Mohamed Arkoun Livre

Le Coran est plus que jamais invoqué par des millions de fidèles pour
légitimer des conduites, soutenir des combats, fonder des aspirations,
nourrir des espérances, perpétuer des croyances, affirmer des identités
collectives face aux forces de standardisation inhérentes au triomphe de
l’ultralibéralisme.

Les efforts du philosophe américain John Rawls pour
construire un concept de justice sociale qui assure une base éthique au
libéralisme ont nourri un certain temps les spéculations de ses confrères ;
mais après sa mort, on n’en parle plus, comme c’est la règle dans nos
sociétés de consommation, de profit, de spectacle et de pensée jetable. 

L’invocation constante du Coran dans la vie quotidienne des musulmans
contemporains ne signifie pas qu’il remplit effectivement la fonction
d’Instance suprême de l’autorité divine indépendante des initiatives des
fidèles en tant qu’acteurs sociaux nombreux, divers et souvent prédateurs.
Ce sont ces acteurs qui le font parler à tort et à travers et lui font absoudre
des initiatives et des conduites qu’aucune morale au monde ne peut accepter
aujourd’hui. Les versets mémorisés sont liés à des émotions, des affects et
des certitudes idéologiques plus qu’à cette méditation intérieure et
personnelle explicitement exigée dans plusieurs contextes (tadabbur,
ta‘ammul, i’tibār, ta‘qilūn). 

Voilà pourquoi les observateurs extérieurs avertis comme en Occident
sont irrités et deviennent méprisants quand on associe des versets
coraniques à des actes terroristes présentés comme des actes de « guerre
juste et obligatoire  » au nom de Dieu. Sans doute les communautés de
fidèles ont-elles toujours fait parler leurs textes sacrés  ; mais elles le
faisaient dans le cadre de codes culturels et coutumiers qui ont longtemps
nourri un éthos social et moral puissant et efficace. Avec l’installation de
partis-États et la croissance démographique depuis les années 1960, ces
codes ont été brisés et abandonnés ; la sphère religieuse est passée sous le
contrôle politique strict des États, tandis que les cadres sociaux de la
connaissance et de la transmission des savoirs ont été soumis à un discours
de représentations politico-religieuses qui alimentent l’imaginaire collectif
et affaiblissent proportionnellement tout recours à la raison critique. 

Les
mosquées deviennent des espaces inviolables où la culture populiste
s’impose comme le support unique d’une religion mutilée, où les
accomplissements dispensent de toute quête d’intelligibilité rationalisante.
On s’est ainsi éloigné de la fides quaerens intellectum, demeurée une devise
constante dans le christianisme.
La politisation extrême de l’islam actuel n’est pas vécue comme une
perversion dangereuse de la religion comprise et vécue avant tout comme
une expérience personnelle de la présence du divin dans le déploiement de
chaque existence humaine. 

On s’est servi des luttes nationales contre la
domination coloniale pour faire jouer à l’islam le rôle de levier historique
puissant pour atteindre un objectif terrestre, séculier qui est la conquête de
la souveraineté politique. Ainsi, l’islam après les indépendances va
continuer à servir un second objectif terrestre et d’essence politique  : à
savoir la construction par les citoyens de l’unité nationale qui va créer une
tension avec la primauté de la Communauté islamique (Umma) ancrée dans
le credo commun à tous les musulmans.

Mohamed Arkoun

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