Algérie nation et société de Mostefa Lacheraf

sociologie
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Le problème peut se résumer comme suit : la France trouve en face d’elle une société bien organisée, à la civilisation propre, parfois comparable & celles du Bassin méditerranéen, peut-être imparfaite dans son développement, mais dont l’amour de la liberté, l’attachement à la terre, la cohésion, la culture, le sens patriotique, les ressources et les idéaux communs à défendre contre l’ennemi national, donnent leurs preuves tout au long d’une guerre de conquête de près de 40 ans.

Cette société dont les cadres et les élites de valeur avaient été décimés pour être remplacés par des féodalités mercenaires et dynastiques, est, de plus, systématiquement détruite ou appauvrie ; on entreprend, dans le dernier tiers du siècle, de la submerger sous le poids d’un peuplement européen seul détenteur du pouvoir politique, seul maître des richesses nationales ; elle résiste désormais par tous les moyens, surtout pacifiques, subit les ravages des famines, des épidémies et des lois d’exception, colmate ses brèches grâce à l’effort conjugué d’à peu près tous ses groupes sociaux, et, vers les débuts du xx » siècle, la partie est gagnée puisque l’extermination, objectif avoué ou inavoué par lequel le colonialisme visait à substituer au peuple algérien un autre « peuple » est conjurée.

Il est d’ailleurs vraisemblable (et en grande partie prouvé) que cette extermination directe et indirecte du fait de la guerre de conquête et de ses conséquences, se soit soldée entre 1830 et 1870 environ par plusieurs millions de victimes dans un milieu rural acculé aux famines par les destructions, les combats et l’exode, et un milieu citadin contraint à l’exil. Au sortir d’un tel calvaire, cette société aurait pu prétendre, légitimement, si la conscience politique lui en avait été donnée à partir de milieux urbains solidaires avec elle, à l’organisation de ses forces et de ses moyens en vue de franchir à long terme une autre étape aussi décisive.

Mais la société rurale, bien mal en point en dehors d’un schéma traditionnel de rigueur qui avait aidé à la maintenir en veilleuse, gravement déculturée, négligée par ses « élites » nouvelles, était à refaire ; d’autant plus que le contraste, au regard du modernisme, accusait davantage ses carences, pis encore : son dépérissement, souhaité, voulu par l’occupant ; ignoré des siens dont les préoccupations nationalistes à peine idéologiques se tournaient ailleurs, se nourrissant, dans les villes, d’autres concepts mi-occidentaux, mi-orientaux et si peu maghrébins.

Les rares moments où les notables citadins de la tendance Khaled, les ulémas des centres urbains, les responsables et militants bourgeois, petits bourgeois et prolétariens du nationalisme sortent pour la première fois des villes vers les campagnes en vue d’y faire un semblant de travail politique, peuvent se situer, successivement, à la fin de la guerre 1914-1918, dans les années 1936 et lors des élections françaises et « algériennes » de 1946 et 1948.

Mustapha Lachraf

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