STADE EPIQUE GUERRIER ET TRADITIONS

Les temps des épopées, telles l’Iliade et l’Odyssée, ne sont pas les moments propices où les peuples orientent leurs énergies sociales vers leurs objectifs réalistes, lointains ou proches, mais des moments où ils dispensent ces énergies dans les divertissements et dans la satisfaction des idéaux nés de leur imaginaire. Les efforts des héros qui assument un rôle dans ces épopées ne sont que des efforts déployés pour répondre . à une ambition ou acquérir une gloire ou, encore, satisfaire à un credo. Ils ne luttent pas, conscients, que leur victoire est proche et que la voie du salut de leur société est claire et définie. Leur gloire est plus proche du mythe que de l’histoire.

Si nous interrogeons l’un d’eux sur les motivations de son combat, il ne pourra trouver clairement les raisons liées souvent aux actes historiques. Il sait que tous ses efforts sont vains et que, seules, ses motivations religieuses et sa dignité humaine, lui ont dicté le chemin. Face à l’avancée colonialiste, le rôle des peuples musulmans, au cours du XIXé’ siècle jusqu’au premier quart du xxe siècle, n’était qu’un rôle simplement héroïque. Par définition, un tel rôle n’est pas le mieux indiqué pour résoudre lés problèmes qui ont préparé le terrain à la pénétration du colonialisme. 21 • Les conditions de la renaissance Le drame de chaque peuple est essentiellement celui de sa civilisation.

Le peuple algérien ne pourra ni comprendre ni encore moins résoudre son problème tant qu’il n’aura pas élevé sa conception au ni veau du drame humain à l’échelle universelle, tant qu’il n’aura pas pénétré le mystère qui enfante et engloutit les civilisations présentes, civilisations perdues dans la nuit du passé, civilisations futures: ligne lumineuse de l’épopée humaine, depuis l’aurore des siècles jusqu’à leur consommation! Chaîne prestigieuse où les générations ont soudé, bout à bout, leurs efforts et leurs contradictions et le résultat de tout cela: le ’ . progres incessant. Les peuples se relayent: chacun a le jour de sa mission marqué à l’horloge où sonnent les heures graves de l’histoire. L’astre se lève pour les peuples qui se réveillent et se couche pour les peuples qui ont sommeil.

Aurores bénies des renaissances. Seuils lumineux des civilisations qui commencent. Crépuscules maussades: quand l’astre décline au couchant d’une civilisation! En 1830, l’heure du crépuscule avait déjà sonné depuis longtemps en Algérie: dès que cette heure-là sonne, un peuple n’a plus d’histoire. Les peuples qui dorment n’ont pas d’histoire, mais des cauchemars ou des rêves .

. . où passent des figures prestigieuses de tyrans ou de héros légendaires: Quand le palefroi blanc d’Abdelkader zébra notre horizon de sa cavalcade fantastique, minuit avait déjà sonné depuis longtemps. Et la silhouette épique du héros légendaire aussitôt s’évanouit . .

. comme un rêve sur lequel se referme le sommeil . 22 stade, épique Puis d’autres visions passèrent . . .

Un rêve épique se déploya dans notre sommeil, e~pruntant sa substance tragique aux traditions d’un peuple qui a toujours aimé le baroud et le cheval. Il se déploya là surtout où il y avait encore de l’espace libre et des coursiers de sang: chez les tribus. Le lien tribal demeurait, en effet, dans une société dissoute, le seul lien encore solide, pour unir quelques hommes dans un semblant de mission. Tout le sens de l’histoire est, en effet, dans cette alternative: • • • • mtss1on ou soum1ss1on. Seuls les guerriers des tribus pouvaient encore marquer de leurs prouesses ce stade de la ‘‘résistance algérienne’’.

En Afrique du Nord, Abdelkrim a clos cette ère de la tribu arabo-berbère. Dans cette lutte héroïque, le guerrier bédouin n’avait pas son instinct de conservation dans ‘‘sa peau’’ arabo-berbère, mais dans son âme musulmane. Il ne luttait pas pour vivre, mais pour survivre. Et il a survécu grâce à cette âme qui l’a constamment soutenu au-dessus de l’abîme où se sont engouffrés d’autres peuples qui n’avaient pas leur destin accroché à une pareille force ascensionnelle. Que sont devenues, en effet, les tribus héroïques de l’Amérique précolombienne?

