Symbole de l’indépendance marocaine et de la lutte anticoloniale, Abd el-Krim  a lutté, jusqu’à la fin de sa vie, pour la libération de l’Afrique du Nord. Combattant souvent victorieux, diplomate habile, propagandiste avisé, tant par ses méthodes que par son exemple, il a été un des pionniers de la décolonisation.
Mohamed ben Abd el-Krim naquit vers 1882 chez les Aït Khattab, fraction des Beni Ouriaghel, une des tribus les plus puissantes, les plus belliqueuses du Rif central, où sa famille possédait une forte influence. Après de solides études traditionnelles à Ajdir, Tétouan et Fès, Abd el-Krim s’installe dans le préside espagnol de Melilla où il est, en 1906, rédacteur du journal Telegrama del Rif. Secrétaire du Bureau des affaires indigènes en 1907, puis cadi chef en 1914, sa collaboration avec les autorités espagnoles et ses différentes fonctions le familiarisent avec les méthodes administratives. Ses contacts avec des milieux divers lui permettent de compléter, par une riche information moderne, sa formation de lettré arabe.
Quittant l’administration espagnole, Abd el-Krim se fixe en 1919 à Ajdir et commence, à partir de 1920, à soulever les Beni Ouriaghel contre l’Espagne . La politique de répression, qui suit l’intervention du général Sylvestre, multiplie les ralliements au chef rifain. Aidé de son frère M’hamed, son conseiller politique, Abd el-Krim remporte d’importants succès. La défaite espagnole d’Anoual, le 22 juin 1921, enflamme le Rif.
Ses ambitions augmentent. Après n’avoir envisagé que l’indépendance de sa propre tribu des Beni Ouriaghel, il élargit son champ d’action à tout le Rif qu’il proclame république. Le choix de ce terme doit attirer la sympathie occidentale et flatter les traditions démocratiques berbères. En juillet 1923, il adresse au Parlement français un appel en faveur de la « renaissance nationale » du Rif. Rapidement sa renommée devient internationale : il noue des relations avec un comité britannique, attiré par la richesse minière du Nord marocain, cherche l’appui du Komintern et du Parti communiste français, trouve des aides dans le monde islamique profondément remué par la renaissance arabe.
La proclamation d’une république indépendante du Rif, à l’intérieur des frontières nationales de l’empire chérifien, remet en cause l’autorité du sultan et représente une menace sur la zone du protectorat français, d’où d’inévitables accrochages avec les forces françaises.
Profitant du repli espagnol sur la côte, en 1924, et délivré de son rival Raïssouli, qu’il fait prisonnier en 1925, Abd el-Krim prend les devants . Ses violentes attaques, au printemps de 1925, sont difficilement contenues. Fès est menacée et Abd el-Krim annonce sa prise pour le mois de mai. Bloqué au sud, il envahit l’Est et l’Ouest où le ralliement des Jebala le conduit au seuil du Gharb. Il double ses hauts faits d’une vaste action auprès de l’opinion publique française et internationale.
Le gouvernement français riposte en envoyant des renforts considérables, en unifiant le commandement militaire sous l’autorité du maréchal Pétain. Un accord est conclu avec l’Espagne pour une action commune. Les pourparlers de paix d’Oujda ayant échoué (mars 1926), une offensive générale franco-espagnole, sous l’énorme masse de son armement et le nombre de ses bataillons, écrase les troupes de l’émir. Abd el-Krim se rend le 27 mai ; le 27 août, il quitte Fès, exilé dans l’île de la Réunion.
Là, Abd el-Krim vit au milieu de nombreux enfants, les siens, ceux de son frère et de son oncle, dans l’atmosphère, recréée, de la civilisation villageoise du Rif. À plusieurs reprises, en 1932 et en 1936, il est question de son transfert en France. Il ne l’obtient qu’en mai 1947. Au cours de l’escale en Égypte, il s’échappe du navire qui le transporte et trouve asile au Caire (31 mai 1947).
Avec Bourguiba et les leaders nationalistes marocains Abd el-Khaleq Torres et Allal el-Fassi, il fonde, au Caire, le 9 décembre 1947, un Comité de libération du Maghreb arabe dont il est président à vie. Le 5 janvier 1948, l’émir lance un manifeste, contresigné par les représentants des principaux partis nord-africains, engageant la lutte pour l’indépendance de l’Afrique du Nord.
