PAS TUÉS SUR LE COUP SE LAISSENT MOURIR DE FAIM DANS LES CAGES OÙ DES ORNITHOLOGUES LES OBSERVENT AFIN DE DÉTERMINER LE MAL QUI LES FRAPPE.
SELON LES ANCIENS DES VILLAGES, CE COMPORTEMENT ÉTRANGE A ÉTÉ NOTÉ POUR LA PREMIÈRE FOIS EN 1906. IL S’EST REPRODUIT EN 1948, 1964 ET 1970. DES CHANGEMENTS DE PRESSION ATMOSPHÉRIQUE BRUTAUX POURRAIENT ÊTRE À L’ORIGINE DU SUICIDE DES OISEAUX, AVANCENT LES SPÉCIALISTES.
Ils peuvent surgir de la mer comme des postillons d’écume, comme des flèches décochées par quelque divinité pélagique.
Les mouettes sont des oiseaux qui, par leurs cris, leurs évolutions et leur couleur m’ont toujours fait penser à la salaison — le sel de la sueur dans les cheveux, le sel épandu sur les quartiers de viande à sécher. Je ne peux pas les regarder sans ciller douloureusement, avec tout le poids du ciel sur mes yeux, la sueur érosive qui m’aveugle. Des hallucinations s’emparent de moi : je vois des mouettes immenses, plus grandes que toute la gent ailée. Mais ce n’est pas leur taille qui m’inquiète : elles sont prêtes à fondre comme des bombardiers sur le monde, prêtes à m’épingler dans leurs serres. Leurs cris déchirants accentuent ma terreur, ils font le vide dans le ciel.
Ces visions m’induisent en erreur, me font oublier que les mouettes sont des oiseaux particulièrement vulnérables. Nous retrouvions souvent, dans les buissons nains des lagunes, des cadavres raidis, avec les ailes toujours déployées, devenus repaires des fourmis rouges qui circulaient fébrilement en empruntant les issues des yeux évidés, du bec ou du rectum. Il ne m’a jamais été donné de voir autant de cadavres d’une autre catégorie d’oiseaux. Les mouettes doivent posséder un système de défense éminemment défaillant. Qu’est-ce qui les tue ainsi en série ? La fatigue des traversées ? Quelque féroce persécuteur ? Le manque de nourriture dans la mer pour elles qui ne s’aventurent jamais à l’intérieur des terres ?
Mais est-ce qu’elles ignorent vraiment les continents ? Mon imagination souvent les arrache aux rivages, leur fait accomplir de terrestres pérégrinations. Je les vois tournoyant sur les aires à battre le blé dans la lumière vacillante des Hauts-Plateaux où des couleurs blondes se substituent au bleu aérien du littoral. Des bêtes (équidés ou bovins) écrasent en bas les javelles en tournant lourdement, les naseaux dilatés par la fatigue. Les mouettes, elles, brassent l’air comme pour le rendre plus frais, criant à tue-tête pour exciter les bêtes rivées à leur peine. Au bout d’un moment, le vertige me saisit à regarder les bêtes tournant et les cercles rapides des palmipèdes. Tout s’emmêle devant mes yeux — la poussière de paille jaune, le bleu sans limites de l’océan, les ahanements des bêtes liées et le cri strident des mouettes qui se résorbe peu à peu dans la chaleur bourdonnante.
Je rêve parfois d’autres oiseaux, ceux dont la neige est la demeure, ceux qui enfouissent leurs nids dans la toundra, parmi les fleurs fragiles.
Je songe à un désert tout blanc où la lumière n’accable pas, un désert aux bêtes soyeuses dont la fourrure se confond avec l’éclat de la neige. Je voyage en retrait de la caravane pour délester mon esprit des bas soucis domestiques, pour l’aider à vagabonder sans entraves. C’est comme cela que j’ai parcouru les pays froids dont le rêve fermente en moi alors qu’un soleil minéral suspend sur nos têtes ses tranchants.
J’étais amoureux des névés et de leur silence sans résidus — un silence qui n’a rien de commun avec le Sahara vide de bruits mais où la canicule oppressante attise un tumulte dans la tête. J’étais amoureux des bêtes touffues si loin par leur grâce soyeuse des bêtes écailleuses des sables. Je me dissimulais entre des trembles (ou des sapins à l’exhalaison enivrante — leurs branches ployaient, alourdies par d’épais cataplasmes de neige qui parfois dégringolaient en étoupes immaculées vite ingérées par le tapis d’en bas), et soudain apparaissaient tout près de moi des troupeaux de cervidés. La neige martelée par leurs sabots sonnait avec une limpidité de grelot.
J’aurais voulu me tenir longtemps tapi, avec dans le ventre et les yeux une jouissance douloureuse de chasseur. Mais j’étais obligé de sortir au risque de disperser les cervidés. Il fallait courir sans trêve de peur que le sang ne s’arrêtât. Un frisson (ce n’était pas le froid mais plutôt un effroi sacré) me talonnait tandis que mes pas défloraient le tapis virginal du sol qui étouffait le poids des souliers. Je parcourais ce monde figé où ce que je percevais le plus n’était pas le froid, mais la limpidité des couleurs qu’on pouvait regarder en face sans risque de brûler sa rétine. Les eaux prises répercutaient un éclat d’argent et, en suivant les reflets au loin, on rencontrait à l’horizon un bleu qui mordait comme un couteau.
Je savais que sous mes pieds patientait, avec ses rivières souterraines, ses poissons et ses rongeurs frileux, un monde enseveli, à la respiration close, qui attendait le printemps pour renaître. La chaleur qui chez nous calcine couve ici la vie dans ses poches.
Mais le monde d’au-dessus m’appelait, attisait mes délires de traqueur. Ma tête déployait des trappes, des lacs, des trébuchets où donnaient des perdrix, des élans et des renards. Parfois, plus lâchement, j’arrachais des lapereaux à leurs gîtes.
Je ne restais jamais assez longtemps dans ce pays pour voir une saison moins blanche. A peine un printemps clandestin risquait-il d’autres couleurs que mes oiseaux réapparaissaient, m’intégraient dans leur migration vers les hivers timides des pays chauds.
Souvent, au cours des transhumances ou des haltes précaires, je m’efforce de m’évader de la lumière inflexible qui ruine le monde, lamine toute perspective de verdure. Je suis du regard un oiseau dans le ciel et je remarque soudain que c’est un oiseau en partance vers les pays froids. J’aperçois alors une neige infinie. Je vois tout un continent qui moutonne avec simplement pour balises des branches noires qui griffent le ciel avant de devenir des points sombres fuyant avec l’horizon.
L’oiseau moula-moula est un traquet du désert. Il est le seul être à égayer de ses deux couleurs tranchées (blanc et noir) la désolation des massifs volcaniques. Je l’ai souvent suivi des yeux tandis qu’il égrenait ses notes menues sur les éminences chauves des monticules. Il ne peut pas tenir en place car la roche lui brûle les pattes. Le soleil, en d’autres contrées générateur de vie, est ici incendie ravageur. Aucun hymne, si ténu soit-il, ne chante dans l’air grésillant la fécondation ou la naissance, l’élan génésique ou le repos germinatif. La surdité du ciel pèse seule sur ce monde sans racines et sans surgeons. J’imagine parfois que la vie faite de pulsations et d’humeurs est allée se réfugier en des profondeurs intérieures. Mais je sais, au fond de moi, qu’aussi profond que l’on descende il n’y a que sable sur sable, roche sur roche entassées. Aussi loin que l’on regarde, aussi haut, aussi profond, il n’y a que la force anéantissante. Aucun signe — fût-il embryonnaire — de luxuriance ou de fertilité n’effleure les sens. Cette région est l’émanation directe de l’Enfer qui grille les entrailles du monde, elle en est le prolongement visible aux yeux des hommes. Une menace de damnation. Un rappel des colères célestes — un ciel qui a choisi une fois pour toutes non pas d’abreuver la terre, mais de la punir par ses flammes. Seul l’oiseau moula-moula verse une note de fraîcheur sur ce brasier. Son cri fragile entretient fugace-ment une illusion de verdure, il tombe comme une goutte de rosée sur les pierres effervescentes. Il suffit de fermer les yeux, d’écouter la note cristalline pour oublier ce monde décharné, réduit à sa colonne vertébrale, pour oublier le minéral aux aguets. Mais on ne peut pas faire durer l’illusion. Le gong du soleil sur la nuque vous ramène à la désolation. Astre perpendiculaire. Le plateau ne fait pas d’ombre. Aucune poche de pâleur n’atténue l’éclat de ce monde échappé d’une catastrophe dont il clame tout haut les affres. Je suis réduit, morfondu, à voyager dans ma tête.
Ce que m’ont toujours suggéré les terres traversées, avec leurs herbes qui meurent et renaissent, leurs lumières vives ou déclinantes, leurs ruines reconquises par les buissons, leurs villages où des hommes, au fil des ans, consument leur cœur et leur vigueur, c’est un mouvement douloureux de ressac entre la vie et la mort. Mais ici, dans cette immensité sans pulsations, la mort semble consommée, maîtresse sans rivale depuis toujours. On rencontre, tout au plus, les débris d’un frémissement venu d’au-delà des mémoires : squelettes pierreux, érigés comme stèles intemporelles, de ce qui fut un jour végétal gonflé de sève.
C’est pourquoi, quand me tenaille un désir de bruissement, un désir de source ou d’humus, quand m’appelle fiévreusement le pacte inviolable de la neige, j’invoque l’oiseau moula-moula. J’en fais mon messager pour la verdure, pour les rivages lumineux.
*
Le messager d’Abdelmoumen trouva le mahdi atterré. Celui-ci savait déjà que Marrakech n’avait pas été prise, mais il ne pouvait pas encore imaginer l’étendue du désastre qui avait frappé son armée. Se présenta tout de suite à son esprit l’image de son meilleur disciple — celui qui les surpassait tous, tant en intelligence qu’en courage : il pensa, la mort dans l’âme, au jeune homme qu’un hasard qu’il considérait comme prophétique mit un jour sur son chemin à Mellala, près de Bejaia l’irisée, d’où la perversion triomphante l’avait chassé.
Il demanda, presque en criant :
— Abdelmoumen en a-t-il réchappé ?
— Oui, Mahdi Accompli ; il est blessé à la cuisse droite mais il est toujours en vie.
— Alors Dieu soit loué, c’est comme si tous les fidèles avaient réchappé ; mieux : c’est comme s’ils étaient victorieux. Retourne vers Abdelmoumen et dis-lui que je l’attends, le cœur léger et réjoui malgré le triomphe de nos ennemis.
Mais le désastre qui s’était abattu sur son armée ébranla profondément Ibn Toumert. De ces dizaines de milliers d’hommes soudés par une foi inébranlable et qui pensaient qu’une bataille menée au nom de Dieu ne pouvait que se gagner, de ces hommes qui avaient renoncé à tout pour le suivre, qui avaient bravé tous les dangers pour lui, il ne restait qu’une horde de fuyards. C’était pourtant la seule bataille qu’il fallait gagner, l’unique bataille qui pouvait changer le destin du pays du Maghreb. Et, n’était sa grave maladie, le mahdi aurait pris lui-même part au siège de Marrakech — la tête du serpent almoravide. Il s’en voulait au fond d’avoir ainsi failli si près du but. Il pensait que sa seule présence parmi les guerriers, que sa seule volonté contre les murailles de Marrakech auraient changé le cours de la bataille. Sa place était bien là-bas. Il aurait dû s’y rendre — quitte à se faire porter sur une civière.
Une profonde prostration le gagna, le tint muet durant des jours. Sa maladie empira. Il ne quittait plus Tinmal, petite localité à proximité d’Igili, son village natal.
La vénération dont le mahdi était entouré donna naissance à maints récits sur les derniers moments d’Ibn Toumert. Tous ces récits parlaient de présages qui annonçaient sa propre mort au maître spirituel des Almohades. Tantôt c’était un ange qui se présentait, tantôt c’était simplement un rêve où le malade voyait en détail chaque minute qui lui restait à vivre. On avait tendance à prêter à la vie de Mohammed ibn Toumert des épisodes identiques à ceux qui ont marqué l’existence du Prophète. La vénération frisait le sacrilège.
C’est vrai qu’Ibn Toumert, par son intransigeance hors du commun qui lui avait fait encourir la mort à maintes reprises, par sa puissance oratoire qu’il déployait dans les deux langues berbère et arabe, par sa mégalomanie et sa gestuelle toute théâtrale, subjuguait son entourage et le forçait à tout accepter — aveuglément. N’était-ce pas pour cela que les tribus marocaines s’étaient vues l’élire — mi-consentantes, mi-contraintes — mahdi ? Personne n’avait jamais été insensible à ce petit homme laid et mal accoutré. Ceux qui ne l’aimaient pas le redoutaient. Ceux qui ne prenaient pas son parti étaient obligés de s’armer contre lui. Sa renommée d’homme pieux et téméraire, de combattant de Dieu, arrivait aux oreilles des montagnards et des nomades, ornée de légendes et de miracles, plus nombreux et plus probants à mesure que les bouches se relayaient. Des dizaines de milliers de personnes qui n’avaient jamais aperçu le maître almohade étaient convaincues qu’un saint ou un prophète circulait sur la terre du Maghreb.