Aujourd’hui, un linceul de légende recouvre à jamais leur destin révolu. Et leur épopée malheureuse souligne tragiquement ce que les peuples musulmans doivent en l’occurrence à l’Islam, leur sauveur. Mais l’Astre idéal poursuivait sa ronde fatidique et ce fut bientôt l’aurore, à l’horizon où chante le muezzin, chaque matin, en appelant au salut. Son appel retentit sur les monts lointains d’Afghanistan et descendit dans la plaine où gisait endormi le monde musulman. • Les conditions de la renaissance La voix du lointain muezzin se répercuta de part en part aux horizons de l’Islam: O!

peuples, venez au salut. C’était Djamal Eddine El-Afghani qui annonçait, du haut des montagnes, le jour nouveau de la civilisation.

STADE POLITIQUE ET IDEE

La parole est divine. , Elle crée, pour une grande part, le phénomène social, grâce à sa puissance irrésistible sur l’ho1nme. Elle creuse dans son âme le sillon profond où lève la moisson de l’histoire. La voix humaine a toujours engendré les tempêtes qui ont changé la face du monde. La voix de Djamal Eddine avait déposé dans la conscience encore assoupie des peuples de l’Islam une simple idée: celle du réveil.

Elle est vite devenue une idée force, une force transfor1natrice et créatrice de nouvelles conditions d’existence pour les peuples . musulmans. Ils se mirent à rejeter, l’un après l’autre, les oripeaux du sommeil, le tarbouch et le narguilé; l’amulette et la zerda disparaissaient peu à peu de notre folklore et de notre mentalité. Le rayonnement de cette force parvenait en Algérie, en même temps que le monde sortait de la grande tragédie de 1914-1918. Jusque-là, le dra1ne algérien était demeuré muet co1ru11e une scène pétrifiée.

Il était le secret de l’âme chez certains et le ‘‘secret d’Etat’’ chez d’autres. C’était le silence. C’est vers 1925 seulement que l’idée venue de loin vient animer le problème algérien en lui apportant la parole. Ceux qui ont leurs vingt ans, vers cette époque, ont pu écouter les premiers bégaiements de leur propre conscience. C’est vers cette Les conditions de la renaissance époque qu’il faut situer la naissance en Algérie du sens ‘‘collectif’’ à partir duquel co1nmencent l’histoire et la mission d’un peuple.

Avant cette date, on vivait en Algérie et on y parlait au singulier. Ce n’était pas de l’histoire, mais de la légende: la légende d’une tribu ou la légende d’un héros. Ce n’était parfois qu’un soliloque: la voix d’une conscience se parlant à elle-même, sans tirer du sommeil les autres consciences. On entendait ainsi, ça et là, de pareils soliloques. Le plus insolite fut celui du Cheikh Salah Mohanna qui faillit réveiller tout Constantine vers 1898.

Le vénérable vieillard fut le précurseur de l’Islahisme en s’attaquant le premier à l’hydre maraboutique. Mais l’administration veillait à ne pas laisser troubler la quiétude des gens par les importuns qui parlent à haute voix, dans la nuit où règne le sommeil. La précieuse et riche bibliothèque du Cheikh fut saisie et on dispersa les animateurs de la première polémique islahiste: le Cheikh Abdelkader El-Madjawi, notamment, fut déplacé de la médersa de Constantine à celle d’Alger. Ce n’était qu’une rixe nocturne et les dormeurs, troublés un instant, ronflèrent de nouveau.

Cependant, l’aurore invincible glissait, entre les étoiles de l’Orient, son obscure clarté et, de cime en cime, venait dissiper les ténèbres de l’horizon algérien. . En 1922, les premières voix marquèrent la naissance du jour nouveau et le retour à la vie. C’était un écho lointain, à la voix de Djamal Eddine. Le miracle perpétuel des renaissances jaillissait de la parole de Ben Badis.

C’était l’heure du réveil et le peuple algérien, encore engourdi; remue. Il était beau et touchant ce réveil frémissant d’un peuple qui avait les yeux encore pleins de sommeil. 26 stade politique et idée Les soliloques firent place aux discours, aux entretiens, aux discussions, aux polémiques. ‘‘Le sens collectif’’ se réveillait: ce n’était plus, çà et là, un homme qui monologuait, mais un peuple qui parlait. - Pourquoi avons-nous $i longtemps dor1ni?

