L’entraide dans la société kabyle

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L’entraide dans la société kabyle

Dans leur étude sur la société kabyle en 1857, Hanoteau et Letourneux ont dit : « L’organisation politique et administrative du peuple kabyle est l’une des plus démocratiques et en même temps une des plus simples qui se puisse imaginer. » C’est là un de ces jugements lapidaires, rapides que l’on accepte par paresse ou par indifférence mais auxquels on se garde de croire dès que l’on a besoin de comprendre. Or, en 1857, une constatation s’imposait d’emblée aux curieux dans les montagnes kabyles, le gouvernement, l’administration, la justice ne coûtaient rien et les communautés n’avaient pas de fonctionnaires rémunérés. Les curieux étaient bien obligés d’admettre qu’il en était ainsi comme d’une conséquence naturelle de l’esprit d’association et de solidarité qui animait des montagnards.

Toute la société kabyle est bâtie d’après les principes qui émanent de cet esprit ; partout on retrouve, à divers degrés, l’association, aussi bien dans les intérêts de la vie privée que dans les relations de la famille, du village, de la tribu. L’unité politique et administrative est le village ou thaddert. C’est un corps qui a sa vie propre, son autonomie ; il nomme ses chefs, légifère, s’administre. L’ensemble de deux ou plusieurs villages, unis par certains liens d’affinité, souvent d’ailleurs ensemble géographique avec ses limites naturelles (crêtes, rivières) constitue la tribu.

La réunion de plusieurs tribus forme la confédération Taqbilt, d’où qbaïl (kabyles). Des alliances peuvent naître, se perpétuer ou disparaître selon les circonstances et les nécessités. La fédération peut aller occasionnellement jusqu’à l’union de plusieurs groupes de tribus. C’est ce qui a dû se produire à coup sûr dans la nuit des temps, au cours des multiples invasions qu’il a fallu subir ou repousser. Tout en restant la pierre angulaire de la société kabyle, le village comprend des kharoubas. Une kharouba se compose généralement d’un certain nombre de familles de même origine, unies donc par les liens vivaces du sang. Autour d’elles se groupent des familles d’étrangers, une sorte de clientèle qui transforme la kharouba en adroum.

L’adroum s’écartant du clan consanguin pour s’élargir et se transformer progressivement en personnalité politique, première cellule du çof ou parti. Mais d’une kharouba à l’autre, plus généralement d’un adroum à l’autre, existent des liens dont le souvenir se transmet sans défaillance d’une génération à la suivante que des liens nouveaux viennent toujours resserrer et emmêler, si bien que dans les villages irrémédiablement rivés à leur coin de terre, on ne peut guère trouver de personnes totalement étrangères l’une à l’autre. Voilà pourquoi le village reste l’entité indestructible, l’unité administrative et sociale dont il importe de connaître la vie et qui est seule susceptible de recevoir globalement toute impulsion heureuse propre à apporter évolution et progrès. La direction du village appartient à l’Assemblée générale des citoyens — femmes exclues. Cette assemblée, Thadjemaïth ou djemâa, détient tous les pouvoirs, ses décisions sont souveraines et parfois elle les fait exécuter elle-même. Mais pour veiller aux besoins journaliers, au respect de ses arrêts, à l’application de ses règles, elle désigne le meilleur d’entre ses membres : l’amin. L’amin choisit lui-même son aide dans chacune des kharoubas, c’est le tamen. L’amin, les tamens constituent à la fois le pouvoir exécutif du village et son Comité de surveillance. Ils ne sont pas rétribués.

La durée de la fonction d’amin n’est pas fixée et l’emploi peu envié. Non seulement il est coûteux mais il provoque toujours l’inimitié et le mécontentement. Bien souvent, dès qu’un amin s’aperçoit que sa popularité baisse, il s’empresse de se démettre de ses fonctions. Parfois aussi il meurt avec son titre, il est regretté de tous, sa mémoire est respectée. Alors ses enfants deviennent « les enfants de l’amin », ses petits-enfants, « les petits-enfants de l’amin ». L’usage des registres est inconnu et les décisions de la djemâa doivent s’inscrire dans les mémoires. Dans des cas très rares, elles sont consignées sur des feuilles par les soins du marabout qui en est aussi le secrétaire. Cette absence d’archives et de paperasse exige, certes, beaucoup de rigueur dans l’exécution des lois. En fait la démocratie kabyle joint l’extrême rudesse à l’extrême simplicité.