C’est vrai qu’une sorte d’immunité supérieure défendait la vie de ce Chleuh agitateur. D’Orient en Occident, sur toute la contrée d’Islam, il avait injurié de fiers notables, il avait fracassé des jarres de vin, il avait molesté des prostituées, jeté les cailloux et l’opprobre sur de jeunes hommes épilés et fardés comme des mariées. Il avait assailli des rois dans leurs palais, leur intimant avec force menaces de modérer leur morgue et leurs luxures. Il reçut lui-même insultes et bastonnades, il fut maltraité, affamé et pourchassé, mais sa foi et sa conviction ne vacillèrent pas d’un iota. N’allait-il pas, guerrier au service de Dieu, son outre sur l’épaule et son bâton à la main, défier jusqu’en sa cour le puissant Ali ibn Youcef ?
Mais le miracle le plus probant que les gens simples associaient à la sainteté d’Ibn Toumert se produisit un jour en pleine mer.
Sur le bateau qui le ramenait d’Alexandrie vers le Maghreb, le jeune théologien remarqua une importante cargaison de vin. Il prit son bâton en bois d’olivier et se mit à briser les jarres, pataugeant bientôt comme un forcené dans une mare épaisse et rouge. Le propriétaire du vin accourut, empoigna lui aussi un bâton qu’il abattit à tour de bras sur la tête d’Ibn Toumert. Les passagers s’attroupèrent, entreprirent de calmer les deux hommes, leur arrachèrent leurs bâtons. Ibn Toumert s’éloigna le premier, pour aller se purifier de l’immonde boisson dont ses sandales étaient maculées. Les passagers ne le revirent plus jusqu’à l’heure de la prière. Là, il se planta encore sur la passerelle et ameuta les voyageurs en frappant avec son bâton comme s’il était pris de transe. Lorsque tout le monde fut sur le pont, il commanda aux hommes de faire leurs ablutions et de prier derrière lui. Quelques-uns se mirent à rire, d’autres le traitèrent de pauvre fou. Le cercle autour de lui commença à se défaire, mais Ibn Toumert intervint énergiquement, assenant des coups aux fuyards. Alors les passagers excédés décidèrent d’un commun accord de jeter ce diable par-dessus bord. Mais, au moment où ils le soulevèrent comme un paquet de nippes, une tempête se leva sur la mer, l’eau écuma contre le bateau qui se mit à tanguer tel un fétu. Alors, un Maghrébin qui revenait du pèlerinage à La Mecque alla trouver le commandant.
— Écoutez cet homme, lui dit-il, ce n’est ni un fou ni un trouble-fête. Rendez-vous à ses désirs et accomplissez la prière avec lui. Cela seul pourra vous sauver de la tempête que vos agissements à l’adresse d’un saint homme ont fait naître.
Le commandant avait complètement perdu la tête en face de cette tempête aussi tumultueuse qu’inattendue. Il rassembla équipage et voyageurs, les conduisit vers l’imam qu’ils implorèrent humblement de bien vouloir pardonner leur égarement et leur impiété. L’imam leur ordonna de satisfaire aux ablutions puis de revenir prier en sa compagnie. Lorsque les solliciteurs se retrouvèrent tous déchaussés et alignés derrière Ibn Toumert, les flots, comme par miracle, se calmèrent. Le bateau continua sous une bonne brise sa route vers le Maghreb.
L’histoire avait-elle réellement eu lieu ? C’était, de toutes les manières, celle que les gens simples dans les montagnes et dans les plaines aimaient le plus souvent rappeler.
Et voici maintenant Ibn Toumert dans le village de Tinmal. Il était aussi faible et impuissant que tout vieillard au chapitre de la mort. Pourtant, il n’avait même pas soixante ans. Il avait parcouru maintes contrées de l’Orient et de l’Occident, il avait sillonné les mers, cheminé sur les routes monotones du désert, il avait vu des villes arides et la verdoyante Bejaia — mais rien n’était plus cher à son cœur que les escarpements du Grand Atlas. C’était ici qu’il était né, non loin des bords de l’oued Sous. Il savait aussi que c’était ici que son destin allait s’accomplir, que c’était uniquement d’ici que pouvait partir ce renouveau de foi qui allait ébranler en la purifiant toute la contrée du Maghreb.
Il n’avait pas réussi à arriver au but de son vivant. Il allait mourir sur une défaite : Marrakech n’avait pas été prise au gouvernement almoravide. Mais Ibn Toumert savait en même temps que rien n’était vraiment perdu, qu’un homme était fait pour le prolonger qui avait pour nom Abdelmoumen. C’était pour cela qu’il avait hâte de s’enquérir. Tant qu’Abdelmoumen était vivant, le désastre de Marrakech n’était qu’un accident de parcours. La foi qui anime les hommes, qui leur fait délaisser familles et biens, ne pouvait pas être anéantie. Ils se lèveraient encore par milliers dans l’immense pays des Berbères. Il mourrait donc tranquillisé.
Il reçut ses compagnons qui avaient échappé au désastre. Ne pouvant se lever lui-même pour les saluer, il les appela un à un, leur apposa les mains sur la tête et sur le cœur. Il leur tint un long discours sur la foi, sur les voies licites de ce monde, sur la cohésion indispensable à la communauté des croyants. Quelques disciples posèrent des questions sur certaines conduites religieuses. L’imam répondit avec son style habituel — allégorique et péremptoire, n’admettant aucun correctif. Puis, pour terminer, il leur dit :
— Regardez bien votre mahdi pour que son visage se fixe dans votre mémoire. Un très long voyage m’attend.
Ses paroles furent, pour une fois, douces. Les fidèles furent frappés de ce changement. Ils devinaient que quelque chose d’aussi important qu’inhabituel se préparait quelque part. Ils répondirent au maître :
— Nous t’accompagnerons, ô mahdi, quelle que soit l’épreuve du voyage.
— Non, ce voyage est pour moi seul ; nul ne me tiendra compagnie.
Ibn Toumert voulait éloigner les disciples ; il avait hâte de se retirer — tant qu’il pouvait encore se retirer debout, tant que le gel n’avait pas gagné ses jambes, n’avait pas figé le sang de ses membres, immobilisant ses genoux à jamais. Il franchit comme un bébé qui s’essaie peureusement à marcher les quelques mètres qui le séparaient de son petit sanctuaire en forme d’antre — et plus personne jamais ne le revit.
C’était un midi flamboyant. L’air dansant faisait se mouvoir imperceptiblement le dos pesant de l’Atlas dans une gaze ténue de lumière. Silence oppressant de midi qui nichait l’angoisse dans la gorge. Silence sans fêlure de midi foudroyant le vol des coléoptères.
IV
Il n’y a pas de silence plus parfait que celui de midi foudroyant les coléoptères. C’est le moment que nous choisissions, Ahmed, Tayeb et moi, pour entreprendre nos tournées d’inspection et nos explorations. (Les souvenirs de l’enfance champêtre et aventureuse affluent parfois, tellement nombreux et violents que la gorge se noue de ne les pouvoir contenir.)
Nos domaines étaient les plus étendus du village. Ils couvraient des collines buissonneuses, des champs pentus où des oliviers s’accrochaient de guingois, quelques parcelles de terrain plat que creusaient de maigres ruisseaux. Nous regardions chaque matin tout cela de l’œil satisfait mais jaloux du propriétaire. Nous reniflions comme des chiens les émanations sylvestres où se mêlaient tous les plants sapides. Nous décelions en connaisseurs la part des jeunes conifères, celle des cistes poisseux, celle des oliviers impubères. Nous écoutions dans nos têtes le bruissement des moissons, nous surveillions les riches récoltes que notre habileté arrachait au sol. Rien n’échappait à notre vigilance. Des troupeaux imprudents s’aventuraient-ils sur nos terres ? Nous sortions les canons terribles de nos imaginations coalisées et les boulets se mettaient à pleuvoir comme grélons. Nous étions intraitables quant à l’intégrité de nos territoires. Nous voulions garder pour nous seuls le crottin fertilisant des lièvres, les plumes lustrées que faisans et guêpiers offraient au vent, les œufs tachetés savoureux que perdrix et cailles enfouissaient dans les buissons. Nous devions veiller aussi sur les fourrés giboyeux. Maîtres intraitables, oui, qui n’hésitions pas à tendre embuscades, à filer des jours durant les maraudeurs de toutes sortes, à cogner dur et sec jusqu’à ce que les poings saignent.
Nous ne faisions rien de particulier de nos domaines ; nous nous contentions de les sillonner par saison douce, d’y allumer de temps à autre un feu pour rajeunir les buissons. Maintes fois d’ailleurs nos feux de débroussaillement se transformèrent en incendies ravageurs qui laissaient la terre chauve et désolée pour deux années ou trois. Mais la verdure renaissait car l’herbe, comme chacun sait, est aussi fragile qu’immortelle.
Les limites de nos propriétés nous étaient, à vrai dire, inconnues. Une seule fois nous partîmes, hachettes et sabres à la ceinture, pour en évaluer l’étendue. Nous dégringolâmes des ravins, sabrâmes des fourrés hermétiques et une exubérance d’épineux, traversâmes des clairières pierreuses mais ne rencontrâmes personne pour nous renseigner. Nous revînmes avec, dans nos têtes, la même interrogation, mais aussi des imaginations fécondées où pouvaient entrer de nouveaux rêves.
Nous étant ainsi fait une idée sur l’étendue de nos richesses, nous pensâmes au moyen de les défendre d’abord, mais de les exploiter aussi. Nous nous mîmes à fabriquer des armes diverses : arbalètes, épées en bois, gourdins à la tête cloutée.
— Il nous faut une fonderie, émit un jour Tayeb, pour fabriquer de vraies balles.
Notre susceptibilité s’accrut. Une personne se dirigeait-elle dans le sens de nos domaines ? Nous nous transformions immédiatement en vigiles et éclaireurs qui savent suivre des pistes sans se faire voir, épouser les troncs des arbres, habiter les buissons des heures durant, effacer l’empreinte de leurs semelles. Lorsque nous arrivions au terme de nos filatures et qu’il fallait quitter les buissons pour barrer la route aux maraudeurs, c’était Ahmed, le plus courageux et le plus fort de nous trois, qui s’annonçait le premier. Tayeb avait un rôle plus diplomate, tentant de convaincre l’aventurier de prendre une autre direction avant que les choses ne se gâtent. Moi j’étais l’arbalétrier, intervenant quand tout se corsait et que le massacre devenait fatal.
Tayeb, Ahmed et moi étions de trois familles différentes. C’est pourquoi notre coalition était plutôt inaccoutumée dans cette région où, déjà enfants nous étions tenus d’apprendre que l’individu ne possède ni penchant ni décision, que c’est le clan qui réglemente tout. Il y avait Hassan qui parfois se joignait à nous, mais dès qu’éclatait un léger différend il réintégrait docilement sa parentèle et prenait le parti de ses cousins. Nous le méprisions un peu tous les trois et l’avions dès le début jugé trop mou et trop faible pour tout ce que nous entreprenions. Nous ne l’admettions parmi nous que lorsque nous le sentions d’un appoint (logistique — jamais décisionnel ou guerrier) absolument indispensable.
La cruauté était notre fort ; nous l’exercions sur insectes, oiseaux et autres petites bêtes. Ahmed était spécialiste des dissections ; Tayeb exposait des oiseaux encore vivants à proximité des fourmilières pour récupérer quelques jours plus tard un squelette soigneusement récuré ; moi, je m’étais adonné à l’arrachage des pattes sauteuses chez sauterelles et criquets mais aussi chez les mantes religieuses qu’il fallait manipuler avec attention eu égard à leurs pattes barbelées. Ce n’est que bien plus tad que nous devions nous intéresser à la capture des papillons pour les épingler. Nous ne voyions pas encore l’intérêt d’une activité purement décoratrice. Pour le moment, seul nous préoccupait ce qui pouvait répondre à notre faim ou à notre cruauté : œufs de perdrix débusqués, oisillons soumis à des vols forcés, lapereaux extirpés de leurs terriers, insectes décortiqués pour le plaisir des yeux et de nos tripes ravageuses.
Puis nous assaillirent des rêves d’agriculteurs racés, des fourmillements arboricoles, des obsessions séminales. La vétusté de nos outils n’entravait en rien notre ardeur à l’ouvrage. Pressurer le raisin vert, faire rendre son jus à l’orange, leur miel aux figues et aux pêches. Breuvages tord-boyaux, compotes aux goûts divers : nous tenions commerce aux riches étals.
Parfois, lorsque notre désir de razzier ou de terroriser devenait trop pressant, nous ingurgitions, têtes renversées, des carafes de raisin pressuré et nous entamions des danses barbares, prémices d’un massacre irrémédiable. Nous dénudions nos poitrines, affublions nos corps de branchages et déclarions ouverte l’ère de la terreur. Notre colère s’exerçait sur tout : garçons, chèvres, chats, poules. Nous mettions le feu aux baraquements, décimions les troupeaux et souvent ramenions un butin dont le partage achevait de faire naître entre nous le plus sanglant des accrochages.
C’était le lendemain, avec le réveil, que les douleurs et les ecchymoses se déclaraient. Les tumeurs tiraient les visages de côté, des douleurs lancinantes alourdissaient ou immobilisaient les membres. Nos corps éprouvés nous obligeaient à une trève de quelques jours. Nous descendions alors tous ensemble, ennemis réunis par l’armistice, laver nos plaies dans la rivière.