  • Sommes-nous bien réveillés? - Que faut-il faire aujourd’hui? On posait ces questions comune des gens qui se réveillaient un peu étonnés, un peu engourdis du sommeil qu’ils voulaient dissiper. L’administration voulait douter encore de ce réveil. Il est intéressant de noter combien était lente son adaptation: près de 10 ans après, vers 1933, le préfet d’Alger, rédigeant la fameuse ‘‘circulaire’’ qui interdisait les mosquées aux Oulémas islahistes, parlait encore du ‘‘peuple apathique’’ de l’Algérie.

Cet engourdissement de l’administration algérienne, comme un vieil organe qui ne peut plus s’adapter aisément au milieu, doit être noté co1111ne la cause essentielle du malaise. Cependant, le milieu était, lui, désormais bien vivant, plein de tous les bouillonnements, de toutes les fermentations, de toutes les énergies. Les idées fusaient, se croisaient, s’entrechoquaient. Elles crevaient parfois comme des bulles d’air à la surface d’une bouilloire. D’autres fois, elles se sublimaient, changeaient d’état, devenaient des actions, des choses concrètes: une médersa, une , mosquee, une œuvre.

Le kémalisme, le wahhabisme, l’européanisme, le matérialisme se présentaient comme autant de voies à la conscience algérienne. On arborait ici un kalpak pour s’afficher partisan du programme social kémaliste: émancipation de la fe11rme, enseignement laïque, code civil . . . La ‘‘imma’’ islahiste était un autre programme: dévotion, retour au ‘‘salat’’, épuration des mœurs, transfo1·1nation de soiA meme avant tout.

Les conditions de la renaissance Mais d’une manière générale, toutes les tendances convergeaient en un point: la volonté de bouger, de changer, de quitter la zaouïa pour l’école, le bistrot pour quelque chose de plus pieux ou de plus utile. Cependant, plus conséquent et plus profond, l’islahisme for·rnule clairement le principe doctrinal: ‘‘Dieu ne change rien à l’état d’un pfuple que celui-ci n’ait d’abord changé son état d’âme. ’’ (Coran). Il faut se renouveler: ce fut d’abord le leitmotiv et la devise de toute l’école islahiste issue de Badis. Les congrès des Oulémas indiqueront les bases de ce renouvellement nécessaire à la • renaissance.

Il faut reprêcher l’Islam aux musulmans: il faut abandonner les innovations pernicieuses, les idoles, il faut s’instruire, il faut agir, il faut reprendre la communauté musulmane. Raisonnement juste, qui implique l’art d’enfanter une civilisation comme un phénomène social à partir de conditions toujours identiques. Tout cela était dit avec conviction, dans une langue lyrique, avec force citations coraniques et d’émouvantes évocations de la civilisation musulmane Le peuple religieux est mélomane. Mais l’avenir est un but lointain, il faut des voies nettes et des vocations puissantes pour y parvenir. Les mots devaient jalonner ces voies et contenir le fer·rnent béni de ces vocations Mais les mots, quoique sublimes, de l’islahisme algérien ont, parfois, malheureusement, dévié de leur objectif pour des raisons antidoctrinales.

On était encore engourdi de sornmeil pour tendre l’attention et l’effort invariablement. Il y eut des écarts, des inconséquences. La sagesse céda le pas à l’opportunisme politique. stade politique et idée Quoi qu’il en soit, malgré certaines carences, malgré un certain empirisme dans la pensée, les Oulémas ont été les infatigables pionniers de la véritable renaissance musulmane et sa force vive. Mais en matière sociale, n’est-ce pas là la matière essentielle de l’islahisme?

L’empirisme peut devenir de l’opportunisme dangereux, surtout aux époques cruciales, quand chaque faux pas peut être mortel. Or pour l’ empirisn1e il n’y· a pas de voies doctrinales tracées, mais des sentiers capricieux où l’on peut trébucher à chaque pas. N’est-ce pas là la raison pour laquelle les Oulémas ont suivi le sillage fatal d’une caravane politique, en 1936? Qu’étaient-ils allés chercher à Paris? L’âme algérienne qui est la clef du problème était-elle là-bas?