Il n’est pas sans intérêt de prendre connaissance d’un extrait des kanouns appliqués au siècle dernier dans un village de Grande-Kabylie : 1. La femme qui devient enceinte sans être mariée est mise à mort. 2. Celui qui est convaincu d’adultère paie 20 réaux et est chassé du village. 3. Celui qui est convaincu de vol 3 fois est chassé du village. 4. L’homme qui ne fait pas ses prières 3 jours de suite paie un réal. 5. Celui qui viole le jeûne du Ramadhan paie 3 réaux. 6. Celui qui frappe un individu en présence de sa femme, fille ou sœur, paie 5 réaux. 7. Celui qui se bat avec un homme malade, 1 réal. 8. Celui qui insulte une femme, 2 réaux. 9. Une femme qui insulte un homme, 1 réal. 10. Celui qui ne plante pas 10 arbres dans l’année, 1 réal. 11. Celui qui incendie une récolte indemnise la victime et paie 50 réaux. 12. En cas de guerre, celui qui demande l’aman paie 10 réaux. 13. Le parti qui appelle à son secours un autre village paie 100 réaux. 14. Le combattant qui passe à l’ennemi paie 100 réaux pour rester dans le village. Mais notre propos n’est pas d’entrer dans le détail des institutions communales, il s’agit simplement d’indiquer au passage les multiples préoccupations de la djemâa qui a droit de regard dans la vie publique comme dans la vie privée de chacun. Pour les besoins de l’administration chacun participe volontairement en acquittant deux sortes d’impositions et en matière d’impôts la djemâa est souveraine. Les impôts se perçoivent en argent et en nature.

Ils peuvent se répartir par individu ou par maison. L’impôt en argent est uniformément le même quelle que soit la fortune de l’intéressé. L’impôt en nature se répartit par maison d’après les ressources connues. Les prestations en nature sont établies par la coutume pour certains travaux d’utilité publique ou particulière. Toutes les fois qu’il en est légalement requis, l’homme, sous peine de sanctions sévères — l’excommunication, par exemple — doit son travail personnel, le travail de ses bêtes de somme et de ses bœufs de labour. Des catégories de citoyens sont dispensées des prestations ; toujours pour des raisons légitimes, souvent pour récompenser le dévouement à la chose publique ou bien l’accomplissement d’une tâche spéciale d’intérêt collectif. Ce sont : l’amin, les tamens, les marabouts, le crieur public, le laveur de morts, les forgerons et maçons, les bouchers, enfin les malades et les vieillards. Le travail obligatoire est exigé au profit du village, de la tribu ou de particuliers.

Pour le village ou la tribu, il faut construire ou réparer les chemins, les lieux publics, les fontaines, mettre en valeur les terrains communaux. Au profit des particuliers, les hommes du village doivent intervenir chaque fois que quelqu’un se trouve engagé dans une entreprise difficile : transport de la charpente pour son habitation, de meules pour le moulin, impossibilité de ramasser ses olives ou de récolter ses fruits, de moissonner ses champs, ou de battre ses céréales. Ainsi l’entraide qui était à l’origine une nécessité vitale est devenue très vite, semble-t-il, une institution minutieusement codifiée, égale pour tous, admise par tous jusque dans ses imperfections. Mais, parallèlement à cette administration officielle qu’il faut subir qu’on le veuille ou non, l’esprit mutualiste et coopératif joue librement au gré des affinités au sein des kharoubas et des familles. Cette libre coopération s’appelle la Touisa ou plus exactement Thiouizi.

Le jour où elle se pratique est un jour de fête qui réunit tous les membres d’une collectivité et où l’on oublie les querelles intestines. A Iouaziouen Rebbi Aokni Aouen Kemelthagh thirni Aka ddasaouen… A Iouaziouen A iath echchemla Kemelthagh thirni A lama ddelaâcha11 … Iouaziouen, Ce sont les travailleurs. Mais des travailleurs heureux. Heureux d’être jeunes ou dans la force de l’âge, heureux de montrer cette force aux femmes qui les flattent par leurs chants, en des couplets parfois audacieux qu’elles improvisent brillamment, prises au jeu, plus excitées encore que les hommes. Et du moment que les jeunes filles voient, chantent et, malicieuses, peuvent s’adresser indirectement à l’un ou l’autre, manifester une préférence, lancer à la cantonnade comme une espèce d’aveu ou de vague promesse, l’ouvrage sans défaillance sera poursuivi jusqu’au haut des crêtes, personne ne songera à s’arrêter jusqu’au crépuscule. Voilà ce que c’est que Thiouizi : une fête champêtre comparable aux dionysies, un prétexte pour exprimer sa joie et sa santé, une occasion de glorifier les dieux de la terre, des moissons et des récoltes, fondus depuis des siècles dans le moule d’Allah l’Unique mais pouvant encore se manifester individuellement en faveur des croyants grâce aux vieux chênes et oléastres qui demeurent leur traditionnel abri.