La rivière était notre espace d’évasion. Lorsque nous la regardions du village, il ne s’y produisait jamais rien — à part en hiver quand ses eaux devenues folles charriaient des arbres couchés. Mais nous devinions qu’il s’y tramait des choses passionnantes avec la tombée de la nuit, nous savions aussi que les fourrés qui la bordent abritaient d’étranges aventures qui allaient sans doute se terminer dans les enchevêtrements de lianes et d’épineux qui dégringolaient des contreforts. A l’orée de l’été, la rivière se ramassait sur elle-même, s’adossait contre une falaise et coulait doucement comme une lanière. Nous regardions l’eau impassible, l’eau rescapée des grands hivers, où seul le soleil levait des étincelles. Mais nous savions que de temps à autre la descendaient des hommes au langage inconnu et des navires remplis de trésors.
Un jour, l’idée naquit en nous de nous emparer de la rivière. Nous savions tous les trois que cela n’irait pas sans grand risque. Mais nous étions éblouis par les avantages que nous tirerions d’une telle conquête : virées extraordinaires, arraisonnement des navires, pêche réservée à nous seuls. Après des assises qui se poursuivirent sur plusieurs jours, nous décidâmes de nous lancer, munis d’armes et de provisions, à la conquête de la rivière.
C’était le début du printemps. Toute la petite plaine était verte, et les pattes des chèvres disparaissaient dans la touffeur des herbes élancées. Nous installâmes notre campement : vieilles bâches étendues entre les éminences de hauts buissons, et déballâmes notre logistique : cuillères en bois et assiettes de nickel. Nous décidâmes, pour commencer, de nous livrer à une pêche tranquille, de bannir tout acte belliqueux qui pourrait dévoiler nos graves projets. Ce n’était qu’au soir, lorsque le dernier troupeau serait rentré, que nous hisserions notre drapeau, mettant ainsi tout le monde le lendemain devant un fait accompli.
La nuit venue, nous nous livrâmes à des danses de victoire autour d’un feu entretenu jusqu’au matin. Ahmed, muni d’une fourche, sautilla longtemps sur un pied, feignant d’embrocher une multitude d’ennemis terrassés. Puis il se calma un peu et proposa de faire un café. Notre veille, nous pensions bien, n’était pas seulement imposée par la célébration d’un fait d’armes, elle était aussi dictée par l’anxiété. Nous attendions avec appréhension la réaction, le lendemain, d’un village que nous aurions exproprié d’un terrain de pêche et de pâturage. Car nous entendions étendre notre domination sur la bande de terre verdoyante qui courait tout le long de la rivière. Nous n’avions pas une idée précise sur ce que nous y sèmerions ou planterions l’automne venu, mais nous sentions que l’eau de la rivière ne nous suffisait pas, que nos yeux de terriens racés ne pouvaient pas se contenter du spectacle de poissons harponnés, bouches ouvertes au seuil de la mort. Les poissons meurent sans saigner alors que nos sens nous commandaient de répandre le sang des bêtes et de déchirer en sillons fumants la peau de la terre. Ce que nous aimions était bien là : le couteau, la charrue, mais pas l’hameçon sournois. D’ailleurs, avions-nous décidé d’un commun accord durant cette nuit de célébration et de vigilance, ce n’était pas de poisson que nous allions vivre, mais bien de béliers et de chevreaux que des bergers imprudents ou téméraires pourraient engager sur nos nouveaux domaines.
Comme le sommeil ne venait pas et que l’émotion nous empêchait de tenir en place, nous partîmes, longeant la berge, vers la mer toute proche et noire où finissait l’aventure du fleuve que nous venions de conquérir. La clarté de la lune nous guidait. Mais je frissonnais d’une étrange peur. Était-ce la fraîcheur de la nuit ou la majesté écrasante de cet horizon d’écume que nous entendions gronder tout près ?
Le lendemain, la faim vint tôt. Notre première pensée fut pour la pêche. Nous nous aperçûmes avec désappointement que la rivière n’était pas poissonneuse. Notre longue attente à surveiller les lignes se solda par deux maigres prises que nous braisâmes sur du bois mort charrié, poli puis rejeté par le fleuve. Nous les dégustâmes sans sel, en les accompagnant de bouts de galette. C’était notre repas du matin pour fêter de façon carnivore la visite du soleil.
Est-ce que tout cela s’est passé ? Ou est-ce un simple désir fortement gravé dans l’imagination d’un enfant ?
Il aurait fallu peut-être que je parle du tout début de mes aventures. Où se tenaient des arbres immenses avec une odeur prenante de sève, un chuchotement de feuillage et des colonies de bêtes bruyantes.
Je découvris d’abord la maison où nous vivions. Maison en la montagne enfouie. Nous y logions tous. Bêtes et hommes si peu hommes. La maison était exiguë : une pièce prolongée en étable. Mais il y avait tout à l’intérieur : la famille peu nombreuse, la paire de bœufs, l’âne, les chevreaux qui craignent le froid, les lapins prolifiques aux yeux rouges, l’ogresse tapie dans le secret, l’herbe (il fallait en ramener pour les lapereaux) et les arbres bruissants de la montagne. La maison cerclée par des murettes de pierre. Où il y eut tellement de rêves. Tellement de peurs. Tellement de haine vengeresse. Et si peu d’amour.
Il fallait que je m’évade de la maison. Juste après l’avoir prospectée. Malgré ma petite taille, je constatai tout de suite que la maison ne suffisait pas à mes mouvements, à mes désirs d’herbe, d’eau, de fleurs et de bêtes sauvages. Aujourd’hui, quand je ferme les yeux, j’ai plein de souvenirs de coqs, d’arbres fruitiers odorants et de champs préparés pour les labours. Comment les avais-je acquis ?
Je découvris un jour une faille dans l’une des murettes. C’était ma fenêtre sur le monde. En cachette j’agrandissais le trou. Et un jour il put me contenir. Je pense que la première chose que je voulais suivre était le vent. Il était musicien et bon marcheur. Sa voix dans les arbres en hiver avait toujours constitué pour moi un appel. Je poussai donc mon buste en avant. La rue était loin d’être aussi captivante que je le croyais. Elle n’était pas assez large à mon goût. J’eus vite fait d’en épuiser les maigres richesses. Et je me rendis compte d’une évidence : c’était sortir du village qu’il me fallait. Restait le stratagème. J’étais encore trop petit pour accompagner les bergers. Il fallait trouver autre chose. Je pense que j’ai dû poursuivre une poule jusqu’aux cactées qui bordent le village. De là il était facile de continuer. J’étais soustrait à toute surveillance.
Je commençai par palper les choses : le tronc râblé des oliviers, les tiges sèches des herbes, les insectes aux cuirasses luisantes. Mais bientôt mon ouïe se réveilla : le vent déballait ses instruments et s’en allait secouer les feuillages. Il faisait naître des chants tristes dans les roseaux serrés. L’herbe aussi délivrait sa musique. Soudain le vent se fâcha ; il jetait à terre les feuilles des arbres, malmenait les oiseaux dans le ciel. Je ne savais pas que le charmant musicien et vaillant marcheur que j’écoutais avec envie de la maison pouvait aussi avoir des accès de colère, voire de méchanceté. Je me réfugiai, tremblant, entre des arbres puis me mis à courir à toutes jambes vers la maison que je trouvai plongée dans le désarroi : des pisteurs étaient déjà lancés à ma recherche.
Puis il y a les longs couloirs d’obscurité. Je crus longtemps que je devenais aveugle à l’approche d’une heure bien précise. On n’allumait que très tard le quinquet chez moi. Je sus bien après que c’était par une mesure qu’on appelait l’économie. Tant qu’on pouvait distinguer les objets puis les seulement deviner, on se mouvait dans la maison presque à tâtons. Ce n’est que lorsque la nuit devenait entière, que lorsque les mouvements risquaient de provoquer une catastrophe d’ustensiles que ma mère tendait le bras vers le quinquet. Auparavant, j’observais le monde qui noircissait progressivement, puis mes yeux devenaient inefficaces et mes oreilles assuraient le relais. Le premier bruit qui arrivait, c’était le cri des geckos. Une fois, l’un d’eux était descendu du plafond (j’avais pu suivre sa trajectoire grâce au déplacement de son cri) pour venir parcourir ma main de ses pattes adhésives et très fraîches.
Ces soirs d’obscurité et de silence sont reliés pour moi à un événement : la mort de la mère de Moh Tahar. J’ai cru entendre des plaintes dans la rue qui déclinaient comme finissent les aboiements à la mort des chiens. C’était une fille qui pleurait. Elle s’appelait Zahra, et l’on m’a souvent répété que lorsqu’une fille pleurait de la sorte, c’est qu’elle allait « manger » son père. Les plaintes de Zahra étaient de toute manière très claires ; elles étaient comme ces choses que l’on reconnaît avant même de les approcher, ces choses qui ont la mort écrite non seulement dessus mais tout autour d’elles aussi. Le père de Zahra mourut effectivement mais elle n’avait pas pour autant perdu son habitude de pleurer. Cherchait-elle à « manger » d’autres personnes encore ? Puis j’appris que la mère de Moh Tahar venait de mourir. Un grand froid me parcourut car j’eus soudain très peur d’entendre ces chants insupportablement tristes que psalmodient les cortèges funèbres. Ces chants avaient une telle pesanteur, et une telle importance dans le village malgré leur répétition — car beaucoup de gens disparaissaient (la guerre, les maladies étranges) ! Nous étions régis par la mort.
Les plaintes de la fille s’éternisaient. Mais je n’entendais pas Moh Tahar pleurer. J’eus soudain peur de la pénombre et me précipitai au-dehors, mais les murettes de pierre me retinrent (la brèche avait été colmatée après ma première escapade). J’éprouvais l’envie d’être entouré par tous les membres de la famille : je craignais de mourir aussi. Il n’y a que les morts qu’on abandonne, sans se soucier de savoir s’ils ont peur ou non tout seuls dans l’obscurité lugubre des cimetières. Moi, je n’ai rien à voir avec cette obscurité souterraine qui ne possède pas de fin. Alors pourquoi m’abandonne-t-on ? Ma mère (je collai l’oreille contre une murette pour bien recevoir les nouvelles de la rue et m’assurer que ce n’était pas elle qui était morte) était une femme étrange. Elle avait l’air de tenir à moi, prodiguait d’inquiétantes tendresses puis m’enfermait à la maison et partait je ne savais où. Je ne pouvais même pas communiquer avec les cousins qui s’amusaient derrière la murette. Les geckos seuls me consolaient. Je sus très tôt que toutes les bêtes invisibles de la maison étaient inoffensives. Je pouvais entendre des musiques, des chuintements, des glissements entre les silos, cela ne me dérangeait nullement. Le silence seul me pesait — surtout à l’approche du crépuscule.
Il y avait des jours où je sentais que le village m’appartenait. Toute hostilité cessait entre nous. Comme ce jour où passèrent les magiciens.
Soleil doux d’octobre. Quelqu’un brûlait des feuilles mortes dans un champ. La fumée montait dans le ciel comme une chevelure torsadée. Dans l’air planait une odeur de presse à huile. Tout à coup, un mouvement inaccoutumé secoua le village. D’étranges visiteurs apparurent avec des dromadaires et des chimpanzés. Personne ne les avait vus ou entendus au loin. Leur tambour ne libéra un premier grondement qu’au beau milieu du village. Une ronde se constitua autour d’eux. Les étrangers n’avaient pas beaucoup de matériel. La plupart des merveilles qu’ils faisaient naître, c’était simplement avec des gestes et des paroles. Nous entendîmes d’insolites invocations, vîmes avec effarement des serpents se tortiller entre les mains des étrangers puis s’enrouler sur leurs bras et darder la langue vers leurs visages. Entre-temps, l’un des magiciens avait allumé un feu et, lorsque celui-ci eut bien pris, il se mit à ramasser des braises et à les avaler l’une derrière l’autre. Un autre saltimbanque tapait sur un tambour et des bonbons tombaient d’un figuier. Les villageois baignaient dans la fascination. Une fièvre incompréhensible, qui appelait à la fois à la rétention et à la danse, se propageait de l’un à l’autre. C’était un moment d’euphorie, un voyage dépassant toute espérance. Il y avait d’un côté ces arrivants aux aptitudes éblouissantes et de l’autre ce ballet invisible qui se déroulait dans les têtes et les corps secoués d’une houle mais immobiles, ligotés par la défiance et par l’enchantement.
Je n’ai pas pu jouir du spectacle jusqu’au bout. Ma mère accourut, essoufflée, pour me tirer du milieu de la foule de peur que je ne mange de ces bonbons diaboliques. Elle était d’une méfiance insupportable qu’elle cherchait à me communiquer.
Ma mère entretenait commerce avec maintes instances invisibles. Je n’étais pas sûr qu’elle fût folle. Mais il lui arrivait souvent de se lever, de venir sur le seuil de la porte avec une cruche pour éteindre des flammes bleues qu’elle était seule à voir. C’est vrai qu’elle m’amusait parfois, qu’elle contait d’effrayantes histoires, entonnait des airs charmants. Mais souvent elle pleurait en arrivant au terme de chansons bizarres. Je crois même qu’un soir des libellules se mirent à sortir de son flanc mais, là encore, je ne suis pas sûr ; j’ai très bien pu confondre avec des chrysalides longues et figées que je dénichais sous de vieux loquets.
