CONFORMITE DE L’HISTOIRE AVEC LE PRINCIPE CORANIQUE

D’un point de vue cosmique, le développement de la civilisation apparaît comme le cours d’un astre idéal autour de la Terre, se levant successivement à l’azimut de chaque peuple. Cette considération devrait rassurer les hommes; mais il en est beaucoup qu’elle trouble infiniment parce que dans leur orgueil insensé et diabolique, ils voudraient répéter pour des fins toutes opposées, le mot de la Bible ‘‘Stat Sol’’. Mais la providence dirige le cours inflexible de la civilisation dont les cycles se succèdent malgré tous les obscurantismes, les maraboutismes, les colonialismes et les empirismes politiques. On peut affirmer, cependant, que là où un cycle commence, il n’y a, évidemment, que trois facteurs temporels: l’Homme, le Sol et le Temps. C’est là tout le capital social d’un peuple, à ses premiers pas dans l’histoire.

Cependant, si une telle donnée, avec ses trois éléments, suffisait comme condition d’une civilisation, celle-ci ne serait plus qu’un phénomène spontané et général pour toute la terre. En particulier, le problème ne se poserait plus pour le monde musulman qui est, hélas, loin de l’avoir résolu. Il y a lieu d’examiner le processus complet d’une civilisation dans le passé, pour étudier la loi qui le régit. Les conditions de la renaissance C’est un pareil processus ou même deux que je voudrais examiner en soulignant encore ici le caractère relatif des trois facteurs temporels déjà énumérés comme conditions nécessaires, mais non suffisantes de l’essor d’une civilisation. En effet, il semble que la synthèse biohistorique de l’Homme, du Sol et du Temps n’est pas spontanée, mais soumise à une sorte de catalyse dont on peut constater le phénomène là où il a dû, de toute évidence, se manifester à l’origine de la civilisation musulmane et de la civilisation chrétienne par exemple.

Cycle d’une civilisation phase 2: la raison B temps Afin de rendre plus expressif le phénomène, il m’a paru utile de représenter graphiquement, ci-dessus, l’évolution générale d’un cycle de civilisation. Ce cycle est projeté dans le temps-durée pris comme axe des abscisses et sur un axe d’ordonnées figurant le niveau psychotemporel qui traduit le degré de transformation de l’homme, facteur essentiel d’une civilisation.

histoire et principe coranique Ce niveau correspond aux valeurs psycho-temporelles de l’Homme, du Sol et du Temps-action. Ces valeurs potentielles sont portées à leur maximum en coïncidence avec l’apogée spirituelle A de la civilisation. Le point critique C correspond au déclin. L’année 38 H marque dans le cycle musulman, avec la bataille de Siffin, la fin de la phase spirituelle et le commencement de la phase temporelle inaugurée à Damas. De même que, dans ce cycle, le point critique correspond, à peu près, au siècle d’Ibn Khaldoun.

Or, dans le cycle musulman, ainsi que dans le cycle chrétien, l’origine coïncide rigoureusement avec l’essor d’une idée • religieuse, quand celle-ci met son empreinte aux aspirations de l’individu et leur donne un sens détern1iné. On pourrait, d’ailleurs, en dire autant pour ce qui est des autres civilisations, qu’on aurait tort de ne pas désigner par leur filiation religieuse: la civilisation bouddhiste et la civilisation brahmaniste . . . En tout cas, c’est toujours la révélation sensationnelle d’un Dieu, ou l’apparition d’un mythe qui marque le point de départ d’une civilisation.

Il semble que l’homme doive regarder ainsi par-delà son horizon terrestre pour découvrir en lui le génie de la terre, en même temps que le sens élevé des choses Pour le croyant, une pareille affi1111ation ne représente rien d’autre que l’interprétation historique, l’illustration par le concret de cette parole de l’écriture: ‘‘Au commencement, il y avait le verbe. ’’ En Arabie, par exemple, il n’y avait rien, à la veille du Coran, sinon le déroulement inutile des vingt-quatre heures quotidiennes pour un peuple primitif vivant sur le sol le plus déshérité. Mais, dès l’instant où l’esprit descendit au Ghar Rira, comme jadis sur le Mont Sinaï et sur les eaux du Jourdain, une civilisation était née comme si elle eût été toute contenue dans le Les conditions de la renaissance premier mot du Coran, ce ‘‘Lis’’ impératif qui bouleversa l’analphabète de La Mecque, et par lui, le destin du monde entier, Dès cet instant, en effet, l’obscur peuple d’Arabie devait faire un bond prodigieux sur la scène de l’histoire, au premier plan de laquelle il demeura des siècles durant. Et n’est-il pas significatif que ce bond n’ait pas été le fait de savants émérites ou de virtuoses politiciens, mais celui de gens simples, d’hommes frustes dont le regard s’était porté par-delà l’horizon de la terre? C’étaient de simples bédouins qui, transfomés soudain en néophytes de l’Islam, incarnèrent l’essence supérieure, la quintessence de la civilisation nouvelle, pour la porter d’un seul élan de leur âme, à ce sommet spirituel d’où devaient s’éployer, dans la suite, les siècles intellectuels de Damas, de Baghdad, de Cordoue et de Samarkand.

