Guerre et paix

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Premier grand roman de Léon Tolstoï  (1828-1910), Guerre et Paix (1863-1869) se veut une histoire vraie de la guerre patriotique de 1812 contre l’invasion napoléonienne, telle que l’a vécue la génération des parents du romancier.

Une grande fresque historico-romanesque

L’œuvre se compose de quatre parties, suivies d’un épilogue. La première commence en juillet 1805, avec les guerres de la troisième coalition, opposant la Grande-Bretagne, l’Autriche et la Russie à la France. À travers une chronique de la vie de plusieurs familles de la noblesse russe, on voit se dessiner trois lignes narratives principales : celle de l’idéaliste naïf et velléitaire Pierre Bezoukhov, héritier d’une immense fortune, qui tombe dans les filets de l’intrigante Hélène Kouraguine ; celle du jeune comte Nicolas Rostov, dont la sœur cadette Natacha est l’âme d’une famille hospitalière de la vieille noblesse moscovite ; celle du prince André Bolkonski, fils brillant et ambitieux d’un grand seigneur en disgrâce retiré sur ses terres, où il tyrannise sa fille, la douce et aimante princesse Marie.

Le récit nous transporte sur les champs de bataille de Schöngraben, où le hussard Nicolas Rostov reçoit son baptême du feu, et d’Austerlitz où André Bolkonski, qui a laissé sa jeune femme enceinte pour partir en campagne, voit son idole Napoléon passer sur le champ de bataille où il gît, grièvement blessé. À travers lui, il aura la révélation de la vanité de la gloire terrestre : « Tout, du reste, lui paraissait futile et misérable au regard des pensées austères, sublimes qu’avaient fait naître en lui l’épuisement provoqué par la perte de sang, la douleur aiguë et l’attente d’une mort prochaine. Le regard plongé dans celui de Napoléon, il songeait à la vanité de la grandeur, à la vanité de la vie, dont personne ne pouvait comprendre le sens, à la vanité plus grande encore de la mort, dont la signification demeurait impénétrable aux vivants. »

La deuxième partie couvre les sept années qui séparent la défaite d’Austerlitz de l’invasion de la Russie. La vie privée des personnages passe ici au premier plan. Nicolas promet le mariage à Sonia, jeune parente sans fortune élevée dans sa famille. Pierre Bezoukhov se sépare d’Hélène et cherche dans la franc-maçonnerie une réponse à ses aspirations morales et humanitaires. Le prince André, veuf et désenchanté, retrouve le goût de vivre en rencontrant Natacha. Mais celle-ci, dont la vitalité épanouie ne supporte pas l’attente que le vieux prince a imposée à son fils, est à deux doigts de se laisser enlever par un séducteur sans scrupules, Anatole Kouraguine.

L’invasion de la Russie ouvre la troisième partie. C’est désormais la guerre, c’est-à-dire l’Histoire, qui dirige l’action. Nicolas Rostov, à la tête de son détachement, délivre la princesse Marie, que ses serfs veulent empêcher de fuir devant l’invasion. Pierre assiste en spectateur à la bataille de la Moskova, au cours de laquelle le prince André est de nouveau grièvement blessé. Les Rostov quittent Moscou, en emmenant dans leurs chariots des blessés parmi lesquels se trouve le prince André, qui succombera à sa blessure, après avoir pardonné à Natacha. Pierre Bezoukhov, demeuré dans Moscou occupé par les Français avec l’intention de poignarder Napoléon, est pris pour un incendiaire, arrêté et emmené par la Grande Armée en retraite : pendant sa captivité, avant d’être délivré par les partisans, il retrouve un sens à l’existence au contact du simple paysan russe Platon Karataïev, dont la manière d’être exprime la spontanéité absolue de la vie. Dans l’épilogue, situé en 1819, Nicolas Rostov, marié à Marie Bolkonski est devenu un propriétaire terrien sans histoire, tandis que Pierre Bezoukhov, marié à Natacha, continue à rêver au bien public et conspire avec les futurs décembristes, qui tenteront en vain de renverser le tsar Nicolas Ier en 1825.

Une éthique de l’authenticité

Exceptionnelle par le foisonnement de personnages fortement individualisés que Tolstoï parvient à faire vivre devant nous, Guerre et Paix est le chef-d’œuvre d’une technique romanesque étroitement liée à l’éthique tolstoïenne de l’authenticité. Ses personnages ne sont ni décrits ni analysés, mais représentés dans des scènes concrètes, où les situations, à travers les attitudes, les gestes, les intonations que perçoivent leurs interlocuteurs, les révèlent par-delà les masques sociaux, dans leur plus intime vérité. Cependant, la création romanesque se veut ici un instrument de réflexion historique. L’introduction dans la trame de l’œuvre de personnages réels (notamment Napoléon et Koutouzov, commandant en chef des armées russes) représentés par les mêmes procédés et doués de la même présence physique que les personnages de fiction, sert à la fois à authentifier ceux−ci et à « démythifier » les personnages « historiques » en les ramenant à la commune humanité. Elle contribue ainsi, au même titre que les scènes de bataille vues « au ras du sol », à une remise en cause de l’histoire traditionnelle.

Tolstoï conteste d’abord l’interprétation classique qui fait de la bataille de la Moskova une victoire de Napoléon. Si elle a ouvert aux Français les portes de Moscou, c’est parce que Koutouzov a compris qu’il était inutile de faire obstacle à une bête blessée à mort, comme l’est la Grande Armée au soir d’un affrontement où les Russes ont prouvé la supériorité morale que leur donnait la défense du sol natal. La supériorité de Koutouzov sur Napoléon est de savoir que ce qui décide du sort des batailles, ce n’est pas le savoir-faire des stratèges, mais le moral des troupes, et plus généralement l’esprit de la nation. La guerre de 1812 ne se contente pas d’opposer entre eux des généraux et leurs armées : elle est une guerre nationale, à laquelle participent inconsciemment tous les Russes.

Cette interprétation débouche ainsi, dans la première partie de l’épilogue, sur une philosophie de l’histoire ruinant l’explication historique volontariste, qui cherche la cause des événements dans les décisions des « grands hommes », et plus généralement dans la volonté consciente des hommes. « Dans les événements historiques, les prétendus grands hommes ne sont que des étiquettes qui donnent leur nom à l’événement ». L’histoire vraie, que le roman prétend saisir dans ses mécanismes élémentaires, témoigne en fin de compte de l’irréductibilité de la vie à la raison.

Guerre et Paix a été adapté au cinéma par King Vidor en 1956 et par Sergueï Bondartchouk en 1966-1967.

Michel AUCOUTURIER

Source: Universalis

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