J’avais sans doute souhaité la mort de ma mère (mon père pouvait bien mourir, cela ne m’intéressait nullement) pour vivre un drame à ma mesure. Je me trouvais dans un champ envahi de coquelicots et de papillons, et je savais qu’une telle beauté devait se payer dans le sang. D’autant plus que j’étais en compagnie d’une fille qui était peut-être ma sœur et qui avait besoin d’une preuve de courage autant que d’amour. Le printemps soufflait sa chaude folie sur les fleurs et les bourdons. Des orchestres d’insectes se formèrent. Mon trouble (un fourmillement dans la poitrine, un autre dans l’entrecuisse) s’accrut soudain jusqu’à devenir désir de meurtre. J’exterminai des fourmilières, j’arrachai les ailes des charançons. J’écartelai des sauterelles pour en montrer le sexe à ma sœur. Je savais en fait que le malheur avait déjà eu lieu. Il ne restait plus rien à sauver ou à raccommoder. C’était uniquement cela que je voulais faire comprendre à ma sœur. Et je crois que son indifférence m’avait fait pleurer devant les sauterelles mutilées. Je sentis tout à coup que même le champ, même le printemps ne voulaient pas de moi. Ce n’était pas en massacrant les bêtes que je gagnerais des faveurs. J’étais laid, indésirable. C’était cela qui me poussait à détruire et expliquait le comportement de tout le monde à mon égard (même de ma mère qui me claustrait).
Puis un jour j’entrepris un voyage avec ma mère. Il m’avait paru très long. Ma mère désigna des endroits (petits hameaux ou champs) qui réveillèrent en moi des noms d’insectes ou d’oiseaux. Nous vîmes des fumées sur les champs, un éparpillement de moutons. Je voyais les arbres de vraiment près et, au loin — limite du monde — , la ligne immobile de la mer. C’était un cocon que je quittais. Un cocon de murettes sèches. J’éprouvais mes ailes dans l’espace. L’impression de voleter derrière ma mère, mes pieds touchant à peine le sol, voici ce que je ressentais. J’avais des sandales en plastique blanc — ma première paire de chaussures. Cela ne m’aidait pas à marcher, j’avais les orteils trop serrés. C’était d’ailleurs ce qui m’obligeait à voler. Je ne tardai pas à échapper à ma mère. Je volais tout seul et bien haut, les arbres s’aplatissant sous moi. Je voyais mon ombre en bas. Puis je brassais l’air doucement et elle venait se superposer à celle de maman. Celle-ci ne semblait même pas me chercher. J’étais au-dessus de sa tête. Des oiseaux tournaient autour de moi comme les papillons le soir dans le halo du quinquet.
Je découvris tout à coup ma force : tant d’éléments me fêtaient, affichaient à mon endroit une obéissance parfaite. Je n’avais qu’à formuler mes ordres — même les plus extravagants. C’était ce jour-là en vérité que je devins maître du fleuve. Ses berges vêtues de lauriers-roses eurent tôt fait de me captiver. Elles me firent oublier tout le reste : mon ombre agrandie en bas, le tire-bouchon des fumées sur les champs, les musiques des oiseaux, la vigne vierge couleur de sang. Je fus aussi tenté par la soumission de la mer. Mais je dus vite déchanter. J’avais peur du roulis de l’eau bleue qui charriait des moutons morts.
J’ai volé un temps sans limites. Car tout à coup ce fut le soir. La bande du soleil en bas se rétrécissait peu à peu comme un tapis qu’on enroule. Je regardai mon fleuve et je sentis sur tout le corps un attouchement agréable comme lorsqu’on se lave et que l’eau reflue progressivement en laissant son haleine fraîche.
Un jour on m’arracha à tout cela. Matin gris humide de l’hiver scolaire. Le froid cherchait un chemin vers mon âme. Mais, moi, je me coulais à travers les eucalyptus dégoulinants dont les feuilles, par terre, formaient un tapis mobile dont le vent remodelait sans cesse l’épaisseur et les motifs. Un événement capital venait de bouleverser la vie des arbres : ils contenaient leurs émanations, imposaient au toucher des troncs froids, refusaient de livrer la musique de leurs feuilles. Ils se tenaient là, soumis, figés dans un alignement processionnel. Je ne tardai pas à comprendre : les dieux sylvestres avaient disparu. Ils avaient été à jamais chassés par les caissons de craie et de livres qui étaient venus impulser une nouvelle ère. Ils n’avaient même pas tenté de résister, ils avaient laissé place nette à une nouvelle loi toute de rectitude. Nous regardions le monde muer : l’argile perdait son éclat blanc, le temps sa nonchalance, les éléments naturels renonçaient à leur mouvement réglé de longue date.
Une nouvelle horloge rythmait le monde. Loin de désorienter les gens, elle les amenait sans peine apparente à se conformer à sa brusquerie et à sa rigueur. Les villageois ne se plaignaient pas, ils étaient sûrs au contraire qu’on les brutalisait pour leur bien — pas exactement le leur, à vrai dire, mais celui de leur descendance. L’époque du pain noir est, disaient-ils à leurs enfants, terminée. Vous allez désormais vivre de la plume. Vous allez vivre de mots bien placés, d’une écriture rigide, indéfectible, de sentences assenées doctement. Saisissez la chance qui est offerte, elle ne se représentera plus ; durcissez la peau de vos membres et de vos fesses, offrez-vous sans rancœur au bâton juste et correcteur. Surtout ne protestez pas, ceux qui vous châtient vous aiment autant. Le mauvais maître est celui qui condescend. Le savoir acquis avec douleur est un savoir qu’on n’oublie pas.
Pour compenser les morsures de la règle sur les doigts, on nous gratifia d’une sorte de manège où les choses tournaient trop vite pour nos têtes : la nature figée là en images coloriées, une nouvelle manière de s’asseoir, des mots inédits à notre bouche. Je découvris l’autre face du monde : une face libérée du corps et des violences qui le travaillent, et qui s’étale, attrayante, en images inamovibles et en signes substitués à la parole.
L’enfant commença à vivre dans les livres. La découverte, par le biais d’un enseignant, de la Sélection du Reader’s Digest (édition française) lui ouvrit une fenêtre sur des femmes riantes aux fesses moulées dans des tailleurs, sur des babioles et des gadgets qui actionnent l’imagination, sur des paysages de routes droites et d’arbres réguliers. Il ne comprenait pas encore les mots.
L’école jouxtait l’hôpital. Un simple grillage les séparait. J’attendais avec impatience l’heure de la récréation car je pouvais alors causer, à travers le treillis métallique, avec Idir, une connaissance à moi, qui était malade et qui, chose pour le moins paradoxale, était toujours dans le jardin de l’hôpital, tout près de la salle de classe. Je m’entendis avec Hocine pour échanger nos places car de là où il s’asseyait d’habitude on pouvait facilement voir le jardin de l’hôpital. Je passais mon temps à regarder Idir ou à le chercher entre les arbres du jardin tandis que l’instituteur célébrait l’orthographe correcte ou l’infaillibilité de la preuve par 9. Je récoltais plein de punitions.
— Élève Untel, tu ne descendras donc jamais de la lune ?
Idir était le malade, j’étais le prisonnier.
Le voyage. L’enfant n’eut dès lors de cesse de voyager. Pas dans les espaces champêtres, mais dans les couloirs de sa tête. Des personnes et des paysages quittaient les livres (il eut la chance de pouvoir en consulter beaucoup) et venaient se planter tout près de lui. Ils lui proposaient des aventures de couleurs, des costumes extravagants. Les éléments se dédoublaient, des routes devenaient multiples. Même les modes de voyager le désarçonnaient par leur variété autant que par leurs sollicitations tapageuses. Certaines voies lui faisaient carrément peur : celle des mers, par exemple — ou les pistes fuyantes des déserts. Mais la verdure était son élément, les pluies lui étaient familières. On eût dit qu’une âme nordique logeait dans sa petite carcasse de Berbère. Il serait bien étonné d’apprendre plus tard que le soleil est la source de toute vie. Pour lui, l’eau seule est génératrice, la pluie seule est fécondante. Il ne se lassait jamais de la regarder tomber, il ouvrait toute grande la fenêtre, même en période de froid intense. Il aimait surtout le bruit qu’elle faisait et les grosses larmes translucides qu’elle déposait sur les feuilles des figuiers. Jadis, quand la pluie tombait des jours durant jusqu’à former des ruisselets dans la rue, l’enfant sortait pieds nus pour patauger dans les rigoles, puis il décrochait son collier de pièges et allait faire la chasse aux rouges-gorges. Maintenant, les livres qui étaient ses destriers avaient aussi leur place dans l’hiver. Ils servaient à animer les nuits de leurs voyages hors des saisons.
L’enfant préférait les livres qui parlaient des pays neigeux, des loups, des traîneaux, des caribous. Il aimait aussi des livres qu’il devinait vieux en dépit de leur couverture presque brillante, des livres dont l’histoire était centrée sur des jeunes filles malheureuses, des filles dont la vie se déroulait dans un monde de fracas et de tempêtes et qui finissaient par se résigner, terminant leurs jours au coin du feu dans une demeure reculée.
Les livres lui faisaient ainsi traverser des destins entiers, des vies étranges et passionnantes. Il n’avait jamais été aussi heureux. Il ne s’était jamais senti aussi puissant. Il prit alors de nouvelles habitudes : des promenades solitaires où il repassait dans son esprit les aventures touchantes ou merveilleuses que les livres lui racontaient.
Même la rivière avait changé de visage pour lui. Ce qui le captivait désormais, ce n’étaient pas les eaux dolentes et les étincelles qui les parcouraient, mais les coulées tonitruantes qui s’agitaient comme des cordes ophidiennes et charriaient des arbres dans leur colère. L’enfant les sentait en accord avec une violence confuse et indicible, une exaltation insaisissable répandues comme une fièvre dans son corps. La rivière était maintenant pour lui l’une des forces actives de l’hiver, une sorte de trompe à longue portée par où l’hiver soufflait des ordres intransigeants mais bénéfiques. Car il y avait un aspect que l’enfant n’appréciait guère dans l’hiver : c’était son silence parfois pesant quand tous les vigiles (pluies, vents, tempêtes) se retranchaient en leurs antres invisibles.
Il savait bien comment l’hiver arrivait, il avait appris à le guetter. L’été promenait encore sans conviction ses tisons à moitié morts puis, un beau jour de fin novembre, le ciel se déchirait comme une vieille toile. L’hiver descendait sur nous, nous abreuvait de sa clémence, passait ses mains fraîches sur le monde.
L’enfant aimait les toits des maisons qui fumaient comme des bouches humaines, il aimait les oiseaux frileux quêtant une chaleur domestique. Tout cela le ramenait à des paysages de neige épaisse. Construire un gros homme de neige (comme il l’avait vu dans le livre). Ça, il savait que c’était un rêve irréalisable. Mais un campement de Lapons, cela devait être l’endroit idéal pour vivre. D’abord on y est en pleine nature et non dans les rues tortueuses (il ne doit pas être aisé de s’y diriger) d’une ville. Ensuite, s’aventurer au crépuscule hors des tentes pour caresser un renne dans les enclos et sentir sa main transie parcourue d’une haleine humide ! L’enfant ne désespérait pas d’assister un jour sur la neige durcie comme pierre à la migration des caribous quêtant des matins plus lumineux et une nourriture abondante.
Le livre n’était pas son unique horizon. Il continuait toujours à sortir dans les champs. De toute manière, il était obligé de le faire à chaque fin de semaine pour mener paître les deux chèvres et trois chevreaux que son père avait achetés depuis peu. Les enfants n’aiment pas garder les chèvres, c’est une activité éprouvante qui ne leur permet pas toujours assez de distraction. Les chèvres sont très capricieuses et très accaparantes : il faut les surveiller contre le saccage des arbres fruitiers, contre les intrusions dans les champs des voisins et veiller à ce qu’aucun chacal ne leur tranche la gorge au fond d’un ruisseau. Mais, pour lui désormais, garder les chèvres tout seul cessa d’être une tâche pesante. Il avait tellement de temps, tellement d’espace pour poursuivre ses rêves et aventures, pour mimer et réciter, pour partir en des courses folles dans les taillis et les ravins. Quand la pluie était trop intense pour autoriser de telles gambades, l’enfant se réfugiait sous un caroubier très feuillu ou sous une vigne formant tonnelle ; là il se contentait de fredonner des chansons aventureuses. Souvent, des oiseaux tout ébouriffés, merles, fauvettes ou rouges-queues, fusaient d’un buisson voisin et venaient se poser sur sa cachette. Ils se mettaient à se secouer ou se plaignaient à petits cris.
Les arbres sous lesquels le jeune berger se réfugiait ne constituaient pas une cachette hermétique, ils ne pouvaient que diminuer la densité de la pluie. Et souvent, parmi les nombreuses gouttes qui atteignaient l’enfant, l’une s’insinuait dans sa nuque et suivait sa colonne vertébrale. Il était alors tellement excité qu’il ne pouvait plus tenir en place, qu’il était obligé de sortir de sa retraite, de défier la pluie par une petite course sur l’herbe glissante. Il éprouvait voluptueusement le contact râpeux des buissons et leurs griffures sans rancœur.
