Le romantisme

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romantisme

L’adjectif romantique fut utilisé en anglais et en français, au XVIIIe siècle, pour qualifier les faits extraordinaires ou les personnages trop idéalisés décrits dans les romans. Un siècle plus tard, le mot, d’abord en Angleterre et en Allemagne, puis en France, servit à caractériser le pittoresque dans un paysage avant de s’appliquer (pour la première fois en Allemagne au début du XIXe siècle) à une poésie nouvelle, qui contrastait avec la poésie classique. Un peu plus tard, le romantisme désigna l’état nouveau de la sensibilité que cette poésie exprimait.

Vaste mouvement européen qui, développé de1790 à1850 environ, bouleversa radicalement le visage de la littérature, de la musique, de la philosophie et donna lieu à un renouveau de la peinture, le romantisme, s’il reste rebelle à toute définition, implique un mode singulier d’être au monde: être romantique, c’est «prendre au sérieux ses rêves», selon le mot d’André Malraux, et vouloir que l’imaginaire appartienne au réel; rêves d’ailleurs et d’utopies qui débouchent souvent sur une vision politique du monde révoltée, voire révolutionnaire.

Être romantique, c’est aussi refuser l’ordre du monde, en pressentant que cet ordre est un désordre qui n’intègre que les nantis et les conformistes. C’est choisir la révolte, la différence jusqu’à la mort au nom de la passion de l’absolu, dont l’amour humain est une image possible, c’est avoir l’intuition du tragique de la condition humaine. Le romantique est l’être de l’ombre et du silence, l’homme de la mélancolie qui pourtant se projette dans des utopies, qui ose des révolutions, qui croit à l’œuvre d’art comme lieu où vivre, lieu des harmonies possibles.

Actuellement, le romantisme pâtit d’une image qui l’a singulièrement simplifié ou édulcoré: tantôt, réduit à son moment historique d’apparition (la fin du XVIIIe siècle en Europe), il est compris comme un mouvement littéraire parmi d’autres et opposé schématiquement au classicisme, dont il serait l’ennemi; tantôt il passe pour l’expression nostalgique et passéiste des vaincus de la Révolution française et s’applique à ceux qui refusent le monde moderne et craignent l’avenir.

Des romantismes

Par ailleurs, il est plus juste de parler des romantismes que du romantisme: phénomène européen, le romantisme ne s’est pas constitué de façon simple sur une seule aire culturelle à partir de laquelle il se serait diffusé. Né dans l’Europe du Nord – Angleterre et Allemagne – au cours des trente dernières années du XVIIIe siècle, il s’est largement développé en France après la Révolution, pour gagner ensuite seulement les pays de l’Europe du Sud – Espagne et Italie. S’il est indéniable que des traits distinctifs communs peuvent être dégagés entre les formes diverses de ses actualisations, il est cependant impossible de considérer que les points de départ, l’ampleur et les conséquences esthétiques des romantismes anglais et allemand d’une part, français d’autre part, se recoupent. Les premiers sont nés avant la Révolution française, dans des pays qui devaient être durablement atteints par ce bouleversement de l’histoire, mais qui ne l’avaient ni conduit ni vécu. Le second, de loin le plus contradictoire dans ses manifestations, le plus décisif dans les ruptures qu’il a consommées et le plus vivant (non seulement tout au long du XIXe siècle, mais aujourd’hui encore), est sorti d’une réflexion sur la déchirure politique d’après1793, d’une méditation sur un «avant» – l’Ancien Régime, disparu malgré les illusoires tentatives de «restauration» – et un «après», le monde moderne, aussi rempli de promesses que lourd de menaces.

L’Angleterre

Les romantiques anglais protestent non seulement contre les artifices de la civilisation, la férocité de l’histoire, mais encore contre les nouvelles formes de l’esclavage, l’aliénation, l’impitoyable exploitation des pauvres par le capitalisme moderne: au moment où les romantiques anglais de la première génération – William Blake (Chants d’innocence,1789; Chants d’expérience,1794), Samuel Taylor Coleridge, auteur avec William Wordsworth des Ballades lyriques (1798), véritable manifeste du romantisme – s’engagent avec enthousiasme aux côtés des révolutionnaires français, l’Angleterre a accompli sa révolution industrielle; elle est la métropole du monde, c’est-à-dire qu’elle a condamné à la misère et au désespoir les millions de travailleurs qui assurent sa puissance économique.

