Lettre 4 

Depuis toujours et de loin j’ai été fasciné par l’intelligentsia française qui commençait pour moi avec mon instituteur : géant hirsute et fin pédagogue originaire de Corse. Il a réussi la prouesse de bien tenir ses élèves pendant mes six ans de scolarité sans jamais appliquer une punition corporelle ou une brimade psychologique. Grâce à un stratagème. Il nous menaçait d’une cravache nommée < Rosalie » et supposée être cachée dans une armoire. Nous ne l’avons jamais vue, cette Rosalie, parce qu’elle n’avait jamais existé ! Sinon dans nos têtes grâce à la mise en scène de cet instituteur. 

Il m’apparaissait alors comme un gouffre de science, de savoir et de bonté. Gorgé de Victor Hugo, Jean de La Fontaine et George Sand, je commençais à lire la presse algérienne avec la complicité d’un oncle maternel, cheminot de son état. A l’âge de dix ans je découvris le nom d’Albert Camus qui signait des reportages dans Alger républicain. 

Il avait écrit un roman au nom étrange, L’Étranger, et que je ne devais pas lire, selon les dires de ce même oncle communiste, avant l’âge de quinze ans. Camus séjournait, à l’époque, souvent à Alger et j’ignorais quel statut lui donner. 

Mon oncle ne m’aidait pas par son indécision. Mais il faisait partie de cette intelligentsia française qui m’attirait, tout en étant algérien. Avec Sartre, c’était plus facile. Je savais exactement qui il était parce que mon onde me lisait des articles qu’il écrivait pour dénoncer la guerre de Corée ou celle d’Indochine. Comme je savais que sa compagne Simone de Beauvoir avait visité l’Algérie après les massacres du 8 mai 45 à Sétif et Guelma qu’elle dénonça avec virulence. Ainsi que la misère qui régnait dans le pays. Mon oncle les aimait bien. Moi aussi. Plus tard, j’allais lire La Nausée et Le Deuxième Sexe. De loin, de mon village natal, je pressentais cette intellectualité française comme la vraie France qui n’était représentée localement que par quelques gendarmes et une poignée de colons si peu représentatifs. Au fur et à mesure de l’âge et des études, je commençais à élaguer. 

La guerre d’Algérie allait surgir dans ma vie quotidienne et c’est à son aune que j’allais mesurer et mon adolescence et l’engagement humaniste des intellectuels français. Je commençais à savoir trier et à savoir lire. Je collais allégrement des étiquettes à mes idoles. 

J’en brisai quelques-unes et restaurai quelques autres. J’en voulais à Malraux, ministre d’État qui m’avait semblé en contradiction totale avec le Tchen de La Condition humaine ; comme je trouvais Camus aussi ambigu sur la guerre d’Algérie que son Étranger. Mon onde décéda au maquis et ne put jamais éclairer ma lanterne. Mais ce qui me reste de cette époque de bouillonnement intellectuel en France, c’est cette attitude critique et cette distance très noble vis-à-vis du pouvoir. Y compris Malraux et Mauriac qui, bien que gênés par leur passion gaulliste, n’en gardaient pas moins une vision critique envers la France en général et l’État en particulier. 

Ces contradictions au moment où le pays était engagé dans la guerre d’Algérie avaient plus de panache et de brio que les bégaiements de l’intelligentsia d’aujourd’hui, trop identifiée à la politique des partis, pervertie par la culture-spectacle et devenue, par les excès de la médiatisation, insupportable, pitoyable et grotesque. 

J’ai fréquenté et découvert la littérature française contemporaine en lisant le nouveau roman français (Flaubert, Proust, Robbe-Grillet, Butor, Sarraute, Duras, Pinget, Simon, pour ne citer que les plus importants), dont on a dit qu’il n’avait pas d’idéologie. Ceci est d’autant plus stupide que la vieille littérature qui prononce de telles accusations et de telles condamnations ne sait même pas ce qu’est le concept d’idéologie. A la limite, la vieille littérature était à peine patriotique et se méfiait beaucoup de la politique et de l’idéologie. En Occident, on a parfois abusé non pas de l’idéologie mais de l’idéologisme. Il y a eu surcharge. 