J’ai assisté dans mon jeune âge à de spectaculaires fêtes champêtres. J’en ai gardé le souvenir comme d’une communion collective entre les gens de ma kharouba : oncles, tantes, cousins, cousines, sœurs, plus de cent personnes, tous réunis au champ, du matin jusqu’au soir, pour ramasser les olives du plus aisé d’entre nous. Ce champ sans bornes qui occupait toute la montagne, du sommet jusqu’au fond de la vallée, nous avions l’impression, nous les fils de gueux, qu’il nous appartenait, ce jour-là, alors qu’auparavant c’était une espèce de paradis inaccessible où l’on pénétrait audacieusement pour grappiller un fruit. Les olives que ma sœur ramassait, j’avais l’impression qu’elles m’appartenaient autant qu’à mon cousin fortuné et, afin de le lui prouver, j’en piétinais méchamment de petits tas pour dessiner sur des cailloux de schiste.

Au milieu du jour, nous nous assemblions autour des plats, au soleil sur des lits de feuilles d’oliviers et nous buvions au goulot des gargoulettes immenses l’eau fraîche puisée au ruisseau. Puis les hommes se remettaient à gauler, les femmes à ramasser, les enfants à charrier les paniers d’olives vers la cour en terre battue aménagée devant le gourbi. Que ce soit pour la moisson, la récolte d’olives, de figues ou de raisins, le gros propriétaire réserve la meilleure parcelle pour Thiouizi. C’est une règle à laquelle il ne saurait échapper, une concession obligatoire à la communauté dont il fait partie. Pour toutes les autres parcelles, il se tire d’affaire comme il veut : il paie des ouvriers, choisit des participants au tiers ou au quart, loue à de moins favorisés tel ou tel champ qu’il ne peut exploiter. Et la même règle veut que tous ceux qui ont travaillé pour lui, au cours de la saison, ceux qui lui sont liés d’une façon ou d’une autre, viennent se présenter le jour de Thiouizi.

Ils viennent travailler ou assister au spectacle, en tout cas participer au repas et animer la journée. Pour les jeunes, les gros travailleurs, les ouvriers habiles on sait qu’il faut s’affronter sous le regard narquois des femmes, les plus sévères des arbitres. Personne ne se dérobe à la compétition et l’on est sûr qu’en fin de journée, la tâche proposée sera aisément accomplie. En principe, une partie de la récolte provenant de cette journée de Thiouizi est réservée aux participants. Ainsi, après leur avoir livré sa meilleure parcelle, après les avoir bien nourris, le propriétaire distribue à tous les membres de la communauté, son offrande symbolique qui est un acte de soumission affectueuse propre à resserrer les liens et susceptible de faire cesser un désaccord. « Nul ne peut se vanter de se passer des autres », pourrait dire le fellah riche après une Thiouizi coûteuse, mais il ne faut pas s’y tromper, Thiouizi n’est pas seulement un hommage filial de l’individu au groupe, c’est surtout, dans toutes les circonstances, un secours efficace et radical que le groupe propose à l’un des siens en difficulté.

Que l’on puisse donner une Thiouizi sans en avoir vraiment besoin, c’est une coquetterie d’homme riche accueillie par tous avec joie. Mais que l’on ait besoin, de construire sa maison, de poser la charpente, de déblayer une route, d’entreprendre un travail important, l’aide bénévole intervient sans réticence, gratuite et obligatoire. Il suffit pour cela d’envoyer un émissaire, d’en charger le crieur public, tout le monde répond à l’appel. C’est encore une forme émouvante de Thiouizi que celle qui consiste à décharger de tous les soucis matériels les familles que la mort visite ou de procurer de quoi vivre, par une collecte spontanée et discrète, à ceux qui n’ont plus de ressources.

Enfin, en dehors de ces occasions exceptionnelles, l’aide mutuelle directe fait partie des habitudes, nous l’appelons El maouna. On se prête les bras comme on prête une charrue ou une paire de bœufs, comme on se prête les braises qui allumeront le foyer. Tout cela pour une bonne raison qu’on est parents, qu’on vit ensemble, qu’on est voisins. Mais à vrai dire, de telles mœurs sont-elles particulières au seul fellah de ce pays et de ce siècle ? C’est précisément parce que sous toutes les latitudes, le paysan ressemble à lui-même, que ce qu’il a été possible de réussir ailleurs dans le domaine de la coopération agricole, semble de la même manière réalisable ici. Et, si l’on dispose de tous les moyens, les questions d’adaptation ne seront que des questions mineures. Telle est du moins notre conviction.

Mouloud Feraoun

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