Le premier romantisme anglais

Les démunis, les pauvres, les outcasts sont les interlocuteurs des poètes romantiques anglais et leurs héros favoris, qu’ils rejoignent d’ailleurs dans un exil commun, une solitude totale et un refus de la raison productive qui n’aboutit qu’à l’éviction des déshérités et à l’égoïsme des nantis: le premier romantisme anglais est tourné vers la nature, le féminin, l’enfance, encore préservés de la morale du profit (ce dont se souviendra Vigny dans Chatterton, qu’il situera précisément en Angleterre). Conscients que le désespoir moderne a pour origine l’oubli de la fraternité, les poètes anglais ne promettent cependant aucune solution: ils ne sont ni prophètes, ni voyants, ni guides, comme voudront l’être les Français. Ils n’offrent que la déchirure, l’impuissance, le deuil, l’amour de l’ombre pour l’ombre.

La deuxième génération romantique

 Lord Byron crie le mal de vivre (Pèlerinage de Childe Harold,1812) ou chante les héros rebelles (Manfred,1817), avant de faire de lui-même une figure emblématique du désespoir romantique par sa mort au milieu des insurgés grecs, en1824; Percy Bysshe Shelley cherche une consolation pour l’homme dans la nature (l’Ode au vent d’ouest,1820); John Keats (À un rossignol et Sur une urne grecque,1820) approfondit la résonance intérieure d’une âme angoissée en quête d’une cristallisation spirituelle et d’une beauté qu’il pense trouver dans l’éternité de l’art grec.

  John Keats, par Severn

  Lord Byron

 Tandis que l’Irlandais Charles Robert Maturin (Melmoth, ou l’Homme errant,1820) poursuit la tradition du roman noir – également représenté par le Frankenstein ou le Prométhée moderne (1817) de l’épouse de Shelley, Mary Wollstonecraft –, sir Walter Scott, d’abord poète (la Dame du lac,1810), s’impose avec le roman historique (Waverley,1814; Ivanhoé,1819; Quentin Durward,1823). Quant à Thomas De Quincey, dans ses autobiographiques Confessions d’un Anglais mangeur d’opium (1821, remaniées en1856), il explore les thèmes de la douleur, de l’introspection, de l’abandon, du péché, des forces secrètes qui manipulent l’homme, et célèbre l’art de rêver.

  Sir Walter Scott

L’Allemagne

Préfiguré en fait dès le mouvement connu sous le nom de Sturm und Drang («Tempête et Élan») dans les années1770, le romantisme allemand manifeste lui aussi son inscription dans une réalité sociohistorique en plein bouleversement: d’abord parce qu’il est mouvement de rupture avec le passé et mouvement d’opposition, le Sturm und Drang apparaît comme le creuset des thèmes de la littérature du Nord, bruit de la mer et du vent, bruyères sauvages, mélancolie, sentiment aigu de l’incomplet de la destinée humaine.

Les précurseurs

Johann Georg Hamann, surnommé «le Mage du Nord», s’était fait le défenseur de l’irrationalisme en philosophie; l’Allemand Johann Gottfried Herder, le premier, avait contesté la supériorité de la littérature antique sur la littérature moderne, salué Shakespeare comme le poète du Nord par excellence et réinventé la tradition germanique (légendes médiévales, culture et poésie populaires), tandis que l’Écossais James Macpherson avait recueilli des chants populaires attribués au barde Ossian.

Les romantismes d’Iéna et d’Heidelberg

À leur suite, les jeunes écrivains du Sturm und Drang élaborent une esthétique nouvelle: quête de la vérité, place immense accordée au sentiment, valorisation du moi, passion pour la nature. Au nom de la nature on peut en effet contester la tyrannie de la raison, les contraintes sociales, les règles stériles héritées des Anciens. Le premier, le Sturm und Drang exalte les grands créateurs et les grands révoltés ainsi que le génie national. Werther est l’œuvre phare de ce mouvement, dont les romantiques allemands à venir ne font que développer les promesses: autour des frères August Wilhelm et Friedrich von Schlegel, fondateurs de la revue Athenäum, ce sera le romantisme dit d’Iéna, à partir de1799, puis celui de Heidelberg (1805-1808), autour d’Achim von Arnim et de Clemens Brentano, auquel se joint sa sœur Bettina. Les jeunes intellectuels qui s’engagent dans le romantisme allemand ont été fascinés par la Révolution française et profondément marqués par le grand roman d’apprentissage de Goethe, Wilhelm Meister (1796), et se passionnent pour la philosophie du sujet de Fichte et de Schelling. Ainsi s’ouvre une période intense où s’invente le mélange des genres, où la contradiction apparaît comme la loi même de la création. C’est l’époque où Ludwig Tieck, dans Sternbald, le peintre voyageur (1798), met en place, sur fond de rêve, une belle figure d’artiste, où Novalis, dans Henri d’Ofterdingen (posthume,1802), développe le thème de la «fleur bleue», où la poésie lyrique rêve d’embrasser la totalité du monde.