Mais Abd el-Krim, vieilli, hostile à la monarchie marocaine, ne peut maintenir autour de lui l’union des chefs nationalistes maghrébins. Au cours de la crise marocaine de 1953, il refuse de choisir entre les partisans du sultan déchu, Moulay Youssef, et ceux de Moulay Arafa. Il garde, les années suivantes, une intransigeance absolue. Le 4 mai 1956, il affirme encore : « Nous n’acceptons pas de solution de compromis en Algérie, au Maroc ou en Tunisie. Nous voulons l’indépendance totale. » Il refuse de revenir au Maroc « avant que le dernier militaire étranger ait quitté le sol maghrébin » et dénonce avec violence la « trahison » des accords d’Évian. C’est au Caire qu’il meurt en février 1963, à l’âge de quatre-vingt-un ans.
Quel est le rôle historique d’Abd el-Krim et son exacte personnalité ? La propagande des autorités du protectorat s’attachait à le dépeindre comme un de ces nombreux roguis (prétendants) surgis au Maroc, à l’image de Bou Hamara, qui, dans ce même Rif, quelques années auparavant, s’était dressé contre le makhzen. S’il ne fut pas le simple rebelle fanatique et ignorant, xénophobe et ne représentant que des aspirations tribales parées d’oripeaux démocratiques, fut-il, comme l’affirmaient ses partisans, le Mustapha Kemal du Maghreb qui aurait pu faire d’Ajdir l’Ankara de l’Ouest ? Pour P. Montagne, il « représente authentiquement le vieux Maroc des tribus », et « les résistances acharnées qu’oppose l’Islam traditionnel à l’influence de l’Occident ». Il est avant tout un homme du passé, un « primitif » de la révolte. D’autres, tel Pessah Shinar, sont sensibles à son modernisme, à ce qu’il apporte « de neuf dans les annales politico-religieuses du Maghreb : la première manifestation d’un nationalisme arabo-berbère militant et d’un modernisme islamique dans un environnement purement berbère ».
Au Maroc, le soulèvement d’Abd el-Krim eut une influence considérable. Il mit un terme au « lyautéisme » et, malgré les craintes et les réticences d’une large partie de la bourgeoisie, donna aux Marocains un héros national.
Le retentissement de son action s’étendit du Maroc à la Tunisie et atteignit l’Orient, traversé par la crise de l’après-guerre, ébranlé par la chute du califat et la montée du nationalisme.
La guerre du Rif servira de modèle aux mouvements d’indépendance d’autres pays colonisés. Hô Chi Minh, glorifiant en Abd el-Krim le « précurseur », reconnaît tout ce que les révoltes armées doivent à ce modèle de résistance : action étendue et simultanée pour empêcher la concentration ennemie, mise en condition de la population, recours aux initiatives diplomatiques diverses, appel à l’opinion publique, formation de comités de soutien…
Dans les années 1980, le rôle d’Abd el-Krim dans les origines de la guerre du Rif fut remis en cause. Il aurait plus suivi le mouvement qu’il ne l’aurait créé ou animé. Son attitude aurait été de « compromis, voire de complicité avec l’envahisseur » (Ayache). Ces jugements relancèrent le débat sur l’action du chef rifain. Il opposa les défenseurs de l’image d’un héros, dès l’enfance promis à son destin de résistant, « constamment inflexible dans ses convictions et son anti-impérialisme » (Ameziane) aux tenants d’un personnage plus complexe, d’abord « loyal serviteur de la cause espagnole », puis s’engageant tour à tour dans des « options différentes, sinon franchement contraires », pour finalement, habilement, capter à son profit un courant qui « était créé et existait sans lui » (Ayache).
Le recul manque encore, et la sérénité des passions apaisées, pour que l’histoire porte un avis impartial sur un homme qui, quoi qu’on puisse penser de sa personnalité, réalité et mythe, marqua l’histoire de son époque : Abd el-Krim, sans conteste un des promoteurs du nationalisme maghrébin, a été également l’un des théoriciens de la lutte armée pour la libération.
Jean-Louis MIÈGE
Source: Universalis