N’est-ce pas là, incontestablement, le fait historique le plus instructif pour le musulman qui essaye à l’invitation du Coran de suivre comment s’est réalisée, dans le passé, la synthèse féconde de l’Homme, du Sol, du Temps? Il n’y a aucun doute, toute la phase initiale, c’est-à-dire la phase capitale, dans laquelle s’était élaborée la synthèse fondamentale de la civilisation musulmane, était purement religieuse, essentiellement marquée par l’idée coranique comme indispensable catalyseur. Dans cette phase, c’est l’âme du croyant qui demeure le facteur psychologique éminent depuis la nuit mémorable du mont Hira, jusqu’au sommet spirituel de la civilisation musulmane, qui coïncide avec la bataille de Siffin en l’an 38H. Cette date, qui semble avoir été peu remarquée sinon pour l’histoire des idées schismatiques dans le monde musulman, est cependant une date capitale, car elle marque le tournant temporel de l’Islam, et à peu près, la fin de son épopée spir. ituelle, c’est-à~ histoire et principe coranique ·dire, à certains égards, le commencement de la décadence, tout .

. , au moins, son signe precurseur. Il semble que le prophète l’ait prévu dans un hadith un peu contesté, mais qui est devenu l’argument majeur d’une école politico-religieuse. Quoi qu’il en soit, c’est, en effet, le grand tournant de la seconde phase où la civilisation musulmane a pris le palier de la raison, n’évolue plus dans la profondeur de l’âme humaine, mais à la surface de la terre qui exercera sur elle, désormais sa terrible pesanteur depuis les confins de Chine, jusqu’à l’Atlantique. A partir de Siffin, c’est la phase expansive, en quelque sorte, marquée tout au long des noms illustres des Alkindi, Alfarabi, Avicenne, Abulwafa, Albatanni, Ibn Rochd .

. . jusqu’à Ibn Khaldoun dont le génie mélancolique éclairera le crépuscule de la civilisation musulmane. La civilisation humaine semble ainsi faite de cycles qui se succèdent, naissant avec une idée religieuse et s’achèvent quand l’irrésistible pesanteur de la terre triomphe finalement de l’âme et de la raison. C’est alors la pente de la décadence amorcée par des facteurs psychologiques inférieurs à l’âme et à la raison.

Tant que l’homme était dans un état de réceptivité spirituelle et intellectuelle, qui correspond à l’essor et au développement d’une civilisation, ces facteurs sont, en quelque sorte, refoulés. Mais dès qu’il n’est plus dans un état de grâce, des instincts primitifs reparaissent en lui et le ramènent peu à peu au stade ancestral. C’est ainsi qu’après avoir été le moteur d’une brillante civilisation le musulman s’est trouvé, par une phase de querelles de toutes sortes, de guerres de tawaifs, de razzias, ramenés à son stade actuel. Les conditions de la renaissance S’il fallait nommer cette phase, sans âme et sans intelligence, qui marque la fin de toute civilisation, on ne trouverait pas, peutêtre, un nom plus adéquat que celui de phase boulitique. On pourrait étayer davantage cette conclusion, en examinant d’autres civilisations, le cycle de la civilisation chrétienne, par exemple, du moins, sous le rapport des deux phases initiales.

Je crois d’ailleurs suivre ainsi l’ordre chronologique, car, en dépit de toute apparence, cette civilisation me paraît plus jeune que la civilisation musulmane. Il semble, en effet, pour les raisons générales qui viennent d’être avancées, qu’une civilisation date sa naissance à partir de la synthèse des facteurs temporels, c’est-à-dire à partir du moment où l’idée religieuse a transformé l’homme et suffisamment conditionné le milieu. Il s’agit, par conséquent, d’une date psychologique plus que d’une date chronologique. La coïncidence de ces deux dates est exceptionnelle pour la civilisation musulmane, qui le doit à la conscience vierge de toute empreinte antérieure qu’elle a trouvée chez le bédouin d’Arabie. Mais il n’en va pas ainsi pour la civilisation chrétienne, dont l’idée religieuse a dû cheminer, tout d’abord, à Jérusalem, à Byzance, à Athènes, à Rome.