Un romantisme nationaliste

 Jusqu’en1810, le romantisme allemand est inventif: les premières années du XIXe siècle sont celles du retour aux sources légendaires de la nation allemande (contes de Grimm, légendes des bords du Rhin, personnages fascinants de la Lorelei et des ondines, dont la magie séduira longtemps les poètes et les conteurs romantiques français, comme Hugo et Nerval, et inspirera nombre de musiciens), celles des évocations chevaleresques de Friedrich de La Motte-Fouqué (Ondine,1812), celles du recours au fantastique d’Hoffmann enfin, dont les Contes étranges et inquiétants auront une influence décisive sur Nodier, Gautier, Nerval et sur Balzac même. Grande également sera l’influence sur les romantiques français des théories dramatiques de Friedrich von Schiller, auteur de poésies lyriques (l’Hymne à la joie,1785) et de drames historiques qui, des Brigands (1782) à Guillaume Tell   (1804), fourniront l’argument de nombre d’opéras.

  Friedrich von Schiller

Hölderlin et Kleist

Tandis que Johann Paul Friedrich Richter, dit Jean-Paul, s’attache avec sensibilité aux mystères du rêve, non sans humour et ironie (le Titan,1800-1803), deux solitaires s’imposent: Friedrich Hölderlin, romancier (Hyperion,1797-1799) et poète, auteur d’odes et d’hymnes vibrant de mysticisme, vit dans un monde mythique où s’accomplit son expérience du sacré; Heinrich von Kleist, auteur de comédies (la Cruche cassée,1808) et de drames historiques (le Prince de Hombourg,1810), se suicidera en1811, avec son amie, Henriette Vogel, après avoir déclaré: «Sache que mon âme au contact de la sienne s’est faite mûre entièrement à la mort.» À propos de la passion qui anime sa vie et son œuvre, singulièrement moderne par l’importance accordée à l’inconscient et à la frénésie sexuelle, le critique français Marthe Robert parlera de «dramaturgie de l’acte manqué».

La France

  Victor Hugo

Les manifestations de cette sensibilité nouvelle, qui passait par la mise en cause de tous les héritages et se modelait sur les données d’une modernité ambiguë, n’ont naturellement pas été absentes en France, dès avant la Révolution française: le jeune Goethe avait lu Rousseau, dont le refus culturel est romantique, comme l’est sa célébration de la différence d’un individu unique, irréductible à tout modèle (Confessions), en extase dans la nature (Rêveries du promeneur solitaire), ou comme le sont ses grandes utopies romanesques (la Nouvelle Héloïse) ou directement politiques (le Contrat social). On peut soutenir de la même façon qu’est essentiellement romantique la grande négation exprimée par le marquis de Sade. Les forces de négation et de transgression, la relecture critique du passé et la valorisation de l’individu par opposition aux hiérarchies sociales sont là, en France, bien avant que l’histoire littéraire puisse parler de romantisme proprement dit.