Dans les romans de Sartre (à l’exception de La Nausée qui reste un modèle parfait du nouveau roman, avant la lettre), la politique et l’idéologie l’emportaient sur le littéraire et le sensible. Camus, en philosophe, avait crevé le plafond avec une sorte de réflexion romanesque et très profonde qui plaît beaucoup aux adolescents d’aujourd’hui comme elle a plu aux adolescents que nous étions, hier. La littérature de Camus est « infectée » de tous les grands textes philosophiques de l’histoire humaine

Claude Simon, par exemple, en dehors de son implication physique dans la guerre d’Espagne et de son engagement pour la libération du Vietnam et de l’Algérie, s’est toujours efforcé de travailler sur une matière romanesque où l’apport de la mémoire reconstituée dans la trame d’une durée intensément vécue au niveau sensoriel est l’élément principal. Où l’écriture s’engage dans une entreprise de restauration, de restitution de l’histoire humaine à partir d’un axe idéologique progressiste. L’engagement politique de Claude Simon est clair. Dans La Route des Flandres paru en 1960, il poussera aussi loin qu’il est possible ce travail d’exploration et de reconstitution de l’histoire. J’ai lu ce fabuleux roman en plein maquis algérien. Quelle résonance, alors ! Quel écho ! J’avais vingt ans. A peine. Un épisode de la débâcle de 1940 lui donne l’occasion de prendre l’histoire de quelques personnages face à l’Histoire dans un réseau serré de souvenirs, de visions, d’images qui émergent du chaos de la mémoire pour se reconstruire dans l’ordre du langage. 

L’élément déterminant, ici, est la vision historique de l’auteur qui fait fonctionner jusqu’à la structure romanesque et jusqu’à l’explosion du langage. Il n’a cessé d’approfondir, de personnaliser son expérience soit à partir d’un épisode historique concret, soit dans une sorte de restauration par fragments des événements de sa propre autobiographie.

 Le nouveau roman français dérange parce qu’il est subversif et s’oppose à la littérature française mollassonne et fade. Celle-ci s’acharne à se perpétuer comme une forme de loisir qui tend à faire oublier au lecteur la dramaturgie du monde, son pathétisme, sa complexité et jusqu’à sa conscience même ! J’ai découvert le nouveau roman français en pleine guerre d’Algérie, donc, et j’ai tout de suite senti ce qu’il mettait en place. Une vision de l’effort, de la connaissance et de l’érudition, une passion et une curiosité du monde et des hommes. Ce faisant il balayait cette littérature vieillotte ignorante qui a trompé et elle-même et ses lecteurs. Il a fait de moi un écrivain. Je lui suis reconnaissant ! Le nouveau roman n’a fait qu’opposer une contre-idéologie occidentale progressiste à l’idéologie occidentale réactionnaire. C’est pour cela qu’il n’y a pas qu’un seul type de nouveau roman mais plusieurs. Il y a une énorme différence entre Robbe-Grillet et Claude Simon, par exemple. Donc, plusieurs écoles qui fonctionnent selon un seul dénominateur commun : l’hostilité à la littérature didactique avec son message politique ou philosophique. 

Le nouveau roman n’a pas seulement décrit le monde mais il l’a aussi bourré de sens universels. Parce qu’il a mis en évidence les formes et les figures et a compris le pouvoir générateur de l’écriture et du langage dans toute création romanesque. 

Le nouveau roman français a donc pris ses racines politiques dans la Deuxième Guerre mondiale, la guerre d’Espagne et les luttes anti-coloniales. La nécessité d’une nouvelle littérature s’était faite contre l’existentialisme qui avait privilégié le discours politique et engagé dont on commençait à mesurer le faible pouvoir d’intervention sur l’histoire.

 Et puis ce nouveau roman, décrié pour son ésotérisme et sa complexité, est devenu un modèle dans le monde entier. Il a eu même sa revanche. Marguerite Duras, l’un de ses chantres, n’a-t-elle pas battu le record historique du livre le plus vendu dans l’histoire de l’édition française ? Cinq millions d’exemplaires en cinq ans, pour son Amant.

Rachid Boudjedra 

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