Le Prince (Niccolò Machiavel - 1513)

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Comprendre les enjeux de l’écriture du Prince implique d’avoir à l’esprit les incessantes guerres d’Italie et leur effet sur Florence, la cité de Machiavel (1469-1527) . Tout a été bouleversé par l’arrivée des troupes françaises en Italie en 1494. À Florence, l’état de guerre a conduit au départ des Médicis, en novembre 1494, et à la mise en place d’une forme politique nouvelle, la République du grand conseil. Mais les nouvelles guerres, plus rapides et plus violentes, posent une question décisive : celle de la survie de la cité.

Comprendre le langage de la guerre

On connaît la formule de Machiavel : « suivre la vérité effective de la chose ». Il s’agit d’appliquer cette forme d’analyse à une situation concrète. Et cette compréhension se fait dans l’urgence : on n’a plus le temps d’attendre, d’espérer jouir de ce « bénéfice du temps » qui était au centre de la traditionnelle sagesse stoïco-chrétienne des marchands florentins.

Le langage de la guerre transforme les deux vieux langages dominants du droit et de la vertu classique. Désormais, l’homme vertueux ne peut plus être simplement un individu singulier à qui ses qualités personnelles, sa formation et la juste conception de ses devoirs de citoyen ou de bon chrétien assurent un rôle privilégié dans l’État et dans l’Histoire. La mesure de la vertu, c’est désormais la capacité à répondre aux défis des « temps contraires », à ne pas se soumettre passivement à la fortune.

La vertu et la république

Si Machiavel donne un statut essentiel au concept de vertu dans le dispositif théorique du Prince, l’exemple romain, au-delà de ses références humanistes, n’est jamais un modèle figé – fait d’austérité et de simplicité – qui échapperait aux aléas des temps. La vertu machiavélienne choisit de se déployer au croisement d’une proposition de réforme de la république, dans laquelle les nouveaux « ordres bons » sont porteurs de vertu civile et militaire chez tout citoyen, et d’une compréhension de l’occasion qui appelle l’acte de rupture singulier, illustrant la vertu du prince. L’action individuelle de celui qui saisit l’occasion de « culbuter » la fortune est ainsi indissociable de la volonté d’instaurer des institutions qui puissent garantir la diffusion de la vertu. L’intervention héroïque du prince nouveau, comme la dictature provisoire des Anciens, devient alors un moyen ponctuel d’échapper au cercle infernal de la corruption qui menace la cité.

En articulant état d’urgence et réforme, dépassement des erreurs du passé proche et espoir d’un nouvel ordre à venir, la virtú machiavélienne devient ce qui permet à l’homme de résister à la fortuna. Dès lors que la fortune est déploiement de la violence – celle de la guerre extérieure comme celle des conflits intérieurs –, Machiavel entend donner au citoyen une possibilité de marquer sa place et d’agir dans les bouleversements de l’Histoire, bref de la repolitiser.

Il est courant de voir dans la figure de Machiavel, y compris dans l’interprétation qu’en donne le théâtre élisabéthain, l’image même de la coupure avec une attitude morale, une coupure qui inaugurerait la « modernité ». Pourtant, ce qui se joue dans ce rapport des temps et des hommes concerne l’éthique. C’est l’exhortation finale du Prince à « libérer l’Italie des barbares » qui donne un sens à l’ouvrage et fait de la « rédemption » de l’Italie son véritable enjeu. Le sujet de cette rédemption sera le prince nouveau et « vertueux » qui pourra arrêter le cycle de la « corruption » : « Et rien ne fait plus d’honneur à un homme qui se dresse nouvellement que ne le font les nouvelles lois et les nouveaux ordres trouvés par lui : ces choses-là, quand elles sont bien fondées et qu’elles ont en elles de la grandeur le font digne de révérence et d’admiration. Et en Italie, il ne manque pas de matière permettant d’introduire toutes les formes. » Machiavel assume le risque de l’échec, mais à la condition de combattre jusqu’au bout pour tenter de sauver l’essentiel : l’existence même de Florence, la liberté de cette « pauvre Italie ».

Jean-Louis FOURNEL , Jean-Claude ZANCARINI

Source: Universalis

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