Et qu’en ont-ils rapporté? • La mort du congrès et la scission de leur association. L’électoralisme qui devait être dirigé était devenu dirigeant. Le mouvement algérien se renversa, marcha les pieds en l’air et la tête en bas. Le sens de l’élévation était, déso1·1nais, dirigé vers le bas.

1939, c’est le faîte atteint par l’islahisme, le faîte marqué par la naissance et la mort du Congrès algérien. C’est de ce faîte qu’on est descendu, à l’heure où vers le lointain horizon s’accumulait l’orage de 1939. L’orage est passé sur un déclin momentané de la renaissance • algérienne ét une éclipse de l’idée.

STADE DE L’IDOLE

Le Coran a nommé Djahilya, c’est-à-dire ‘‘ignorance’’, le paganisme qui a régné en Arabie, avant l’Islam. , . Cependant, la Djahilya, n’était pas pauvre, en technique littéraire, les plus grands noms des lettres arabes sont de cette époque. Elle demeure quand même la Djahilya, l’ignorance par excellence, parce que le verbe arabe ne contenait que des mots étincelants, mais vides de tout ger1ne créateur. Réciproquement, si le paganisme est une ignorance, l’ignorance est païenne: elle ne cultive pas des idées, mais des idoles, comme la Djahilya.

Ce n’est pas pur hasard que les peuples primitifs ont été fétichistes. De même, ce n’est pas le fait du hasard si le peuple algérien a édifié le panthéon de ses dieux marabouts. Car chaque fois que l’idée disparaît, l’idole règne de nouveau et réciproquement. En Algérie, jusqu’en 1925, c’était l’idole qui régnait dans l’ombre des zaouïas où notre âme oisive allait quêter des barakas onéreuses et des talismans miraculeux. Mais l’idée islahiste qui venait d’apparaître ébranla le vieux panthéon.

Au grand émoi de nos tantes, les idoles s’écroulèrent, les feux des zerdas s’éteignirent; la fièvre maraboutique tomba, libérant l’i1runense public des zaouïas qui, depuis quatre ou cinq siècles, dansait au rythme frénétique du bendir, en avalant des scorpions et autres couleuvres. Le paradis promis gratis par le Cheikh fit place à la notion, d’une valeur sociale incomparable, du paradis que l’on gagne à la sueur du front. 31 Les conditions de la renaissance L’islah tient entre ses mains le sort de la renaissance • algérienne, en mettant à son service les ressources de l’âme musulmane tirée de sa torpeur. Triomphe de l’idée, qui connut son apothéose dans le congrès musulman en 1936. Etait-il définitif?

Il eût fallu pour cela que les Oulémas n’eussent pas un complexe d’infériorité vis-à-vis de leurs protecteurs, les intellectomanes politiciens. Qu’ils ne fussent pas disposés à accepter le retour de l’esprit de zaouïa même déguisé sous l’étiquette politique avec des iaoles parées de noms nouveaux. Il eût fallu que l’amulette combattue ne fût pas réhabilitée sous le nom de bulletin de vote; que le miracle des urnes n’abusât pas ceux qu’avaient abusés les faux miracles, que la zerda maraboutique ne fût pas restaurée sous for·me de zerda politique à laquelle l’Algérie sacrifie périodiquement, sous le nom d’élection. Enfin il eût fallu, d’une manière générale, que notre engouement pour le merveilleux puéril qui a fait éclore les Mille et une Nuits, ce chef-d’œuvre de notre décadence, ne fût pas entretenu dans notre climat moral et social-, sous un nom ou sous un autre. C’est-à-dire qu’il eût fallu fermer à notre âme la porte à une nouvelle évasion dans la légende, la légende politique notamment, pour demeurer bien en face des réalités terrestres qui nous sollicitent à chaque instant avec toute notre lucidité et tous nos moyens matériels.