Un premier héros romantique

 La singularité de l’expérience française – sa richesse exceptionnelle aussi – tient aux contradictions et aux déchirures que la Révolution a laissées derrière elle. En France, autour de1800, lorsque des textes fondateurs sont sur le point de paraître (Chateaubriand: Atala, en1801, et, l’année suivante, le Génie du christianisme et René, qui deviendra le modèle même du héros de la première génération romantique), la notion de romantisme n’existe guère que sous la forme de l’adjectif «romantique» (de l’anglais romantic), qui signifie à la fois «romanesque» et «pittoresque», et celle de l’adjectif substantivé la «romantique» (de l’allemand romantik), où il est question de retrouver le génie des anciens peuples romans. Rousseau le premier a employé «romantique» dans les Rêveries pour qualifier les rêves du lac de Bienne. Dans De la littérature considérée dans son rapport avec les institutions sociales (1800), ouvrage capital puisqu’elle y fait le bilan des littératures antiques et modernes, Mme de Staël décrit la nature propre de la littérature du Nord, l’imagination sombre qui la caractérise, note que seuls les Modernes ont atteint l’âge de la mélancolie, mais ne voit aucune œuvre française qui exprimerait cette sensibilité. Quelques années plus tard, dans De l’Allemagne (1813), elle observe que «romantique» désigne la poésie chevaleresque en Allemagne. Cependant, sans peut-être vraiment le savoir, Chateaubriand avait doté la France de son premier jeune homme désespéré: René, partout en exil, perdu dans les cités des hommes puis dans les déserts du Nouveau Monde, René errant sur les landes bretonnes, souhaitant que se déchaînent les orages, René sans lieu social possible – lui, l’enfant de la noblesse, le cadet de famille, quand l’Ancien Régime est mort –, René amoureux, pour faire bonne mesure, de sa propre sœur et que l’effroi de l’inceste chavire plus que tout.

  Madame de Staël

La nostalgie des valeurs d’autrefois

L’origine du héros romantique n’est pas mystérieuse: il est le fils de l’émigration, le fruit de la mort de l’ancien ordre. Telle est la première inscription du romantisme français: les battus, les exilés, les aristocrates ultras et qui ne veulent pas renoncer aux valeurs d’autrefois.

Ultras, catholiques et poètes

 Socialement, les premiers romantiques français sont nobles, grands ou petits: François René de Chateaubriand, Alphonse de Lamartine (dont le recueil poétique les Méditations, en1820, apparaît comme fondateur et fédérateur), Alfred de Vigny, figure hautaine et austère, qui dit avec distance son pessimisme et son goût du néant (Poèmes antiques et modernes,1826), Alfred de Musset encore, qui, bien avant de devenir l’«enfant terrible du romantisme», compose des poèmes intenses et tristes, inspirés des textes du poète anglais Young: les Nuits (1835-1837), chronique sentimentale des intermittences de son cœur. Avec d’autres (Théophile Gautier, Sainte-Beuve), ils semblent cultiver le passéisme, les gravures jaunies, les fleurs séchées et les mèches de cheveux au fond des médaillons. Ils sont souvent catholiques (pour s’en moquer, les libéraux les traitent de «poètes de sacristie»), dans des situations sociales précaires, en quête désespérée de valeurs nouvelles auxquelles se prendre. Politiquement, ils sont ultras, ou en tout cas monarchistes. Tel est aussi le jeune Hugo. Quand ils en avaient l’âge – c’est le cas de Chateaubriand, non des autres: Hugo est né en1802, Lamartine en1790, Vigny en1797, Musset en1810 –, les romantiques ont été en opposition à Napoléon, ils ont voulu la Restauration. Esthétiquement, ils sont d’abord poètes, avec un goût des vers et des mots dont l’extraordinaire création hugolienne est le signe le plus criant; défenseur du trône et de l’autel, romantique de la première heure, et notamment parce qu’il célèbre la littérature «gothique» venue des romanciers anglais et de Walter Scott, Hugo se jette dans la littérature avec plusieurs recueils poétiques: les Odes et Ballades, bientôt les Orientales, où son changement de cap politique s’annonce.

  Alfred de Musset

  Alfred de Vigny

  Alphonse de Lamartine

Désenchantement

Car tout, dans ces premières productions des romantiques français, est extraordinairement compliqué: ces hommes de droite, apparemment réactionnaires, disent surtout le tragique malaise d’une génération perdue, en quête d’idéaux, et qui rencontre, en guise de héros, les «industriels», les premiers capitalistes, ceux qui ont tiré de la Révolution française tous les bénéfices qu’on pouvait en espérer, avant tout économiques. C’est au monde bourgeois moderne qu’ils s’opposent, moins par nostalgie d’un ordre mort – dont aucun n’a cru sérieusement qu’il était «restaurable» – que par dégoût pour les «non-valeurs» que sont l’argent, l’échange, la réussite dans un univers dégradé. Il fallait être tourné vers le passé pour critiquer aussi impitoyablement le présent. Cette première génération romantique – celle de1830 – a inventé ses mots pour se dire: mal du siècle, désenchantement (Musset: la Confession d’un enfant du siècle,1836), et ses formes, l’élégie, la poésie lyrique et personnelle.

