
Réflexion sur « l’islam des Lumières »
De manière régulière, au fil des événements tragiques provoqués par les groupes armés se réclamant de l’islamisme politique resurgit le débat sur une nécessaire adaptation de la religion musulmane au monde moderne. Cet aggiornamento contribuerait ainsi à réduire l’influence d’un islamisme politique rétrograde au profit d’une démocratie apaisée et sécularisée. L’hypothèse est alléchante et elle est reprise à l’envi par quelques personnalités de confession ou de culture musulmanes qui se font les hérauts d’un « islam des Lumières », concept séduisant en apparence mais dont le contenu reste à définir au-delà de la simple formule médiatique destinée à se démarquer de l’intégrisme. Cela signifie qu’au-delà des formules incantatoires, il est nécessaire que des théologiens musulmans s’investissent dans une nouvelle exégèse des textes coraniques et cela passe, comme n’a jamais cessé de le répéter l’islamologue et philosophe Mohammed Arkoun (1928-2010), par le « renouvellement de la pensée islamique » (1).
Ce n’est pas une tâche impossible. Il est utile de le rappeler : le monde arabo-musulman n’a pas toujours été à la traîne du monde moderne. Dès le VIIIe siècle, de nombreux musulmans ont compris que le Coran, dans sa littéralité, ne pouvait répondre à tous les problèmes de la vie quotidienne. L’islam a alors été imprégné de réflexions diverses, d’efforts d’ijtihad, c’est-à-dire d’efforts d’interprétation des textes coraniques et de pensées inspirées par la Grèce antique. C’est ainsi que les mou’tazilites (« ceux qui s’isolent, qui prennent de la distance ») ont défendu l’idée du libre-arbitre. Ce fut une période faste, où la rationalité fut élevée au rang d’exigence à la fois philosophique mais aussi culturelle, éthique et politique. Des noms illustres ont transmis leur héritage, qui ne demande qu’à être mis à jour et exploité. Parmi eux, on peut citer Al-Kindi (796-873), encyclopédiste et philosophe arabe qui a contribué à la diffusion de la philosophie grecque dans le monde musulman (2). Citons aussi Ibn Sina (980-1037), ou Avicenne, qui a interprété les textes d’Aristote et défendu la capacité de la raison à déterminer la vérité (3). De même, Ibn Rochd (1126-1198), plus connu en Occident sous le nom d’Averroès, philosophe, médecin et juriste, a défendu le fait que la philosophie était porteuse de vérité (4).
Dans son ouvrage phare intitulé Considérations sur le malheur arabe, l’écrivain et journaliste Samir Kassir (1960-2005) note que « les philosophes arabes ne se sont pas contentés de s’approprier la philosophie antique mais ils ont posé l’universalité de la raison —un précédent qui mériterait d’être médité aujourd’hui par ceux qui affirment l’impossibilité théorique de la démocratie en terre arabe (5). » Le problème, c’est que la pensée musulmane s’est figée au XIe siècle, après qu’Al-Qadir, calife de Bagdad (947-1031) eut décidé en 1019 de proclamer la fin de l’ijtihad. Depuis, quatre grandes écoles juridiques (hanéfite, malékite, chaféite et hanbalite) encadrent la pratique religieuse, ce qui a mené à la persistance d’une production intellectuelle répétitive et sans grand intérêt, même si quelques grandes pensées novatrices ont tout de même pu émerger au fil des siècles. L’une d’elle, certainement la plus féconde, est celle de l’illustre Ibn Khaldoun (1332-1406), auteur d’une immense œuvre historique et sociologique, dont la rigueur et la méthode font qu’il est souvent considéré dans le monde arabe comme l’un des précurseurs de la sociologie moderne. On lui doit notamment une Introduction à l’histoire universelle ou Muqaddima (6).
Il a fallu toutefois attendre le XIXe siècle pour assister à un éveil de la pensée islamique, avec l’avènement de la Nahda, ou « Renaissance ». De nombreux penseurs ont tenté alors de moderniser l’islam et d’encourager des réformes politiques en s’inspirant de l’Europe triomphante sur le plan militaire mais aussi technologique. Parmi eux, on peut citer le persan Jamal-Eddine Al-Afghani (1838-1897), dont les écrits et les engagements ont défendu un rationalisme éclairé. Son disciple, Mohammed Abdou (1849-1905), qui fut mufti d’Egypte, c’est-à-dire le plus haut dignitaire religieux, a lui aussi contribué à diffuser les principes de rationalisme, au point que de nombreux spécialistes qualifient son œuvre de « théologie islamique de la libération » (7). Bien qu’ayant échoué à enclencher un renouveau durable de la pensée islamique, la Nahda a généré nombre de valeurs positives qui continuent d’être revendiquées par celles et ceux qui entendent moderniser le monde arabo-musulman. Même s’ils sont considérés par certains comme coupables de l’avoir interrompue, les nationalistes s’en sont inspirés pour façonner leurs revendications anticolonialistes. Grâce à elle, ils n’ont pas craint de se réclamer des valeurs universelles mais aussi de la pensée occidentale. Comme l’explique Kassir, la Nahda, « fille de progrès et des Lumières européennes (...), demeure une attitude » tournée vers l’avenir et engagée dans la remise en cause de l’archaïsme, qu’il soit politique ou religieux.