Pour tout cela, il eût fallu que I’lslah demeurât au-dessus du bourbier politique et de la mêlée électorale, au-dessus du tournoi des idoles. Hélas, les Oulémas ont eu un réflexe malheureux en 1936, lorsqu’ils s’en allèrent, eux aussi, faire à Paris, procession derrière les ho1runes politiques. 32 stade de l’idole Ils ont été gagnés par le vertige de la hauteur: ils sont tombés dans la rue, dans le bourbier ou leur blanche tunique a reçu, depuis, tant d’éclaboussures. Mais l’idée est descendue avec eux: l’Islah traîna le pied dans le ruisseau où coulait le champagne des festins électoraux mêlés parfois au sang d’une victoire de ceux qui voulaient l’éclabousser de quelques gouttes de sang pur versé pour des causes impures. Sans doute, de toutes les fautes corrunises depuis 1925, celles des Oulémas est-elle la plus déplorable, tout en étant d’ailleurs la plus honorable, car leur souci de bien faire et leur désintéressement ne sont jamais démentis.

D’ailleurs, c’est l’étreinte administrative qui est la cause de leur pas · funeste vers le miracle politique promis, alors, par le front populaire. • • Cependant le miracle n’était-il pas plus haut? N’a-t-il pas sa source là où l’indique le Coran: dans l’âme ellemême? En 1936, il y avait dix ans que les Oulémas opéraient, en effet, la transformation de l’âme, condition essentielle de toute transformation sociale. L’administration n’est pas autre chose qu’un organe social qui s’adapte comme tel à son milieu .

. . Si celui-ci est ‘‘indigène. ’’ Dans un milieu colonisable, il n’est pas possible de voir autre chose qu’une administration colonialiste. La colonisation n’est pas un caprice politique, quoiqu’elle puisse parai"tre, cela c’est une fatalité de l’histoire.

On ne cesse d’être colonisé qu’en cessant d’être colonisable, c’est une loi immuable. Et ce grave problème ne peut pas se résoudre par de simples aphorismes, ni par des tirades plus ou moins grossières, mais par de profondes transfo11nations de notre être: chacun devant être réadapté, peu à peu, à ses fonctions sociales et à sa dignité spirituelle. Seulement alors, il ne sera plus ‘’l’indigène’’ et ne sera plus colonisable, car ayant modifié en lui-même la cellule du milieu 33 Les conditions de la renaissance social il aura par là même agi sur l’organe administratif, en raison de la loi d’adaptation qui régit tout organe. Toute la crise actuelle, en Algérie, vient de la méconnaissance ou de l’oubli de la loi fondamentale qui régit le phénomène politique, la loi de dépendance de l’organe administratif et du milieu social où chaque individu représente une cellule • organique. Dans son livre Le prix de la paix, l’éminent homme d’Etat Bewerbridge a rappelé cette loi fondamentale, en citant un passage de Burke disant qu’un Etat qui n’a pas le moyen d’assurer des changements, n’a pas non plus les moyens de sa propre conservation .

Une politique qui ignore les lois fondamentales de la sociologie, considérée comme la biologie des organismes sociaux, n’est plus qu’un sentimentalisme verbeux, un jeu de mots, un tam-tam démagogique. Qui n’a pas compris cela, n’aura rien compris au verset qui fut l’étendard doctrinal de l’Islahisme: ‘‘Dieu ne change pas l’état d’un peuple que celui-ci n’ait changé le comportement de son A âme . . . Tant que la ligne de l’islahisme demeurait conforme à la direction de ce verset, aucun néo-maraboutisme n’était à craindre en Algérie.

Mais à partir du faux pas de 1936, tout était à craindre. La grande zerda à laquelle notre élite tenait l’encensoir où l’Algérie a brûlé son restant de djawi, marque un grave tournant de la renaissance algérienne. Le néo-maraboutisme a commencé ce jour-là; le néo-maraboutisme qui ne vendait pas l’amulette, la baraka, le paradis et ses délices, mais qui achetait des bulletins de vote . . .

, la citoyenneté, les droits et . . . la lune. Un aphorisme que nous devons à l’Egypte, à laquelle nous devons aussi pas mal de mauvais discours et de mauvais films, .

stade de l’idole ·t~vint la devise du néo-maraboutisme à savoir ‘’les droits rie se donnent pas, mais s’arrachent. On oublia que le droit n’est ni un cadeau qui se donne ni une proie qui s’arrache, mais le simple corollaire du devoir; qu’un peuple crée sa charte, en modifiant son milieu social lié au ‘‘comportement de son âme. ’’ Loi sublime: transforme ton âme et tu transfo11nes ton histoire.

