Pour présenter cette étude, je suis particulièrement tenté par une biographie la plus tourmentée et la plus émouvante que je connaisse en Algérie. Mais il me faut y renoncer, l’auteur m’interdit formellement d’y faire même allusion. Je garde cependant le droit de parler de l’œuvre où cette étude vient prendre une place importante, en achevant d’en définir la marque particulière et la valeur sociale que nous retrouvons même dans Lebbeik jugé, cependant par certains lecteurs, comme étranger à l’orbite étincelante tracée par Le phénomène • coranique. Ce dernier livre a été présenté au public dans une préface où l’honorable professeur Cheikh Draz me paraît avoir cédé à la personne de l’auteur davantage qu’à l’œuvre. Ce qui compte à l’heure que nous vivons, ce n’est ni l’homme ni ses titres, mais les problèmes que solutionne son œuvre.

Ce qui nous intéresse dans Le phénomène coranique, c’est la foule de problèmes que soulève son introduction et la méthode • nouvelle que l’auteur applique, pour la première fois, à l’exégèse • coranique. Or, je ne crois pas que la préface ait dit quelque chose de ces problèmes cruciaux, ni de la phénoménologie appliquée à l’étude du Coran. Nous sommes, d’ailleurs, persuadés que l’éminent Cheikh Draz nous sait gré de le rappeler ici pour les jeunes musulmans. Quoi qu’il en soit, Le phénomène coranique est une autre nuance dans l’œuvre qui vient compléter si opportunément cette étude. Les deux ouvrages constituent les deux étapes d’une même intention.

Dans l’un, l’auteur s’émeut à un spectacle: celui de la conscience du jeune musulman saisi par le débat crucial entre là science et la religion. C’est une conscience qui, pour elle-même, a déjà clos le terrible débat et veut en communiquer sa conclusion rassurante à d’autres consciences. Mais la critique serrée, l’analyse subtile et profonde, la logique rigoureuse qui conduisent à ce résultat sont presque secondaires dans une œuvre, dont la genèse et la destination relèvent davantage du sens dramatique que du simple sens intellectuel. En effet, Bennabi n’est pas un écrivain professionnel, un travailleur de cabinet penché sur des choses inertes, du papier et des mots, mais un ho1nme qui a senti dans sa propre vie le sens de l’humain avec sa double signification morale et sociale. C’est ce drame, senti avec toute l’intensité et les rigueurs d’une rare expérience personnelle, qui fournit la matière essentielle à l’œuvre aussi bien dans Le phénomène coranique que dans l’étude qu’il nous livre aujourd’hui comme un chant d’allégresse pour saluer l’astre ‘‘idéal’’ qui marque ‘’l’aurore des civilisations’’, depuis la nuit des temps.

Mais ce chant est aussi une marque de la raison qui cherche à ouvrir des voies pratiques à la renaissance musulmane qu’il annonce en nous révélant sa signification dramatique. S’il est sensible à cet aspect, ce n’est pourtant pas qu’il soit un intellectuel épris d’abstraction ni un esthète grisé par les belles formes. Ce qui l’attire, ce qui le fascine c’est le frisson humain, la douleur, la faim, les haillons, l’ignorance. Est-il davantage le doctrinaire qui raisonne a priori en face de ce problème? Il l’a d’abord vécu totalement.

D’autres en ont fait leur tremplin électoral, exaltant la misère jusqu’à l’hébétement propice à toutes les mystifications, à toutes les exploitations. Nous savons, aujourd’hui, ce qu’un pareil état peut engendrer de désorientation, de stérilité, de désarroi. Mais pour Bennabi, l’expérience personnelle signifie autre chose: une raison de méditer sur les remèdes. C’est à partir de cette méditation que le drame devient pour lui un problème technique. Il nous conduit par une analyse serrée et subtile dans les arcanes de l’histoire pour nous révéler cet ‘‘éternel retour’’ qui lui inspire le beau chant mis en prologue à cette étude.