Il revenait sous l’arbre protecteur, uniformément mouillé. Il était tellement éveillé à tout ce qui l’entourait qu’il ne parvenait plus à rêver pour un moment. Il reconnaissait tout autour l’omniprésence de la nature, ses senteurs imprégnantes et ses mouvements de colère. Un tonnerre se préparait quelque part, la terre grondait comme un fauve et l’éclair fusait tout à coup, immense craquelure dans le ciel. L’enfant se rappelait alors les chèvres, devait traverser fourrés et éboulis pour vérifier qu’elles étaient bien là. Mais, d’habitude, quand il pleuvait, les bêtes ne s’éloignaient pas beaucoup ; elles venaient même parfois se serrer autour du berger dans son abri rudimentaire. Ce qu’il aurait aimé avoir, c’était un chien pour accomplir cette besogne à sa place. Il pourrait « ramener » les chèvres et surtout les veiller contre le chacal. Mais celui qu’ils avaient, une chienne menue nommée Belka, était mort depuis plus de deux années. Ils n’en avaient plus eu d’autre depuis.
L’enfant découvrit d’autres livres plus proches de lui, des noms de personnes identiques à ceux qu’il connaissait, des histoires qui parlaient de kanoun, d’ikoufane, des maisons et des bêtes du pays. Il y était encore question de la pluie, du froid intense des hivers, mais aussi de terre qui se craquelle de sécheresse, d’oueds au lit caillouteux, d’un soleil éprouvant dans sa souveraineté.
Toutes ces histoires n’étaient pas venues seules. Il y avait eu d’abord la présence du papier bien quadrillé et l’odeur de l’encre inventive. L’enfant était sollicité de toutes parts, il devait non seulement regarder et rêver mais aussi humer et palper. Le jour où il ramena en cachette un morceau de craie à la maison, il connut la grandeur du découvreur, de celui qui pouvait attribuer des formes et nommer les choses en premier.
Cette mutation radicale du village provoquée par le pouvoir des nouveaux signes et des nouvelles images, l’enfant ne savait pas trop s’il en tirait profit ou en pâtissait. Il y avait les livres et leurs merveilles. Mais ils n’avaient pas réussi à l’apprivoiser ; seules les aventures qu’ils contenaient l’accaparaient. L’idée de fuite de sa prime enfance se baladait toujours en lui ; il lui manquait juste une faille pour prendre corps dans le réel. L’idée ne s’était pas émoussée mais l’enfant sentait qu’il pouvait maintenant patienter. Ce serait, à n’en plus douter, une fuite hors de toute imagination, une sorte de fuite surnaturelle qui donnerait d’autres formes aux saisons, aux distances, à la lumière. Il suffisait d’attendre. De rêver très fort sur des albums que le grand frère ramenait.
C’était toujours le froid qui l’attirait — tout ce qui suggérait le froid. Les hautes montagnes dentelées, les fleuves aux chutes écumantes, les bêtes à fourrure ou à ramures. Il lut avec émerveillement l’histoire des bois de cerfs qui tombent chaque année pour repousser plus touffus. Une illustration à côté du texte (mais avait-il vraiment compris le texte ?) lui montrait un cerf à la tête penchée, comme déséquilibrée, avec une des ramures coupée à la racine. L’enfant pensa d’abord à un accident, au résultat d’un combat (les bagarres entre boucs ou béliers ne se terminent-elles pas parfois par une corne cassée ?). C’est en lisant qu’il apprit que l’autre ramure aussi allait tomber et qu’elles repousseraient toutes les deux mieux fournies.
Ce qu’il recherchait dans ces pays-là, ce n’était peut-être pas le froid mais la sensation de chaleur qu’on devait éprouver dans les maisons, tout ce que la chaleur pouvait signifier dans de pareilles contrées. Cela, il s’en rendit compte au regard de l’intérêt qu’il témoignait pour les fumées des maisons, pour les animaux à fourrure — pour les bêtes en général (il savait que les bêtes sont source de chaleur, c’est pour cela que dans sa montagne on loge hommes, bœufs et chèvres sous le même toit).
Pour remercier les bêtes (toutes les bêtes en général, les grandes comme les petites) du don de leur chaleur, on leur voue chez lui un certain culte. Le « dîner des insectes » est organisé à leur intention à une période précise de l’année. On empilait des crêpes sur une soucoupe et l’enfant (il tenait à accomplir cet office) allait la déposer dans une encoignure sombre, tout près de la mince ravine qu’avaient creusée les eaux usées. Les bêtes (en particulier les petites bêtes) devaient venir manger les crêpes. L’enfant devinait un spectacle fascinant. Il se cachait quelque part et guettait l’arrivée des convives, mais il ne voyait jamais rien. De guerre lasse, il s’en allait. Le lendemain, lorsqu’il allait récupérer la soucoupe, elle était soigneusement nettoyée du moindre petit bout de crêpe. Les bêtes n’aimaient pas être surveillées ou alors c’était seulement la nuit qu’elles sortaient pour manger.
Une fois, juste après avoir déposé la soucoupe, l’enfant revint à la maison parce qu’il avait faim. Le premier morceau de galette qu’il fourra dans sa bouche révéla un goût étrange. L’enfant s’aperçut que de minuscules fourmis rouges avaient investi la mie, et il trouva tout drôle qu’en ce jour cultuel les petits insectes se fassent manger au lieu de manger. L’enfant pensa que les infortunées fourmis, s’étant égarées, s’étaient dirigées vers la galette au lieu de rejoindre le repas destiné aux insectes. Ou peut-être existe-t-il des insectes plus faibles que d’autres qui ne pouvaient pas prétendre à ce repas fastueux ? Les bêtes mangeuses de crêpes doivent être particulièrement favorisées dans leur force ou leur intelligence. L’enfant ne pouvait même pas imaginer à quoi elles ressemblaient — si elles étaient ailées ou pas, si elles étaient vêtues d’un pelage ou d’une cuirasse, si elles avaient un bec ou une denture. Et son guet devant la soucoupe de crêpes avait pour but en vérité moins le spectacle des pâtes dévorées que la découverte de la nature de ces bêtes inconnues qu’il régalait.
L’enfant revint aux livres qui parlaient des choses de chez lui. Ils montraient des ânes et des chèvres, des oranges, des oueds, des oliviers.
L’enfant commençait à comprendre que le pays dont il faisait partie était bien vaste, qu’il possédait des bêtes et des choses que lui n’avait jamais aperçues — par exemple les chameaux, les tentes, les palmiers.
Le Sahara sonnait étrangement à ses oreilles, il lui suggérait immensité et quiétude. Seules les histoires que sa mère contait évoquaient parfois le Sahara — mais de façon bien imprécise. L’enfant savait quand même qu’il y faisait très chaud, qu’on y manquait d’eau souvent. Pendant un certain temps il pensa si fort au Sahara que celui-ci vint supplanter dans ses rêves les pays boisés et pluvieux. Il le découvrait peu à peu : son ciel bouillant comme un chaudron, la douceur de son ombre rare, ses dromadaires imposants mais dociles. Un jour il vit aussi les hommes. Il était sans doute égaré. Il faisait tellement chaud, l’air tremblait avec une telle vitesse que l’enfant n’était pas du tout sûr de ce qu’il voyait. Ses yeux étaient comme fiévreux. Il se trouva en présence d’hommes noirs qui s’affairaient entre des huttes en terre ocre ; le paysage était d’une nudité désolante qu’il était certain d’avoir connue précédemment dans l’un de ses rêves.
Le monde noir fit une irruption dans sa tête. Avec ses transes et ses fièvres. Ses chahuts et ses fracas. Ses reptiles et ses couleurs vives. L’enfant décida comme ça des tas de choses : que les hommes noirs circulaient nus, qu’ils faisaient une grande consommation de lézards, qu’ils n’avaient jamais vu la mer.
Les histoires que contait sa mère parlaient aussi des hommes noirs. Mais il ne se fiait pas trop à ces contes qui lui paraissaient receler une injustice fondamentale. Dans ces contes, une issue cruelle était toujours réservée aux personnes (il s’agissait souvent de femmes qui usurpaient la place de leur maîtresse blanche en se lissant la chevelure à l’huile d’olive et en s’enduisant la peau de kaolin) noires. L’enfant ne comprenait pas. Le rôle des Noirs était de souffrir. Même s’ils n’avaient rien commis de méchant. D’ailleurs, avec ce qu’on leur faisait endurer dans ces contes, ils auraient eu toutes les excuses d’être méchants.
Ce qui lui paraissait singulier, c’était que cette couleur noire partout répandue n’avait aucune relation avec la nuit. Les hommes et les choses sont noirs en pleine journée, dans l’éclat d’un soleil impérial. Donc, la nuit, tout devrait être parfaitement invisible, incorporé comme dans un immense tapis noir d’où aucun motif ne ressortait. Évidemment, l’enfant avait décidé que les hommes n’avaient pas de vêtements sur eux. Dans la journée, lorsque le soleil faisait feu de toutes ses flammèches, les hommes s’abritaient sous les rares arbres ou donnaient la chasse à d’étranges oiseaux bariolés et criards. Le vert et le rouge étaient leurs couleurs dominantes (comme les couleurs des lézards), mais ils ne volaient pas bien haut. Les jambes des hommes noirs étaient grêles et hautes, pareilles à celles des criquets pèlerins. Ils couraient très vite derrière les oiseaux, un bâton ou une fronde à la main. Leur corps, reluisant sous le soleil, était d’une grande agilité — muscles et nerfs enlacés, sans la moindre marque adipeuse. C’était pourquoi les hommes rapportaient plein d’oiseaux morts qu’ils tenaient par les pattes, les traînant lorsqu’ils étaient trop gros. Ils étaient d’ailleurs contraints de faire une bonne chasse, car rien ne poussait sur leur terre et il n’y avait rien à manger en dehors des oiseaux et des varans.
Le crépuscule et la nuit devaient être les seuls moments vivables. L’enfant les voyait descendre sur les huttes de terre rouge dans un vacillement de lumière terne et un tourbillon d’épaisse poussière sableuse. Le soleil avait disparu mais sa lumière était là, infuse. Elle remontait comme une vapeur des entrailles chauffées du sable (d’ailleurs l’enfant se demandait si le soleil n’était pas simplement descendu en bas pour chauffer la terre de l’intérieur). Mais les villageois pouvaient sortir devant les huttes et se raconter des histoires dans lesquelles les hommes blancs devaient subir ce même sort funeste que les contes blancs réservent aux Noirs.
Les hommes sortaient furtivement comme des lézards, qui de sa cabane de branchages, qui des rochers qui le cachaient. Ils ne pouvaient déjà plus se voir mais ils se devinaient à leur souffle, au bruit de leurs pas. Les yeux butaient sur une plaque noire. Seuls certains habits aux couleurs trop éclatantes nommaient leurs porteurs dans la nuit. Toutefois, dès que la conversation s’engageait, les hommes se reconnaissaient à leurs voix. La place avait beau se remplir, chaque ombre maintenant avait un nom. Les sens des villageois sont très aiguisés, c’est ce qui leur permettait de survivre dans ce pays en forme de peau épilée où ils étaient tenus de lire les signes du gibier sur le sable, d’échapper aux fauves par la seule course, de s’orienter dans les nuits d’encre.
Jambes grêles et hautes de sauterelles. Ce détail obséda l’enfant au point de lui faire voir des êtres noirs immenses comme s’ils étaient montés sur des échasses. Dans son village à lui, quand par aventure on parlait des Noirs, c’était surtout à la bouffissure des lèvres qu’on se référait ; il était vraiment le seul à s’intéresser aux jambes — une sorte de mécanique décharnée qui servait à semer les lions, à prendre de vitesse le gibier.
En été, lorsque le soleil s’installait confortablement au centre du ciel et refusait d’en bouger, l’enfant pensait plus fort au pays des Noirs. Il se disait qu’il ne devait finalement pas être très loin et que c’était de là que nous arrivait cette chaleur insupportable. On ne pouvait même pas sortir pour jouer dans les ruelles du village ; les arbres avaient juste une parcelle d’ombre sur le pourtour de leurs troncs. C’était un silence anéantissant fêlé par le cri des cigales. Mais ce cri était lui-même tellement envahissant qu’on cessait de le prendre pour un son et qu’il rejoignait l’absolu mortel du silence. Il ne parvenait pas aux oreilles, il était en plein dedans, assis au beau milieu de la tête.
L’enfant pensait à des choses précises (toutes en relation avec le pays des Noirs) : des guêpes-maçons aux pattes élancées, des cruches vides et craquelées, des bêtes errant sans bruit. Le soleil fécondait les têtes, y faisait naître des folies. Lorsque des garçons sortaient dans les ruelles par pareil temps, ils s’accrochaient en de violents combats dont ils ressortaient en sang, les jambes ou le visage labouré. L’enfant s’aventurait quand même dans la courette où des poules épuisées et abêties tiraient la langue en se traînant. Une rigole d’eaux usées courait tout le long d’une murette. Des insectes y plongeaient pour se rafraîchir, des guêpes-maçons attaquaient ses bords vaseux pour en tirer des matériaux de construction. Les poules aussi venaient parfois y boire ; mais, d’habitude, elles étaient tellement défaites qu’elles n’avaient même pas la force (ou le courage ?) de se mettre sur leurs pattes et de marcher.
L’été m’a fait vivre dans une attente qui n’a jamais été comblée. Je pensais qu’un grand cri allait retentir un jour pour dire cette angoisse de midi. J’attendais quelque chose dans le genre des pleurs déchirants de Zahra, mais qui sortiraient d’une gorge non humaine. L’été est plein de démons — entre autres le Nègre de Midi (Akli ouazal). Il fallait bien que l’un d’eux se manifestât.