Les outils et matériaux conceptuels, qu’ils soient d’ordre philosophique ou religieux, existent. Outre les travaux d’Arkoun, il faut citer ceux de penseurs contemporains comme l’Iranien Abdul Karim Soroush, surnommé « le Luther de l’islam », du Pakistanais Fazlur Rahman(1919-1988), qui travaille à une nouvelle approche du Coran et de la Révélation, de l’Egyptien Nasr Hamid Abou Zayd(1943-2010), pionnier d’une nouvelle herméneutique du Coran —ce qui lui a valu d’être exilé de force en Europe en raison d’une prétendue apostasie—, et, enfin, de l’universitaire tunisien Abdelmajid Charfi (8). Tous offrent un matériau précieux qui ne demande qu’à être exploité et diffusé pour peu que l’on en finisse avec l’ostracisme dont ont été victimes ces penseurs. Dans cette optique, l’étude multidisciplinaire —c’est-à-dire au-delà du seul commentaire théologique— du Coran peut contribuer à mieux connaître le contexte historique et social dans lequel est apparu l’islam et, ce faisant, à surmonter les défis politico-religieux contemporains (9).
C’est une chose que de plaider pour la reprise de l’ijtihad et d’en démontrer la possibilité. C’en est une autre que de croire que cette exégèse réformatrice sera simple à mener et qu’elle s’imposera facilement. La Nahda n’a pu avoir lieu au XIXe siècle que parce qu’elle a été le fait de personnalités religieuses à la légitimité reconnue. Dès lors, on peut avancer l’hypothèse qu’aucune réforme majeure en islam ne sera acceptée si elle ne se fait pas dans un cadre interne à cette religion et par le biais d’acteurs légitimes aux yeux des croyants. Un décret présidentiel n’assurera jamais une sécularisation durable, comme le montre l’évolution récente de la Turquie, où la réislamisation de la société menace le legs laïc d’Atatürk. On peut aussi citer l’exemple du Code du statut personnel (CSP) tunisien, promulgué le 13 août 1956 et instaurant, entre autres, l’égalité entre l’homme et la femme. Si le CSP est l’un des actes politiques majeurs de Habib Bouguiba (1903-2000), alors premier ministre du bey —il deviendra président après la promulgation de la République le 25 juillet 1957—, il n’en demeure pas moins que le « Combattant suprême » a eu recours à l’exégèse d’un verset coranique pour justifier la prohibition de la polygamie. A l’inverse, le fait que la femme hérite la moitié de ce qui revient à l’homme n’a jamais pu être remis en cause par la Tunisie ou tout autre pays musulman. La raison en est simple, cette règle est dûment consignée dans le Coran et, à ce jour, aucune exégèse n’a pu la remettre en cause.
L’ijtihad ne se fera pas sans mal, et la discorde politique et religieuse sera inévitable
L’un des grands défis de l’ijtihad tient dans le fait que les grands centres d’études islamiques lui sont opposés. En Egypte, l’université Al-Azhar est conservatrice et peu encline à prendre le moindre risque en matière de pensée novatrice. Quant à l’Arabie saoudite, avec ses universités et ses réseaux prosélytes à travers le monde, elle demeure le centre de gravité d’une pensée obscurantiste et réactionnaire à laquelle s’abreuvent nombre de groupes et organisations extrémistes. Il faut donc espérer que, quelque part, des imams et des oulémas soient en train de relire les textes coraniques à l’aune des écrits d’Arkoun ou de Charfi. Demain, leurs thèses finiront peut-être par sortir de l’anonymat. Mais une chose est certaine, l’ijtihad mettra du temps à réunir l’ijmaâ, c’est-à-dire le « consensus ». Hantise du monde musulman, surtout sunnite, la fitna, —cette « discorde », notamment politique mais aussi théologique, qui s’est manifestée dès la mort du Prophète— sera inévitable. En bref, il faut, là aussi, être lucide, s’inscrire dans le temps long et ne pas croire que « l’islam des Lumières » est l’affaire de quelques années.
Cette rénovation viendra-t-elle d’Europe, là où les musulmans expérimentent le fait d’être un groupe minoritaire, encouragé à se séculariser ? La question demeure posée mais il ne faut pas oublier que l’islam d’Europe reste largement sous l’influence théologique mais aussi politique du monde arabo-musulman, et ce dernier ne saurait le considérer comme étant légitime pour insuffler le changement. Bien au contraire, les musulmans d’Europe sont souvent suspectés d’innovations blâmables par les tenants de l’orthodoxie islamique.
Akram Belkaïd
Cet article est la mise à jour de l’ouvrage de Akram Belkaïd, Être arabe aujourd’hui, Carnetsnord, Paris, 2011
(1) La Pensée arabe (PUF, Paris, 8e édition, 2010) et ABC de l’islam (Grancher, Paris, 2007).
(2) De celui que l’on appelle souvent le « philosophe des philosophes », on peut lire Le Moyen de chasser les tristesses et autres textes éthiques, Fayard, Paris, 2004.
(3) Amélie-Marie Goichon, La Philosophie d’Avicenne et son influence en Europe médiévale, Editions Jean Maisonneuve, Paris, 1984.
(4) Ibn Rochd, L’Islam et la raison, Flammarion, Paris, 2000.
(5) Sindbad-Actes Sud, Arles, 2004.
(6) Le Temps des cerises, Montreuil, 2006. Sur Ibn Khaldoun, lire l’ouvrage du géographe Yves Lacoste, Ibn Khaldoun. Naissance de l’Histoire, passé du tiers-monde, La Découverte, Paris, 2009.
(7) Mohamed Tahar Bensaada, « La théologie de la libération de Mohammed Abdou », Oumma.com, 3 août 2010.
(8) Rachid Benzine, Les Nouveaux Penseurs de l’islam, Albin Michel, Paris, 2004.
(9) Lire « De Jésus à Mahomet », Le Monde diplomatique, décembre 2015.
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