Mais avant de suggérer la solution, un travail de déblaiement est absolument nécessaire dans un terrain encombré par les ruines de notre décadence et la fange de plusieurs années de démagogie électorale. Cette œuvre est faite magistralement dans les premiers chapitres qui mettent en lumière cette période d’apathie à peine animée de nos ‘’traditions et guerriers’’ à laquelle succède la période de ‘’l’idée’’. Mais au fond de la conscience populaire façonnée par des siècles de maraboutisme demeure un atavisme idolâtrique. Si ‘’l’hydre maraboutique est terrassée par l’islahisme’’ un néo-maraboutisme est encore possible, non plus avec des saints et des amulettes mais des ‘‘idoles politiques et des bulletins de vote’’. C’est la lutte entre 1 ‘idole et l’idée qui devient l’aspect nouveau du drame algérien.

Bien entendu, l’administration ne restera pas indifférente, sachant le parti à tirer de tout ce qui divise le peuple algérien et émiette ses forces. Et, par surcroît, le problème envisagé aussi bien sur le plan de l’Islah que sur le plan politique était mal posé. La colonisation n’est pas un simple accident, mais une conséquence inéluctable de notre décadence. Tout le problème est là et même l’idée serait vaine si elle n’inclut pas cette donnée essentielle que souligne vigoureusement Bennabi en affir111ant que ‘‘pour cesser d’être colonisé, il faut cesser d’être colonisable’’. Cette simple phrase est, je crois, le premier jet de lumière humain qui soit venu éclairer le débat.

Une lumière suprême l’éclairait déjà par ce verset cité ici co1rune le fondement de toute la thèse: ‘‘Dieu ne change rien à l’état d’un peuple, tant que celui ci n’a pas d’abord changé son comportement intérieur. ’’ Cependant, l’auteur juge utile de fournir encore la justification historique, critique, rationnelle de ce fondement surnaturel qui peut effaroucher l’esprit cartésien. C’est cette justification qui l’emmène à considérer, dans les pages où se révèle toute la profondeur de sa philosophie, les lois qui régissent le processus des civilisations. Dès lors, la solution du problème surgit comme une conséquence rigoureuse de cette leçon d’histoire. La doctrine naît fragment par fragment d’une façon dialectique à partir de la synthèse fondamentale de toute civilisation: l’homme, le sol, le temps.

Appliquée à l’Algérie, cette doctrine implique une adaptation technique de l’homme analphabète, du sol ingrat et du temps perdu. C’est à partir d’une métaphore, d’une rare beauté littéraire et d’une profonde intuition sociologique mise en apologue à la seconde partie de cette étude, que l’auteur commence sa doctrine proprement dite. Pas à pas, il nous révèle des données qui nous apparaissent secondaires, insoupçonnées et qui prennent ici une importance capitale parce que leur rapport véritable avec notre évolution et notre vie apparaît soudain. ‘‘Toute politique implique (et généralement ignore qu’elle implique), disait Valéry, une certaine idée de l’homme et même une opinion sur le destin de l’espèce, toute une métaphysique qui va du sensualisme le plus brut jusqu’à la mystique la plus osée. ‘’* Avait-on pensé le problème de l’homme, du sol, du temps, de la femme, du costume, de l’adaptation et de la culture qui est l’essence même de tout le problème humain?

Sa formation d’ingénieur le sert sans doute dans la considération technique des choses, mais sa double culture lui permet de les ramener à leur plan humain, avec cette parfaite sérénité qui marque même sa conclusion pathétique. Ajouterons-nous qu’il ne s’agit pas ici d’un travail uniquement utile à l’Algérie, car cette étude déborde singulièrement la spécificité algérienne pour embrasser l’aire de tout le monde musulman où le problème humain se po:-:e avec les mêmes données fondamentales. * P. Valery, Regards sur le inonde actuel. Et en fournissant dans l’ordre moral et intellectuel l’exemple éclatant, elle donne à cette polarisation le maximum d’intensité.

Nous espérons que cette étude servira à éclairer la marche présente du monde musulman qui doit accorder le réveil de sa conscience au diapason d’une conscience universelle qui cherche douloureusement sa plénitude dans la voie de la paix et de la démocratie. Nous voudrions aussi que les grandes puissances accueillent ce réveil, non comme un péril islamique mais comme la renaissance de centaines de millions d’hommes qui viennent à leur tour apporter leur contribution à l’effort moral et intellectuel de l’humanité. Puisse, en tout cas, la jeune génération algérienne, placée dans des circonstances plus favorables, promouvoir cette renaissance dont Bennabi s’est fait l’apôtre et le chantre. Je ne voudrais pas le choquer en lui adressant hommage personnel comme à un frère et à un maître.

Dr A. Khaldi Alger, novembre 1948

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