La renaissance algérienne avait ce contenu sublime tant que l’idée de l’Islah visait essentiellement à régéné1·er l’homme. En effet, l’essor splendide de la conscience populaire avant 1936, ··avec cette ha11nonie, cette continuité, cet enthousiasme dont le couronnement fut le congrès musulman, n’est pas autre chose • · . . ··que l’épopée de l’idée islahiste. Durant tout cet âge d’or qui va de 1925 jusqu’à la mort du Congrès, on avait l’impression de i·enaître, on renaissait: c’est la ·· renaissance!

Ce mot était sur toutes les lèvres comme le cri de ralliement d’une génération. D’une époque qui nous semble . . . déjà lointaine alors que nous-mêmes avons 'écu sous son • .

··• signe. ···· · Le peuple algérien recommençait son histoire avec quelques mots de syntaxe arabe et quelques versets du Coran. Les premières médersas apparurent humbles comme les premières · écoles de Charlemagne. On parlait avec une grande gaucherie, mais aussi un grand ·. ·.

sérieux des problèmes sociaux, des graves devoirs; l’instruction, l’éducation, la réforme des usages, l’avenir de la femme, l’utilisation des capitaux. Et en tout cela, les débats n’étaient pas stériles, car ils n’avaient rien de démagogique, rien de spectaculaire, rien de personnel, rien d’électoral. ’ 35 Les conditions de la renaissance Les plus humbles gestes, le plus modeste mot avaient, à l’époque, leur portée pratique comme la brindille de paille que l’oiseau apporte pour la confection de son nid, à la naissance du printemps. Les premiers essais des lettres algériennes, après leur longue éclipse, furent d’ailleurs pour célébrer, en poèmes naïfs et charmants, le printemps de la nahdha, le printemps d’une idée. La seule ‘‘anthologie algérienne’’ date de cette époque.

  • Dans les écoles, dans les mosquées, même dans les familles, l’idée suscitait des partisans et des adversaires également de bonne foi. On était militant de la renaissance d’une manière ou d’une autre, mais on était militant quand même et non un fonctionnaire politique. L’Algérie faisait des sacrifices, mais pour des médersas et des mosquées, pour le double essor intellectuel et spirituel qui marque, dans un pays, les deux pôles de la civilisation. Et on avait l’âme légère malgré les difficultés quotidiennes, car les sacrifices portaient en eux leur récompense: la certitude qu’ils SP,rvaient à quelque chose de grand. On vivait dans · l’enthousiasme propice aux miracles, aux transformations des mœurs, des idées, des orientations et des choses.

A Tébessa où une coutume immémoriale fait le lit des mariages et des enterrements, des manifestations barbares et burlesques, l’ islah rendit à nos épousailles et à nos cortèges funéraires un peu plus de dignité. Or pour un peuple, c’est l’heure du départ dans l’histoire, quand il se sent obligé à plus de dignité dans chaque détail de sa vie publique et privée, même dans le choix des couleurs de ses oripeaux. D’ailleurs l’alcoolisme régressait, et déjà en 1927, les marchands de poison faisaient une intempestive démarche pour arrêter la désintoxication afin de récupérer une clientèle, de jour en jour plus rare.

*Anthologie des poètes algériens, publiée en 1927 par Hadi Senoussi.

En revanche, les mosquées se peuplaient des ci-devant ivrognes et des cours du soir étaient fréquentés par le public libéré des zaouïas.

La transformation était en marche, un rythme de vie commençait, inquiétant pas mal ceux dont les ressources et les possibilités dépendaient de notre sommeil. Le peuple algérien, néanmoins, changeait réellement sa condition en considérant à la racine même, en son âme, le mal du sommeil dont il était affligé depuis de longs siècles. Ainsi, le miracle s’opérait quand survint l’année funeste de 1936. La transformation, la renaissance s’arrêtèrent net èt s’évanouirent dans le mirage politique. On ne parla plus de nos ‘‘devoirs’’, mais de nos ‘‘droits’’, on ne pensa plus que le problème n’était pas essentiellement dans nos besoins, plus ou moins légitimes, mais dans nos habitudes, dans nos pensées, dans l’los actes, dans notre optique sociale, dans notre esthétique, dans notre éthique, dans toutes ses déchéances qui frappent un peuple qui dort.

