Mohamed Mossadegh n’est plus : un grand et émouvant témoin de notre époque disparaît.
Le témoignage qu’il laisse derrière lui est riche d’enseignement.
Pour ses compatriotes qui l’ont suivi à sa dernière demeure, il laisse un testament qui réserve certainement des surprises dans la politique iranienne.
Pour nous, il laisse un message qui rappelle les moments sombres et exaltants d’une époque de gestation qui allait enfanter notre révolution.
Mossadegh a été porté au pouvoir en 1950 par une révolte du Bazar. C’est une émeute du bas quartier de Téhéran qui l’a balayé en 1953.
Ce n’est pas une tragédie comme les autres. Elle avait des reflets parfois burlesques lorsqu’on imagine la silhouette d’un Kachani portant son linceul sur la tête, en signe de sa détermination à je ne sais quelle farce.
Mais son intensité tragique ne pouvait être mieux exprimée que par ce malade. Mossadegh est entré dans la mémoire des hommes en pyjama, comme Ghandi avec son dhoti.
Son apparition au firmament politique, a coïncidé avec les moments les plus critiques dans les relations internationales d’après-guerre alors que le souffle annonciateur de l’esprit de Bandaæng commençait à balayer l’Afrique et l’Asie.
L’Iran avait subi traditionnellement le sort des pays colonisés. Il devait supporter en conséquence, en plus du fardeau de ses propres carences, la contrainte de la stratégie globale des grands.
Avec les pays voisins du Moyen-Orient, il était exposé en particulier à une pression du pacte de Bagdad. Mossadegh prenait donc le pouvoir en 1950 dans une conjoncture tout à fait défavorable.
Il se trouvait entre les deux branches d’une tenaille, entre une situation intérieure dont il ne semblait pas saisir le contenu sociologique exact, et une situation extérieure avec laquelle il n’avait aucune chance de compromis.
Sa conception politique était paritaire et sommaire.
Son regard ne voyait que l’I.P.C., sans avoir une idée précise du sol dans lequel elle plantait ses racines. A l’extérieur, Mossadegh voyait bien le pacte colonial, mais ne voyait pas ses valets et ses complices au-dedans.
Il livre bataille sur le terrain politique à l’ONU et sur le terrain juridique à la Haye.
D’une manière inattendue, il marqua même des points dans la nationalisation, en démontrant que son pays pouvait l’assurer convenablement, du point de vue technique, du moins en ce qui concerne l’extraction.
Cet épisode ressemble, par l’énorme responsabilité qu’il posait sur les épaules d’un pays impréparé, à la nationalisation de la Compagnie du Canal de Suez en Juillet 1956.
Là aussi la finance internationale avait misé sur ‘‘l’incapacité technique” de l’Egypte pour faire avorter cette mesure.
Mais malgré le départ massif des pilotes européens soudoyés, l’Egypte tint sa gageure parce que son esprit révolutionnaire le lui permettait.
En Algérie, on avait suivi avec passion les deux phases de cette bataille homérique.
Et ce n’est pas sans orgueil que nous avons enregistré les premières victoires.
Mais pour que Mossadegh ait pu tenir son défi jusqu’au bout, il lui eût fallu disposer d’un capital révolutionnaire dont il ne disposait pas dans son pays.
Le Toudeh ne pouvait avoir avec lui qu’une alliance d’opportunité.
Le rôle de l’Islam dans la politique iranienne ne pouvait être joué par un Islam de caricature incarné par Kachani qui s’évada de l’arène, son linceul sur la tête, juste au moment où le combat prenait une tournure décisive.
Les Fedayans-Islam, qui avaient mis fin au régime odieux de Ramzmara, semblèrent eux aussi s’effacer de la scène politique. pour céder la place à ces truands de Téhéran qui allaient mettre fin au régime de Mossadegh.
Celui-ci demeura donc seul dans l’arène avec quelques fidèles comme Hussein Fatimi, qui payera cette témérité de sa vie.
Certes, la bataille fut d’une grandeur épique. Un technicien européen du transport qui avait pris en charge les intérêts de la New Iranian Company nous la résuma en quelques mots : ‘‘J’ai vécu, dit-il, quelques semaines extraordinaires où, dans une explosion d’orgueil national, les Persans prirent possession de la richesse de leur sol. Mais rapidement les réservoirs débordèrent et la production dut être stoppée.”
Mais la bataille aurait pu continuer malgré les réservoirs pleins et l’extraction momentanément stoppée.
Il eut fallu, pour cela, que Mossadegh eut à l’esprit une autre échelle des valeurs sociales, un autre ordre des priorités.
Un pays colonisé ou semi-colonisé comme l’Iran, ne pouvait pas vaincre le colonialisme sans avoir d’abord réduit la trahison à l’intérieur de
ses frontières. Certes, c’est la coalition des intérêts stratégiques du moment, et financiers de toujours, qui ont eu raison de Mossadegh.
Mais cette coalition n’aurait pu cependant l’abattre, si son régime avait
une assise solide dans le pays. Si la religion n’était pas trahie par un Kachani, si l’idéal patriotique n’était pas compromis par les Fedayans, si les intellectuels iraniens avaient communié dans un pacte national solennel, il n’y aurait pas eu de truands à la solde de l’étranger, capables de renverser un gouvernement légal.
Malek Bennabi
Révolution Africaine du 02 Avril 1967.