L’un s’était un jour manifesté — mais pour ma mère uniquement. J’étais dans une ruelle du village, à livrer un combat meurtrier. J’ouvris une arcade à Ali et mes mains cherchaient sa gorge pour assener le coup fatal. Puis le sens du combat s’inversa et je courus, libérant ma victime et fuyant le verdict de mes ennemis victorieux. Quand j’atteignis, à bout de souffle, la maison, ma mère m’accueillit par une question :
— As-tu vu un homme sortir de chez nous ?
J’eus la force de secouer négativement la tête.
— C’est un tout petit homme en haillons. Il s’est pointé dans l’embrasure de la porte, sans bouger d’une même place, puis m’a demandé si je pouvais lui donner quelque chose à manger. Je me suis retournée pour lui chercher une part de galette et ce n’est qu’en m’approchant de lui pour la lui donner que je me suis aperçue d’une monstruosité : le gnome n’avait qu’un seul œil — au beau milieu du front. A peine avait-il touché à la galette qu’il a disparu de ma vue. Je me suis lancée derrière lui et, une fois dans la courette, j’ai regardé dans la rue pour voir quelle direction il allait prendre. Mais je ne l’ai vu nulle part.
Je ne savais pas quoi penser de ces propos et je me demandais si l’apparition n’était pas à mettre dans le même panier que les flammes bleues de ma mère. Je savais de toute façon qu’elle trouverait elle-même l’explication. Elle réfléchirait jusqu’au soir puis me déclarerait que c’était Dieu qui avait entrepris de tester sa générosité et sa foi en lui envoyant cette créature étrange. Et elle ajouterait, radieuse, qu’elle n’avait pas failli.
Ce qui me préoccupait, maintenant que j’avais repris mon souffle, c’était de me cacher entre les silos pour me soustraire au massacre. J’entendis mes poursuivants hurler dans la rue. Mais ils ne s’attardèrent pas au niveau de notre maison. Ils avaient sûrement dépisté un combattant de mon camp et s’apprêtaient voluptueusement à lui sortir les tripes au grand jour. J’étais collé contre l’enduit d’argile très fraîche et je sentis mon cœur battre étrangement comme s’il se trouvait à l’intérieur du silo. Et, comme pour la première fois, j’entendis le chant des cigales planer, irrépressible, dans la rue.
Souvent, lorsqu’il m’arrivait de penser à ces choses-là, je revoyais la mer et la mosquée. Étrangement mariées dans mes souvenirs en pointillé. La mosquée était bordée d’un côté — du côté de la mer justement — d’une haie de figuiers nains qui n’avaient jamais réussi, avec leurs branches étiques, à acquérir l’apparence de vrais arbres. Les figuiers formaient un mur devant le regard des enfants, mais, à mesure que nous grandissions, nous découvrions peu à peu la mer à travers les éclaircies du feuillage. Les adultes ne regardaient que la mer, indifférents à ces arbustes qui leur arrivaient à peine à la ceinture.
L’obsession de la Grande Bleue. Nous sûmes en grandissant un peu que le chemin de l’aventure était à chercher uniquement de ce côté-là. Ni les montagnes qui nous enfermaient ni la route qui passait au-dessous du village n’ouvraient de passage vers l’inconnu. Pour rejoindre l’ailleurs merveilleux, il n’y avait que la solution de s’ouvrir un chemin dans ces eaux qui fermaient l’horizon. Rassemblés dans la cour dallée de la mosquée, nous nous hissions sur la pointe des pieds pour vaincre la haie de figuiers et nous regardions longtemps la mer afin de nous la rendre plus familière. Nous essayions d’évaluer ses dangers en dénombrant les rides sur sa peau. Souvent, la surface de la mer n’était qu’une interminable flamme bleu orangé ; mais parfois elle était vraiment effrayante, elle écumait de colère et brisait sa hargne sur les rochers. C’était tout cela que les hommes affrontaient (je les imaginais montés sur d’immenses moutons qui ruaient dans tous les sens) pour aller dans un pays lointain d’où ils revenaient bien habillés et porteurs de présents pour leur famille. Nous les respections beaucoup, ceux qui avaient « traversé », ceux qui avaient « fait la France ». Les hommes qui ne s’y étaient jamais risqués nous paraissaient comme diminués, comme amputés de maintes dimensions, entre autres de cette langue gutturale que les autres affectaient de parler.
La mer n’était belle que par temps très clair, avec dans le ciel et sur les champs une lumière antimoniée. Alors une flaque sans bornes s’étirait, calme, sur le monde. Mur impénétrable contre le fouissement du regard, elle voilait de son étendue la moitié de la terre à nos yeux. Même les bateaux qu’on dit très grands, nous les apercevions comme des fétus sur sa surface démesurée dont nous savions qu’elle continuait encore loin derrière le regard. Les bateaux tanguaient très lentement, en tranchant de leur poitrail les paresseuses ondulations. Puis ils s’estompaient progressivement, taches vaporeuses sur le bleu. On racontait qu’ils mettaient des jours et des jours pour passer d’un rivage à l’autre, ayant auparavant bravé des dangers innombrables : les baleines (« mais le bateau possède sous lui un sabre tournant qui les coupe en deux si elles s’approchent »), la ligne de jonction des eaux (« arrivés là, les bateaux se prennent à mugir comme des bœufs qu’on mène à l’abattoir »). Lorsque nous allions nous baigner, il arrivait qu’un navire se rapprochât, encerclé par les mouettes.
Mon père avait pris le bateau mais il ne m’en avait guère parlé. Pendant ces rêves de navigation, jamais je n’avais pensé à le rejoindre ou à partir avec lui. L’unique fois où il était revenu, apportant plein de babioles (je me rappelle surtout un petit réveil rectangulaire et une boîte de pastilles qui laissaient dans la bouche une sensation de fraîcheur jamais éprouvée), il m’avait inspiré une grande crainte. Je détestais son odeur et j’avais hâte de le voir repartir. Nous avions fort peu communiqué. Il ne parvint jamais à m’impressionner, pas même lorsqu’il me parla des Chinois chargeant les bateaux en partance dans un tintamarre de sirènes.
— Les Chinois travaillent sur les quais. Ce sont des hommes bien étranges. Ils ont la peau couleur de coing mûr et des dents noires bien alignées. Lorsqu’ils rient ou discutent (un caquetage indéchiffrable), leurs bouches s’ouvrent sur un beau collier de graines de pastèque.
C’était seul que je voulais voyager — loin de l’odeur de mon père, loin des bizarreries de ma mère et de sa tendresse asphyxiante. J’ai toujours voulu que l’on se désintéresse de moi afin que je me sente plus fort dans les épreuves du voyage. J’imaginais le jour du départ. Le soleil serait immobile, comme sur une balance en équilibre. Il y aurait la cigale, chanteuse têtue, collée au tronc du frêne comme si elle s’était endormie et qu’elle avait oublié de couper son chant. La mer serait une flaque bleue qui couvre la moitié du monde. Je serais grand devant tout ça, j’aurais acquis beaucoup de force pour me lever avec l’aurore, pour prendre les valises tout seul, partir rendre visite aux parents avant le départ qui allait changer ma vie. Les femmes se tiendraient humbles et soumises devant ma force et se répandraient en souhaits.
Ma tête travaillait comme un moulin, brassait les vents et les rêves. Elle faisait déjà des calculs, traçait des programmes pour toute une vie. Parfois elle fonctionnait si vite que j’en avais les oreilles qui sifflaient. Puis elle commençait à me faire mal. N’allait-elle pas éclater ? Je pensais aux melons tout ronds qui se fendillent d’être trop mûrs.
Un jour je compris pourquoi ma tête tournait : j’imaginais le voyage en forme d’hélice avec du vertige tout autour. Le mouvement de rotation sortait de ma tête et gagnait tout ce qui bougeait sur la ligne tendue de midi : le chant continu des cigales, les berceuses tristes de la voisine, tout s’emmêlait dans la grande rotation du voyage, dans un fracas de pales et d’étraves.
Le figuier de la courette aussi, lorsqu’il se secouait, je savais qu’il me parlait du voyage. Mais lui ne m’incitait pas à partir ; ses pieds étaient pris dans la terre et il voulait me garder près de lui. Il savait que je lui étais attaché, que j’aimais ses feuilles en forme de mains protectrices, que j’aimais écouter, collé au tronc, la course épaisse de la sève. Le figuier était seul à tenter de me retenir, tout le reste me parlait de départ : les coqs batailleurs qui me provoquaient, les guêpes en maillot de marin, la mer au miroir fascinant.
J’eus peur de parler de mon projet à Ahmed et Tayeb avec qui pourtant je partageais tout. Ils riraient peut-être de moi ou me convaincraient de renoncer. C’était un projet tellement précieux et tellement fragile que je veillais sur lui comme sur un trésor ou sur un enfant malade. Je ne voulais avoir sur la question le point de vue de personne. Pourquoi d’ailleurs tenais-je, avant de partir, à faire une visite aux parents ? Personne ne devrait rien savoir jusqu’au jour de mon retour. Oui, je pensais déjà à mon retour : je serais svelte et beau avec une écharpe autour du cou et peut-être même — élégance suprême — une paire de lunettes sur le front ! Je demanderais du petit-lait car le voyage m’aurait altéré.
Une fois, alors que ma mère était absente, je tentai un abordage du côté de son sandouk (une grande malle de mariée avec dessus plein de motifs floraux). Et — privilège des privilèges — il n’était pas fermé à clef. Je soulevai le couvercle, le calai sur ses pentures pour conserver mes mains libres. Une odeur forte m’enveloppa. C’était un effluve métissé où fusionnaient le camphre, la savonnette et le tissu neuf. Je manipulais les objets en prenant soin de ne pas en déranger l’ordre. Il ne fallait surtout pas que ma mère se doutât de quelque chose. J’explorai un tas de tissu où s’empilaient des foulards, des robes de soie, des mantilles. Tout le labeur de mon père était là. Tout son trésor d’exil. J’imaginais des bateaux remplis de foulards exhalant une odeur de camphre. Le vent les guidait lentement, avec une douceur inaccoutumée qui effrangeait l’eau paresseusement.
C’est aussi à cette époque-là que j’appris des chansons de voyage qui disaient l’amertume de l’exil.
Oiseau encagé,
regarde comme mon cœur saigne ;
dans l’exil nous errons,
attendant l’heure du retour.
C’était H’ssissen, un chanteur berbère. Il y avait également d’autres chanteurs : Cheikh Lhasnaoui, Cheikh Arab Bou-Izgaren, H’ssen Mzali, Oukil Amar. J’aimais leurs chansons nostalgiques qui parlaient de fourvoiement et d’un désir de repentir. L’alcool et les femmes ensorcelantes, puis l’imploration des saints protecteurs. J’imaginais les hommes très loin, trimant le jour sur des chantiers et traînant le soir dans les cafés. Les chansons disaient aussi la solitude et le corps des femmes interdit. Défiguration du voyage. Exil parsemé d’embûches. Je voyais des choses imprécises. Des hommes dansaient avec des femmes belles et inquiétantes. On avait l’impression que la vie se déroulait dans l’insouciance. Mais quelque part le malheur rôdait, un drame de sang s’insinuait pour achever les corps dansants. Je commençais à deviner — quoique de manière très vague — que la blessure faite par la femme est la plus dure à effacer.
Je ne voulais rien me cacher, je voulais regarder les choses en face pour savoir à quoi m’en tenir — puisque, de toute manière, mon départ était irrévocable. Je me laissais submerger par les chansons, je devenais une aire à battre le blé avec de la paille très fine qui formait un rideau de poussière jaune. J’étais sûr d’avoir aperçu, alors que j’étais bébé, une paire de bœufs sur l’aire à battre s’élever soudain dans le soleil. Mais, ça, c’était sûrement un conte de ma mère. Ou l’une de ces farces optiques qui se produisent quand les cigales arrivent au faîte de leur chant. J’avais la tête qui pullulait de ce genre de visions toutes nées des coups assenés par le soleil : bêtes écorchées qui se promènent, vieillards rencontrés la nuit dans notre courette, des appels qui ne viennent de nulle part. Mais je ne prenais pas cela pour argent comptant ; je savais déjà depuis longtemps que midi faisait perdre la raison (c’est pourquoi en pays noir tous les hommes sont un peu fous). Mieux vaut rester chez soi quand le soleil assoit son règne. Ou mieux vaut prendre le bateau pour rejoindre ce pays lointain où il ne fait jamais chaud — ceux qui en revenaient l’attestaient, ils disaient même que l’eau formait une couche de glace qu’il fallait chaque fois briser pour se laver le visage.
Voici trouvé le pays qui me convenait. Loin du soleil ravageur. Je courais derrière les cerfs, mes pieds s’enfonçant dans les congères. Je me voyais aussi au lever du jour. Il fallait que j’aille travailler — ça aussi je ne voulais pas l’ignorer.
J’aurais une belle chambre pour dormir, avec plein de photos sur les murs. Le matin il faudrait se lever très tôt, quitter la chambre avant que les formes ne commencent à se dessiner nettement. J’oubliais souvent que j’aurais de la lumière électrique, c’était pour cela que je m’imaginais me déplaçant comme dans les buées d’un hammam. Les aubes seraient belles. Il y aurait le chahut de l’oiseau. Et le travail ne me pèserait pas. Les outils seraient doux à manier. Je ne savais pas trop à quoi le travail ressemblerait. Je me figurais des cris d’alouette, des bœufs aux naseaux écartés, une odeur de sueur dans l’air. Le soir je retrouverais encore ma chambre aux murs décorés. Il y ferait doux se reposer pendant que le café chanterait doucement sur mon fourneau un air de tendresse familiale. La fatigue du travail ne serait pas éprouvante, elle insinuerait au contraire un gracieux engourdissement dans toutes les fibres du corps et dans les membres somnolents. Tiens, aurais-je des enfants ? Aurais-je une femme aussi ? Cela me réjouissait et me troublait.
