Traité décisif - Averroès - 1179

Philosophie
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Averroès (Ibn Rušd, 1126-1198), philosophe et médecin arabe de Cordoue, n’a été connu du Moyen Âge occidental que comme le « Commentateur », c’est-à-dire pour le corpus considérable de ses commentaires d’Aristote (notamment le De anima et la Métaphysique), à peu près la seule partie de son œuvre traduite en latin, et dont l’influence a été décisive. Il reste que cette œuvre a été conçue dans le dialogue incessant avec l’islam, ou plutôt en son sein même. Quel est, pour le musulman, le bon usage de la raison ? Ainsi peut-on formuler l’enjeu du Traité décisif sur l’accord de la philosophie et de la religion (1179).

Plaidoyer pour la tolérance

Dans le contexte hautement spéculatif de l’islam médiéval, compliqué d’enjeux politiques et de rivalités entre courants religieux, la question prend notamment un tour juridique : faut-il condamner les « philosophes » – c’est-à-dire les péripatéticiens, car la philosophie (falsafa) s’identifie au moins depuis al-Fārābī avec l’enseignement d’Aristote – pour « infidélité », pour la formulation de thèses non compatibles avec le dogme ? Le Traité décisif oppose un argument définitif, celui de « l’impossibilité d’établir au sujet d’interprétations, qui sont l’apanage des savants, l’existence d’un consensus généralement répandu », et donc aussi l’impossibilité de référer ces thèses à une opinion commune dont elles seraient censées s’écarter. Les « théologiens » développent une dialectique virtuose pour formuler les thèses adverses sans avoir commencé par démontrer le bien fondé de leur propre position : cette critique d’une théologie dialectique (le kalam), avec ses arguties de demi-savants, se retrouve presqu’à la même époque dans le Guide des égarés de Maimonide (vers 1190), dont le commentaire par Moïse de Narbonne, au XIVe siècle, est typique d’un « averroïsme juif ». Du Traité décisif, Ernest Renan (Averroès et l’averroïsme, 1852) a fait un plaidoyer pour la tolérance – et le personnage d’Averroès apparaît bien aujourd’hui, après la légende noire qui voulut voir en lui au Moyen Âge et aux Temps modernes (chez Leibniz par exemple) une sorte de libre penseur, comme la personnalisation d’un islam éclairé (ainsi dans le film Le Destin du cinéaste égyptien Youssef Chahine, 1997). La critique actuelle lirait plutôt le Traité, selon l’expression d’Alain de Libera, comme un « discours de la méthode ».

La démonstration des dogmes

Le Traité décisif suppose la possibilité d’une exposition rationnelle de la Loi révélée. S’opposant notamment à al-Ghazālī (dont l’Incohérence des philosophes est directement visée dans le premier des « grands commentaires » d’Averroès : Incohérence de l’incohérence), Averroès fait de la démonstration la plus sûre des trois voies d’accès au divin utilisées par le Coran, mais en son lieu, et limitée aux savants, qui ont obligation d’y recourir à leur tour. Les deux autres voies sont la rhétorique et la dialectique, la première (avec la poésie) à destination des croyants ordinaires, la deuxième pour la polémique et la controverse. Aussi le Traité décisif trouve-t-il son prolongement dans l’exposé Des méthodes de démonstration des dogmes religieux (al-Kashf’an manāhig al-‘adilla), où la science démonstrative révèle, derrière le sens apparent des lectures communes et contre les déviations que leur font subir d’autres commentateurs (dont, implicitement, le grand philosophe et mystique persan Avicenne), le sens caché aux gens d’imagination, l’évidence fondée en raison des vérités révélées. Il s’agit de retrouver, contre l’arbitraire des interprétations, la conformité à la fois à la lettre du Coran et à la doctrine d’Aristote – soit une doctrine bien différente de celle dite de la « double vérité », que la tradition latine a qualifié d’averroïsme.

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