Une mythologie du monde moderne

Cette première génération romantique est bientôt rejointe par d’autres enfants du siècle, des plébéiens ceux-là, sans tradition et sans châteaux en ruine à hanter, mais frappés du même mal à vivre.

Une génération de romanciers

Ils s’appellent Stendhal, Balzac, Hugo encore, George Sand, Dumas, Eugène Sue. Ils viennent souvent (c’est le cas de Stendhal) d’une autre expérience historique: celle de l’épopée impériale, puis du libéralisme de gauche (autour du journal le Globe, qui a pris fait et cause pour les guerres de libération, en particulier celle des Grecs contre l’oppression turque), à moins qu’ils ne viennent de nulle part et entendent s’imposer par la littérature, devenue une arme et un formidable moyen de pression, maintenant que la presse s’est développée. Pour écrire, ils ont choisi le roman, que l’histoire littéraire qualifiera plus tard de «réaliste» mais qui, pleinement romantique, invente une mythologie du monde moderne. L’itinéraire de leurs héros dessine leur programme: quand on s’ennuie à mourir en France (sous la Restauration ou la monarchie de Juillet), on peut choisir de cultiver ce désespoir, on peut tout tourner en dérision (les Jeunes-France, provocateurs et déguisés), ou on peut, cyniquement, décider de réussir.

La foi romantique

Cette foi romantique, ce «vouloir-vivre» quand même, c’est celui de bien des jeunes gens stendhaliens ou balzaciens: celui de Julien Sorel (le Rouge et le Noir), celui de Raphaël (la Peau de chagrin), celui de Lucien de Rubempré (Illusions perdues). Les romantiques ne sont pas toujours suicidaires. En revanche, ils sont déçus, malheureux et, pour finir, battus. La génération de1830 est bien celle des illusions perdues. Encore, pour les perdre, fallait-il en avoir: Julien Sorel, fasciné par le modèle impérial, mais assez pragmatique pour choisir la carrière ecclésiastique, découvre finalement qu’il n’avait pas envie de réussir comme «eux». Avec l’amour de deux femmes, il comprend que le sens est ailleurs et c’est dans sa prison qu’il est le plus heureux. Lucien, d’abord adulé, reconnu par le Tout-Paris, apprend à déchiffrer les grimaces du monde, la loi de la vie moderne gouvernée par l’argent. Il en mourra, comme tous ceux qui étaient authentiques et que la réalité de la société a brisés.

Un romantisme critique

Le fil qui noue entre elles ces diverses manifestations du romantisme – «de droite» ou «de gauche», chez les poètes nostalgiques et chez les romanciers réalistes critiques, auxquels il était arrivé de tourner en dérision les rêveries, les brumes et le désespoir élégant des premiers – est double: passéiste ou résolument tourné vers le ciel contemporain, le romantisme est critique; il ne s’accommode pas de ce qui existe, il dénonce la perte de foi, les solitudes nouvelles dans la monstruosité des villes; il rappelle la sombre destinée de l’artiste, le grand réprouvé, dont Hugo fait pourtant le mage et le pasteur du troupeau humain; il montre les complicités qui unissent le jeune homme en quête du sens, les femmes mal mariées, mal aimées, en quête d’autres chances et d’autres amours, et ceux que décidément l’ordre social ne veut pas intégrer: les sauvages, les marginaux, pourquoi pas les criminels (le Dernier Jour d’un condamné, de Hugo, en1829; le Curé de village, de Balzac, en1839; bien plus tard, en1862, mais de la même veine, les Misérables, encore de Hugo). Ainsi se dessine une nouvelle trilogie, passionnée, généreuse, périlleuse, qui choisit toujours les valeurs personnelles contre les pouvoirs et la mort, s’il le faut, pourvu qu’elle soit le gage du sens. Par ailleurs, et en même temps, révolté et dynamique, mélancolique et enthousiaste, le romantisme est prodigieusement créateur, inventeur, dans tous les domaines et dans tous les genres.

Le théâtre, un terrain de lutte  

Le romantisme français s’est constitué contre les traditions, les héritages, le classicisme, et tout académisme.