Je réfléchissais à tout cela dans une forte odeur de caroube. La fleur de caroube est un collier de petites graines dont les abeilles font la récolte. L’odeur était trop pénétrante, elle me donnait des nausées et des douleurs dans la tête. Turgescence d’un soleil conquérant. Les choses alentour se défaisaient, coulaient dans tous les sens et se confondaient. La cigale devenait l’écorce de l’arbre, le pied devenait la terre qu’il foulait, la tête devenait la pierre qui lui servait d’appui. Des images m’envahissaient parfois. Des outils en mouvement. Une hache plantée dans le soleil. D’étranges bêtes embusquées dans l’ombre envahissaient l’espace environnant. Une confusion se produisit. Était-ce parce qu’il faisait trop chaud ? Ou alors les préparatifs du voyage ?
Quelque part — comme si cela venait du noyau secret du village — une sirène retentit. Pareille à une note aiguë de cigale avec en plus une rémanence métallique. Le car venait de s’arrêter. Nous enviions tous le chauffeur. C’était le héros de la contrée, l’homme adulé dans quinze villages. Il était le maître des routes et des distances. Il se sentait partout chez lui. Il tenait entre ses deux mains expertes les projets secrets des gens et leur existence même. Car tout le monde savait que la route est perfide. Mais on faisait confiance au chauffeur ; on déposerait, les yeux fermés, tout ce qu’on possédait entre ses mains. Celles-ci, jamais faillibles, vous conduisaient jusqu’au but. C’est comme ces mains de paysan qui possèdent le miracle de faire germer toute graine qu’elles jettent par terre — venait-elle à échouer sur un rocher.
Je faisais partie du voyage. Je m’étais arrangé pour me retrouver près de l’instituteur. Ses vêtements propres sentaient bon. Cela me dépaysait un peu, activait en moi l’aventure, lui donnait un sens plus palpable. Le car longea la mer. Je l’avais rarement vue d’aussi près. Quelques petites barques la chevauchaient, traînant de longs colliers de boules de liège.
Ce sont les filets des pêcheurs, me dit l’instituteur.
Je fus rempli de fierté. C’était bien à moi qu’il s’adressait alors qu’auparavant il était en conversation avec les grandes personnes. Mais l’instituteur lui-même était un personnage secondaire. Le chauffeur requérait toutes les attentions. Sa faconde faisait de chaque voyageur une simple paire d’oreilles disponibles. Il parlait de toutes choses qu’il connaissait (et Dieu sait qu’il en connaissait !) : les villes et les hameaux lointains, les mœurs des hommes étrangers, les différents marchés du pays et les prix qu’on y pratiquait. Il donnait son précieux point de vue tant sur les remèdes aux maladies que sur la qualité des semis. Tout à coup, au beau milieu d’une discussion avec un voyageur, il marqua une pause puis lança un mot magique. Correspondance. Tu prendras la correspondance.
Je compris clairement alors la supériorité du chauffeur. Il savait vraiment trop de choses pour ces personnes qu’il baladait. Il avait raison de tant élever la voix et je ne doutais pas qu’au fond de lui-même il eût parfois l’impression de transporter du bétail. Il fut tout de suite clair pour moi que prendre la correspondance n’était pas à la portée du premier venu. J’essayais d’imaginer la correspondance et je voyais des véhicules en forme de soucoupes qui s’élevaient puis descendaient comme les plateaux d’une balance. Prendre la correspondance devait exiger une agilité hors du commun. Et sans doute beaucoup d’argent.
Je tendis le cou pour bien voir celui qui allait prendre la correspondance. C’était un homme bien portant, à la figure en forme de pastèque. Mais il n’affichait rien de supérieur. Je décidai qu’il était bouvier — à moins que ce ne fussent son embonpoint et son mufle qui me faisaient penser à un taureau.
Je n’avais jamais fait un trajet si long. C’était le grand voyage avec des villages qui fuyaient dans tous les sens, des hommes qui montaient ou descendaient, des barques fragiles qui oscillaient sur la mer. Nous arrivâmes dans une petite ville où la surface des rues était uniforme, où les maisons étaient peintes, où les gens portaient des vêtements propres.
C’était mon premier contact avec le grand marché hebdomadaire. La coutume exigeait que je revienne à la maison avec, parmi mes emplettes de petit homme, une tête cornue de bélier.
Un jour le temps m’arracha à tout cela. Matin gris froid des vrais départs. L’angoisse se creusait un chemin vers mon âme. Moi, j’essayais de fuir à reculons vers l’enfance. J’escomptais y déceler des embellies pour égayer l’hiver de vivre. J’escomptais y trouver la clef pour rendre sa liberté à cet enfant qui étouffait en moi et qui réclamait à grands cris de sortir. On se donne l’illusion de revivre en entreprenant des voyages à rebours, mais on ne fait en vérité que rendre sa mort plus imminente. Car quel cimetière que le passé ! C’est comme un champ de fouilles d’où ne remontent en surface que des objets funéraires. Tu deviens ainsi l’archéologue de ton passé ; mais toi tu ne te leurres pas : tu sais que l’archéologie est avant tout la science des nécrophages. Maintenant que le père est mort (et tu te rends compte tout à coup que tu ne l’as jamais haï), tu découvres dans la vieille maison de famille une de ses babioles ramenées jadis de France : une théière au ventre rebondi avec plein de dessins dessus. Le plus étrange est que cet ustensile prend à tes yeux une valeur de relique. Il ressemble à tous ces objets du souvenir que mon enfance m’a transmis, nimbés d’une aura magique qui les fait aériens, intemporels. La mémoire est un bateau qui longe des rivages sans jamais y accoster. Elle subit la hache des écueils chaque fois qu’elle tente d’aborder.
Il ne reste même pas une mémoire intacte où se reposer des voyages. Tout a subi la déflagration du temps et les avaries du naufrage.
Le temps est un inexorable percepteur, il prélève sur la vie les éléments les plus essentiels. Il a commencé par m’exproprier de l’enfant blessé mais heureux, puis il a gommé les couleurs des saisons. Il ne reste qu’un champ de ruine qu’il faut relever par le rêve et l’utopie de l’écriture.
Revenir sur les chemins d’enfance est un pèlerinage trop douloureux. Cela doit être le propre des gens que le présent rejette. Les gens heureux n’ont ni âge ni mémoire, ils n’ont pas besoin du passé. Moi, j’aimais voyager dans ma tête mais les vrais déplacements me faisaient peur. J’ai réalisé maintes fugues, mais je suis chaque fois revenu pour retrouver une odeur, un coin de maison ou un visage sans quoi je ne saurais vivre. J’ai vécu rivé à des fantômes intraitables debout dans cette déchirure d’enfance que le temps n’est jamais arrivé à combler.
Te voici encore en voyage, rappelé par les fantômes d’antan. Et soudain l’angoisse, insupportable, dans ce train de nuit qui te ramène. Tes trente ans te sont restés comme un harpon au travers de la gorge. Il faut pourtant avancer, poussé par des mains invisibles. Avancer vers le lieu d’enfance et vers le lieu de mort. Car le jour où elle t’a donné naissance, ta mère t’a promis à la mort. C’est la règle qu’aucun ne conteste. Le cycle du carbone ne pardonne pas.
On vit de solutions fallacieuses qui font miroiter à nos yeux l’éternité. L’écriture est une de ces solutions, un palliatif de la mort. Mais la machine à écrire ne le sait pas. The typewriter runs, runs and runs. It’s a cold blend of steel and ink. Elle ne sait pas que ses touches malmenées ne servent qu’à faire naître des écrans fantômes derrière lesquels défilent des cadavres.
Il y a des gens pour qui le cadavre de l’enfance est trop lourd à porter. C’est un cadavre qui refuse de se décomposer, qui refuse de dégager le parquet pour laisser la vie adulte s’installer...
C’est toujours avec une sensation confuse que je retrouve ce lieu que j’aime et hais équitablement, Alger seconde ville de mon enfance, Alger où je dois chaque fois m’arrêter avant de reprendre mon voyage pour retrouver un peu plus loin dans l’arrière-pays le caveau où dort, momifié et intact, le souvenir de mes premières années. Alger, entaille de lumière et de beauté crasseuse.
Étagements sans fin d’une cité emmurée que les siècles et les estampes exotiques ont tassée sur un monticule. Dans de nombreuses représentations iconographiques d’Alger, c’est du haut d’une colline, du haut de sa superbe et de son hiératisme, que la Casbah regardait la mer. Elle se tenait sur le papier, tour gigantesque en vigie à une distance respectable des vagues. De nos jours encore, le cœur premier d’Alger est plus que jamais cantonné, refoulé. Depuis exactement un siècle et demi, des bâtisses de type « moderne », greffes géométriques sur un paysage multi-centenaire, grignotent l’espace de la Casbah, enserrant de tous côtés jusqu’à étouffement la vieille cité. Et pourtant, jadis, la Casbah, ville close mais aventurière, venait plonger ses pieds dans les vagues. La vie et le destin de la cité avaient été intimement liés à la mer. La respiration d’Alger était rythmée par les rames des galères, et la ville était réveillée certains matins par les salves de l’agression. Duquesne, Lord Exmouth, Van Cappelan, amiral Neal, que de commandants d’escadres sont venus briser leurs flottes contre les murailles imprenables d’Alger ! Et, stature gigantesque de la légende, Dada Ouali fustigeant la mer de son bâton pour faire naître la tempête qui allait sauver la ville de l’expédition de Charles Quint.
Décors emmêlés, réalités épousant des légendes et donnant naissance à des enfants hybrides. La Casbah est une métamorphose : îlots arrimés à la terre ferme avec les pierres d’un peñon, demeures princières devenues bouges suintants d’où sortent des enfants rachitiques. La Casbah est un mille-pattes dont chaque appendice mène vers une ville différente. Ceux qui ont parlé d’elle, qui ont saisi ses pulsations ou ses étirements par la photo ou par le film (vivants ou morts, ils sont légion), n’ont réussi qu’à nous restituer la face illuminée ou sombre, médusée ou jubilante, d’un émerveillement sans cesse renouvelé ou d’un cri de révolte. On ne saisit généralement qu’un seul reflet à la fois de cette villekaléidoscope au corps changeant comme de la moire : il y a la Casbah du thé à la menthe, des vasques chantantes et des palais aux lumières bleutées ; mais il y a surtout la Casbah du prolétariat et des sous-métiers non répertoriés, des rues sombres où s’entassent les gravats et les ordures, des petites activités qui n’arrivent plus à nourrir les artisans. D’ailleurs, bon nombre d’entre eux se sont convertis en petits commerçants ou en dépositaires de bouteilles de gaz...
Circuler à la Casbah le matin après le passage des éboueurs avec leurs ânes qui ont donné aux rues étroites un visage plus dégagé. Des rais de soleil filtrent à travers les interstices des encorbellements. Quelque café exigu au toit très bas garde le portrait jauni d’un footballeur algérois dont seuls se souviennent ceux qui ont connu la Casbah moins populeuse. Les Kasbadji ont ainsi déposé dans un coin secret et de plus en plus réduit quelques-unes de leurs images et de leurs vieilles activités : un chanteur ou un boxeur des temps immémoriaux, à l’époque où l’on portait la moustache fine, un atelier minuscule où l’on perpétue l’art de la chéchia ou encore le petit îlot retiré et précaire d’un « blaghdji » dont les mains parsèment de fibres dorées les belles sandales de mariées. Mais déjà le soleil poursuit son extension, et se réveille cette taupinière où vivent les petits métiers, bourdonnent les ruelles qui logent chacune une multitude de commerces, d’ateliers de confection vestimentaire ou de fabriques de chaussures.
Moi, j’ai toujours préféré cette échappée vers le soleil et la profusion de l’air : lorsqu’on arrive, essoufflé, au bout de la rue Porte-Neuve (où avait habité Germain Nouveau qui un jour écrivit du numéro 11 une lettre à Rimbaud déjà mort), l’une des rares rues qui traversent de part en part la Casbah, reliant Bab Djedid à Bab Azzoun, juste après la tanière sombre du dinandier à l’éternelle chéchia, le boulevard de la Victoire s’ouvre comme un poumon salutaire. L’agave et les herbes diverses s’élancent vers les forts en ruine et le palais du dey. Durant des années, je m’étais assis, en attendant la cloche scolaire, sur des marches jouxtant une mosquée dont je ne devais apprendre que bien plus tard qu’elle s’appelait Djemaa el-Qasba el-Barrani et était vieille de plusieurs siècles. Elle aussi avait eu une existence mouvementée, transformée par l’occupation française en repaire de troufions puis en église Sainte-Croix. Les pères de mes condisciples avaient des métiers passionnants : l’un était serrurier, l’autre fabricant de gaufrettes, un autre venait chaque jour ouvrable dans une camionnette énigmatique chercher son fils au sortir des classes... Il y avait même des jours bénis où la voix de Fadhéla Dziria s’élevait comme une échancrure dans l’eau dormante du soir sur les terrasses recouvertes pour la fête.