Au lieu de demeurer le chantier de nos humbles et efficaces efforts de redressement, au lieu de demeurer l’espace de nos devoirs rédempteurs, l’Algérie devint, à partir de 1936, le forum, la foire politique où chaque guéridon de café maure devint une tribune . • On but du thé, on écouta le disque égyptien et on réclama ‘’nos droits’’ plus séduisants, tout de même, que nos devoirs, puisqu’il ne s’agit plus que de taire quelques discours emphatiques ou quelques grimoires plus ou moins plagiés. Le peuple devint un auditoire qui applaudissait, un troupeau électoral qui allait ponctuellement aux urnes, une caravane aveugle déviée de sa voie et allant au hasard, dans le sillage des élus. Quelle escroquerie! Et qui dure depuis douze ans; car si l’idole est éphémère parce qu’elle est inefficace, c’est néanmoins une chrysalide qui se renouvelle sous toutes fo11nes dans le climat idéal où a mûri le maraboutisme générateur d’idoles.

,/ Les conditions de la renaissance Cela signifie que nous n’étions pas encore guéris en 1936, puisque la zaouïa politique a pu être édifiée sur les ruines de la zaouïa maraboutique. Cela signifie que notre âme n’avait pas encore rompu le cercle magique qui l’enferme depuis la décadence musulmane. Ainsi, l’idole nous séduisait encore et séduisait même ceux qui l’avaient détruite, dans sa forme maraboutique . . •L’idée est presque exilée, depuis 1936, la parole est encore à l’idole dans le f arum algérien où le tréteau est dressé pour amuser le peuple et le tenir loin du chantier de ses devoirs, loin du sillon de son histoire.

Le virus politique a succédé au virus maraboutique, le peuple, qui voulait des amulettes et des saintes barakas, veut à présent des bulletins de vote et des sièges. Il veut ceci dans le même esprit qu’il voulait cela, avec le même fanatisme, sans le moindre sens critique, sans le moindre effort de transformation de son âme et de son milieu. Le peuple, qui a cru à l’avion vert d’un élu, croit aujourd’hui au coup de bâton magique qui le transfosme en peuple majeur, avec son ignorance, ses lacunes de toutes sortes, ses insuffisances et sa suffisance. Il y a quelques mois, dans une manifestation estudiantine, un . jeune intellectuel algérien s’époumona à crier, cependant, que certains l’applaudissaient: ‘‘Nous voulons nos droits même avec notre crasse et notre ignorance.

’’ Hélas! rien n’est pire que l’ignorance quand elle se farde de science et prend la parole. L’ignorance tout court, l’ignorance du peuple est moins dangereuse: comme une plaie franche, on peut la guérir. Mais l’ignorance savante est intelligente, elle est sourde et prétentieuse comme chez ce ‘‘jeune penseur’’ qui croit aux droits dans l’ignorance et dans la crasse. Dès lors, avec une pareille mentalité, c’était la marche en arrière, le retour à la nuit, la dispersion des efforts et si stade de l’idole nécessaire, la zerda de l’élite était, en so1ru11e, une inauguration dont la direction des ‘‘affaires indigènes’’ a tiré tout le profit en tuant le Congrès, en dissociant les Oulémas, en sapant la base doctrinale du mouvement algérien.

Celui-ci n’avait plus désormais à sa tête une idée, l’Islah, mais des idoles. Ce qui importe, ce n’est pas telle forme, mais tel fond. Ce n’est pas tant la dévotion pour la kouba, mais la dévotion aveugle quelle qu’elle soit. Ce n’est pas le maraboutisme, mais l’esprit maraboutique avec sa crédulité et sa puérilité émerveillées; ce n’est pas le nom d’une idole, mais l’emprise de l’idolâtrie, c’est notre inclination à la magie des mots, au miracle des droits dans la crasse et l’ignorance, dans l’anarchie morale et la perversion des mœurs, avec des enfants sans vocation et sans profession. C’est notre mentalité qui est le fond de la question.

, Et aujourd’hui, on marche encore les pieds en haut et la tête en bas. C’est ce renversement qui est l’aspect nouveau du problème de la renaissance algérienne.

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