C’est-à-dire dans des milieux déjà fortement marqués par des cultures antérieures. Ce n’est que lorsqu’il touchera les consciences vierges des primitifs du Nord de l’Europe que le Christianisme déte1·1ninera ce potentiel spirituel qui est la source de toute civilisation. . Ici, He11nan de Keyserling, qui sera cité encore sur un autre point, apporte son témoignage précieux. En effet, ce penseur ne paraît pas traduire autre chose quand il fait dans son Analyse spectrale de l’Europe cette remarque: • histoire et principe coranique ‘‘Avec les Germains, un nouvel êthos supérieur s’ouvrit au monde chrétien.

’’ Les te11nes de cette remarque pourraient paraître plus ou moins propres puisqu’en dernière analyse: ‘’l’êthos supérieur’’, dont il s’agit n’est que l’idée chrétienne convenablement adaptée pour entrer dans l’histoire. Mais le penseur allemand note bien, néanmoins, la date psychologique de la civilisation chrétienne en coïncidence avec l’avènement d’un êthos. D’ailleurs, ce n’est pas sous un autre rapport qu’un historien comme Henri Pirenne a accouplé le nom de Mohammed à celui de Charlemagne pour donner un titre à une étude consacrée aux similitudes des deux ci\1ilisations. Comme on sait la place de Mohamed dans le cycle musulman, on comprend la place que l’auteur donne à Charlemagne dans le cycle chrétien Enfin, il n’est pas sans signification que le christianisme n’ait trouvé sa conception architecturale propre qu’avec la cathédrale gothique dont l’élan splendide n’est que l’image matérielle de cet élan spirituel qui va de l’époque carolingienne à la Renaissance. C’est avec la Renaissance que la civilisation chrétienne prend le tournant temporel avec Christophe Colomb et franchit, à son tour, le palier de la raison, si profondément marqué par Descartes.

C’est encore l’auteur de 1 ‘Analyse spectrale de l’Europe qui nous invite à suivre avec lui ce processus dans la civilisation chrétienne. • Dans une première estimation globale, il juge que toute l’importance de l’Europe a toujours reposé sur sa ‘‘spiritualité. " Mais cette spiritualité mérite une définition qu’il nous donne en ces ter 1nes: Les conditions de la renaissance ‘‘Il ne s’agit pas d’intellect, de logique, de principes et autres choses semblables: l’esprit est d’une manière tout à fait générale ‘’le principe du sens’’ dans l’homme, l’origine de toute création, de toute fonne, de toute initiative, de toutes transmissions et subjectivement, de toute compréhension. ’’ En somme, il s’agit d’un état particulier, de conditions subjectives, morales et intellectuelles, où l’homme doit être pour promouvoir une civilisation. Mais cet état n’est-il pas synonyme de cette transformation de l’âme, que le Coran met à la base de toute transformation sociale?

Par quoi l’Europe a t-elle acquis le ‘‘principe du sens’’ qui lui a permis de promouvoir sa civilisation? Comment son âme s’est elle transformée? Keyserling y répond par ceci: ‘‘Le logos et l’êthos du Christianisme constituent la source première de sa puissance historique. ’’ Là on ne saisit pas encore chez l’auteur les étapes signalées dans l’examen du cycle musulman. Mais il ajoute, cependant, qu’avec la Renaissance et la Réforme, l’accent glisse davantage sur ‘’le pôle du logos’’.

Voilà un glissement bien significatif de la seconde phase qui co1runença avec la Renaissance pour la civilisation chrétienne. Mais si, avec Keyserling, nous voyons nettement apparaître les deux premières phases de la civilisation, ne voyons-nous pas son déclin hanter déjà l’esprit d’un Spengler qui titre justement l’un de ses ouvrages les plus profonds, ‘‘Le déclin de l’Occident’’. En effet, si le problème de la civilisation se pose pour le peuple algérien, qui émerge à peine du néant de la décadence, il se pose non moins impérieusement pour des peuples qui sont menacés d’être anéantis par leur propre civilisation mal adaptée à leur destin.

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