Les rêves se coulent entre les entrelacs et les calligraphies, les faïences aux fleurons déteints. Couloirs enlacés et flous où circule une lumière perse. Dans une miniature de Mohamed Racim représentant le quartier Sidi M’hamed Chérif, on peut voir la Casbah vivre ses derniers moments de nuits blanches et bleues, de repos au narguilé, de gestes ludiques à l’ombre des échoppes propres. Puis la Casbah surpeuplée et presque insalubre, bousculée sans répit par la « vraie » ville qui s’édifiait alentour, s’acheminait lentement vers le ghetto. Les maisons s’annonçaient encore souvent par un heurtoir finement ouvragé, relique d’un faste qui fait rêver, mais le portail poussé livrait au regard le patio ou le couloir sombre où de simples pans de tissu rabattus en rideaux de fortune cachaient une exiguïté qui serrait le cœur...
Faire une promenade à la Casbah n’est pas toujours attrayant. Il est beaucoup plus facile d’y réveiller une douloureuse nostalgie. La Casbah ressemble à un corps profondément meurtri dont le plâtre aide à soutenir à grand-peine les membres désarticulés. Restez quelques mois hors de la vieille ville et votre retour sera accueilli par un nouveau mur écroulé ou une fontaine qui ne coule plus.
Ma halte à Alger ne dure que quelques jours. C’est plus loin que je veux m’enfoncer — jusqu’à me perdre
— cette fois-ci, là où s’est joué le mystère — le pari — de ma mise au monde. Cette mise au monde, je la sentais jadis, lorsque j’arrivais en été, dans l’odeur triomphale du figuier et le cri à tue-tête des cigales. L’été des étirements et des langueurs, l’été des décompositions purulentes où la promesse de la mer couchée comme une maîtresse était là pour chasser le cafard.
Mais j’ai choisi l’hiver pour revenir, car c’est ma saison d’élection — celle qui rend le feu inéluctable. J’aime le feu qui se débat dans le petit creux du kanoun. Ses langues jaunes m’ont fait rêver, sa chaleur m’a gardé des morsures. Si l’on m’offrait choix d’une saison pour coucher longuement sur la terre (pourquoi une telle image m’a-t-elle obsédé ma vie durant ?), c’est bien l’hiver que j’élirais. Mon corps serait bercé par les vents, j’aurais sous moi l’herbe humide et une douce averse sur mon visage. Je serais compagnon des oiseaux que je regardais, enfant, piéter dans les flaques, s’approchant sans crainte des maisons.
Les oiseaux, jadis je les tuais. C’était mon père qui m’avait appris. J’étais encore tout petit lorsqu’il m’emmena dans les champs. Il me laissa contre le tronc d’un olivier, m’ayant enroulé dans son burnous. Il était occupé à brûler des buissons pour préparer les terres aux labours et il posait des pièges pour moi. Je ne pouvais pas encore m’étendre sur la terre. Mon corps était dans une position larvaire, à l’intérieur du cocon apposé par papa. Il aurait fallu que je grandisse, que je possède un corps vaste et beau pour l’étendre convenablement sur la terre. Plus tard, je serais impressionné par les Indiens qui, dans les films, se couchaient, l’oreille contre terre, pour entendre les bruits au loin. C’était comme eux que je rêvais de faire, mais je resterais étendu plus longtemps qu’eux, jusqu’à entendre tous les borborygmes de la terre, jusqu’à la sentir couler en moi, transvaser mon sang dans ses vaisseaux et faire de mon corps une de ses fibres contractiles. Je servirais de terreau pour l’herbe, de nid douillet pour les oiseaux, de cachette pour les insectes traqués. Je pourrais, en des moments de rigueur, me recroqueviller sur moi-même et devenir la pierre inexpugnable.
Mon père me ramenait des oiseaux que les pièges posés à mon intention avaient capturés. J’étais le meurtrier par intérim. Mon père me ramenait les oiseaux — il y avait des rouges-gorges et une fauvette — afin que je m’amuse avec et le laisse mettre tranquillement le feu à ses buissons.
Un vent doux chantait à mes oreilles et faisait murmurer l’olivier. Mon père ne comptait pas. J’eus conscience qu’il travaillait pour mon compte. Mais ce n’était pas parce qu’il m’aimait. Il ne pouvait pas faire autrement. C’était pourquoi il ne comptait pas. Seule m’intéressait la symphonie sourde de la nature. L’été qui venait de passer avait déposé dans mon corps une borne ardente qui flambait, un brasero où crépitaient des insectes et des feuilles sèches. J’avais vu ma chair assaillie par des forets de chaleur, par une nuée de cris acérés.
Bien au chaud dans le burnous, mon corps avait dressé toutes ses antennes sensibles pour agripper cet écheveau de rythmes confus. Il voulait s’en pénétrer, s’en abreuver comme d’une eau fraîche. J’aimais quand mon père s’éloignait, je percevais mieux les choses tout autour de moi. J’étais mécontent de le voir revenir — même quand il ramenait un nouvel oiseau pour moi. J’aurais même voulu m’enfuir afin qu’il ne me retrouve pas. Mais je ne me décidais pas à renoncer au burnous et je ne pouvais pas le prendre avec moi. Je compris que c’était là notre pacte : je devais subir mon père en contrepartie du burnous qu’il me laissait. Mais je sentais déjà que je ne pourrais jamais lui ressembler, cela m’aurait tellement éloigné de moi-même.
Tout ce qui m’était resté de cette aventure, c’était une passion pour les oiseaux. J’aimais les contempler et les tuer. Devenu adulte et homme des villes, je me cachais derrière mes carreaux et je les regardais, tout près de moi, tremper leurs pattes fines dans l’eau, passer l’herbe humide au peigne de leur bec en quête d’insectes minuscules. Parfois ils relevaient la tête, inquiets, et l’œil circulaire clignotait. J’aimais leur beauté délicate, leur humeur voyageuse. Ne me disait-on pas, quand j’étais enfant, que les hirondelles (c’étaient, en fait, des martinets) de nos toits faisaient le voyage jusqu’à La Mecque ? Un jour (est-ce en début ou en fin d’automne ?), elles se rassemblaient sur les fils télégraphiques, en remplissant l’air de jacassements. Elles se consultaient sans doute sur le chemin à prendre. Puis, le lendemain, elles n’étaient plus là. Il fallait attendre des mois pour les revoir.
Je rêvais des terres chaudes que le voyage allait leur révéler. Je ne comprenais pas pourquoi les hirondelles ne supportaient pas les hivers, je ne comprenais pas ce qui les différenciait de ces oiseaux qui pouvaient brouter tranquillement l’herbe verte sous la pluie. Je pensais parfois que le plumage des hirondelles était comme du papier que l’eau risquait d’endommager. Il était d’une telle luisance !
Je ne pouvais pas encore savoir que l’avenir me réservait les mêmes pérégrinations qu’aux hirondelles. Avec un espace de parcours plus étendu — car moi j’ai connu aussi les contrées froides. Comme les passereaux errants, j’étais tenu de revenir au toit qui abritait mon nid d’argile. J’ai appris qu’il n’est pas toujours agréable de partir.
Un spectacle m’avait marqué lorsque j’étais tout enfant. C’était sur la place du village. Le retour d’un émigré que je ne connaissais pas et dont les grandes personnes racontaient qu’il n’avait pas revu le pays depuis une dizaine d’années. Tous les villageois l’entourèrent à sa descente de voiture, et lui se rengorgeait, empêtré dans ses vêtements neufs et ses valises. Puis quelqu’un lui présenta une petite fille en lui disant tout simplement : « Voici ta fille Yamina. » L’arrivant éclata alors en sanglots et reniflait comme un bœuf. Cela m’avait beaucoup frappé, car c’était la première fois que je voyais un homme pleurer. Et puis un tel comportement détruisait pour moi le mythe des heureux partants. Mais je ne renonçai pas pour autant à l’idée de partir à mon tour. Je savais que j’étais plus fort que ce gros bonhomme pleureur.
Me voici revenu à mon tour. Je ne chiale pas sur la place du village. Un temps immobile fait de ce jour d’hiver une saison à lui seul. Il ne pleut pas aujourd’hui ; le ciel a une belle clarté froide. Mais un vent malmène les buissons. C’est un temps où j’aime regarder la mer au loin avec ses moutons qui ruent. Lorsque la mer est en colère, elle cesse d’être pour moi la figuration du voyage. Le ciel où se démembrent quelques nuages a comme un goût d’éternité.
Couché, voguant, dans le ciel. Pourquoi n’avais-je pas rêvé de cela ? Pourquoi est-ce le lit de la terre qui m’appelle ? C’est peut-être parce que je partage avec la terre un grand nombre des visages qui ont peuplé mon enfance. Elle prend les dépouilles, moi je garde les souvenirs.
Voici le vieil olivier où je fus initié au meurtre des oiseaux. Mon père n’est plus le grand chasseur ; il ne me rapporte plus de rouges-gorges. Et les buissons qu’il incendiait en prévision des labours ont tout envahi — triomphalement.
Voici le vieil olivier aux fortes racines déchaussées par le lavage des pluies.
Mon père est couché à ses pieds pour toutes les saisons à venir. Devenu humus, il nourrit la terre à son tour, mêlé aux racines des buissons qu’il détruisait jadis. Lui disparu, les oiseaux n’ont plus peur. Rouges-gorges, alouettes, fauvettes, roitelets, je peux me rapprocher jusqu’à deux pas d’eux avant qu’ils ne se décident à prendre la fuite, s’éloignant d’ailleurs juste de quelques mètres. Tout à l’heure, en traversant un taillis, je me suis retrouvé nez à bec avec un rouge-gorge ; nous nous sommes regardés dans les yeux puis j’ai rebroussé chemin.
Je vois ma petite fille au loin, pourchassant je ne sais quoi. Elle gambade, petit être menu et encapuchonné comme cosmonaute, sur ces terres par elle découvertes l’espace d’un court congé d’hiver. Ces terres jadis terrain de mes rêves et de mes explorations. Elle circule dans le vent, sur l’herbe rase et froide, remplissant ses poches de pommes de pin. Elle est la dépositaire de mes rêves et de ma sensibilité découvreuse. C’est elle qui me prolongera dans les joies et les déconvenues de la chair interrogeante. Et c’est mon unique consolation. Oui, je voudrais tant que moi aussi je continue à vivre dans ce corps qui m’est à la fois interne et externe, dans l’intelligence et la chaleur de ce petit visage étonné qui a encore tant de planètes à découvrir. Je voudrais tant, à travers lui, découvrir les choses de nouveau, vivre les émerveillements que mes infirmités d’adulte m’empêchent désormais de vivre. Oui, je le voudrais tant. Même si je sais que le souci de la vie est de toujours écourter les êtres, de toujours les empêcher de se hisser jusqu’à une telle fusion qui les sauverait du néant.
Puis j’aperçois un peu plus loin un jeune garçon, brandissant victorieusement un collier de pièges. Il a sans doute réussi une bonne prise, à en juger par ses sautillements. Je me rapproche de lui et distingue mieux ses traits. Petit visage hâlé et rapace, le crâne couvert d’un poil court.
Je reconnais ce visage ; je me mets à courir vers l’enfant. C’est bien lui que je recherchais. Mon corps qui me fuyait d’année en année ne s’est-il pas réfugié là ? Peut-être pourrais-je le rattraper et me fondre dans lui à nouveau ? Peut-être pourrais-je réintégrer l’Éden d’où un Dieu nommé Temps m’a chassé ?
L’enfant exhibe toujours ses pièges ; aucun son ne sort de sa bouche. Je m’aperçois que, malgré ma course, je me retrouve à chaque fois à la même distance de l’enfant. Plus j’avance et plus il se dérobe.
Ma course m’entraîne jusqu’au bord d’un profond ravin. L’enfant est juste en face. Je commence à descendre quand un chuchotis sous mes pieds me retient. Non, ce n’est pas un oiseau. J’écarte les buissons de cistes et de lentisques. Les pluies ont creusé une profonde rigole qui va rejoindre l’eau du ravin. Le ru dégringole, clair et chuintant. Je me baisse et, instinctivement, écarte les jambes et pose les pieds sur les deux bords de l’ighzer avant de tremper mes mains dans l’eau froide et de m’en asperger le visage. J’ai retrouvé les gestes d’antan. Je n’ai jamais été d’ailleurs.
Mais l’enfant a disparu. Je me suis laissé distraire. Il faudra peut-être saisir une autre chance. Mais se présentera-t-elle jamais ?
Ma fille commence à se débarrasser de ses pommes de pin ; elle en bombarde les oiseaux. Nous devons remonter vers le village qui nous lorgne du haut de son austérité de pierre froide. On dit que ce sont les Almoravides pourchassés jadis qui étaient venus le poser ici, dans cette anfractuosité de montagne qui nargue les polices des villes et les pouvoirs de la plaine.
Le village ne garde aucune trace du passé — hormis ce puritanisme acéré dont certains affirment qu’il nous vient du fond des temps quand une dynastie menacée avait dû se recroqueviller et se durcir pour mieux affronter l’épreuve des intempéries.
Qui sait si ce n’est pas à partir de ce village que tu as commencé, il y a déjà très longtemps, à t’intéresser aux Almoravides ? A t’intéresser à l’utopie de la pureté — qui ne possède nul sanctuaire hors l’enfance qui te harcelle ?

Tahar Djaout
Né en janvier 1954, Tahar Djaout, journaliste à Alger depuis 1976, a notamment publié les Chercheurs d’os (Seuil, 1984), un roman qui a obtenu le prix de la Fondation Del Duca.
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