Une remise en cause des règles

  Honoré de Balzac

Il a multiplié les manifestes théoriques comme autant d’actes de naissance légitimes et tonitruants: Stendhal, dans Racine et Shakespeare (1823-1825), dont le titre est tout un programme, oppose les systèmes dramatiques du classique par excellence et du génie théâtral du Nord au profit de ce dernier. Il réclame la suppression des règles qui briment la tragédie (les trois unités, la bienséance et la vraisemblance, l’interdiction du mélange des genres) et des conventions qui tuent la comédie. Il prône la même liberté en art qu’en politique et définit le romantisme très simplement comme l’«art de présenter aux peuples les œuvres littéraires qui, dans l’état actuel de leurs habitudes et de leurs croyances, sont susceptibles de leur donner le plus de plaisir possible», autrement dit comme art moderne. Quelques années plus tard, et alors que les deux tendances du romantisme ont fusionné (grâce, notamment, à quelques salons intelligents et ouverts, comme celui de Nodier, à l’Arsenal, où les monarchistes croisent les libéraux sceptiques, et bientôt au cénacle hugolien), Hugo écrit le pamphlet anticlassique et proromantique qu’est la Préface de Cromwell (1827).

Le drame romantique

Et c’est encore avec le théâtre que le scandale advient lors de la mémorable «bataille d’Hernani» en1830. Avec le triomphe d’Hernani, drame romantique de Hugo, c’est toute la nouvelle conception qui a gagné: le théâtre a bien été une tribune. Y imposer l’esthétique nouvelle, c’était assurer solidement les fondements théoriques et idéologiques du romantisme. Le drame romantique se voulait totalité, liberté, transfiguration: peindre totalement les choses, les êtres, l’histoire, en n’oubliant jamais que la nature est toujours à la fois bonne et mauvaise, grotesque et sublime, synthèse. Il faudra donc mélanger les genres, mélanger les traits psychologiques et sociaux à l’intérieur d’un même personnage: dans Ruy Blas (1838), de Hugo, don César de Bazan est grand d’Espagne en même temps que bouffon encanaillé; quant au Lorenzo de Musset (Lorenzaccio,1834), il est mâle et efféminé, corrompu et pur, cynique et idéaliste. La liberté du drame romantique est à chercher du côté du refus des règles, avec cependant une différence entre Hugo, qui persiste à écrire en vers, et d’autres (de Vigny à Musset,) qui osent la prose. Enfin, cette «transfiguration» consubstantielle au drame, selon Hugo, procède de la liberté absolue du créateur, dont l’écriture et la puissance démiurgique choisissent leurs sujets dans la nature et dans l’histoire.

L’histoire et la religion

L’apport le plus visible du romantisme à la scène est sa passion pour l’histoire: on y retrouve les origines politiques et nationales du romantisme, sa volonté de prendre en compte le devenir des hommes réels, mais aussi sa foi dans la possible transformation de la destinée des hommes.

L’histoire romantique

L’histoire romantique – ou l’histoire tout court, car c’est le romantisme qui invente l’histoire moderne – évoque, ressuscite le passé, bien plus qu’elle ne le raconte: couleur locale, esthétique des contrastes, grandes scènes du passé (avec une prédilection pour le Moyen Âge, les croisades, la Renaissance) rapprochent histoire et fiction. De Chateaubriand à Michelet, l’histoire se fait poétique, inspirée, invente le peuple comme héros et nourrit le roman (historique, social, politique) autant qu’elle se nourrit de lui. Ce goût de l’histoire explique non seulement la passion romantique pour la philosophie de l’histoire (des premiers tomes de l’Histoire de France, de Michelet, à partir de1833, à De la démocratie en Amérique, de Tocqueville, en1836), mais également la richesse de la pensée utopiste: sur les ruines de l’Ancien Régime, et aussi sur la déception née de la société moderne, Saint-Simon (Catéchisme des industriels,1823-1824), Fourier (Traité de l’harmonie universelle,1821; le Nouveau Monde industriel et sociétaire,1829) rêvent d’autres modèles de société fondés sur la fraternité et l’égalité.

Le catholicisme

Le mouvement utopiste romantique trouve des soutiens énergiques chez un certain nombre de penseurs catholiques qui affrontent la question sociale et politique et veulent un catholicisme libéral, proche des humbles, capable de régénérer l’humanité.

Au nombre de ces catholiques humanitaires, plus proches des socialistes qui veulent alléger le fardeau des hommes que des défenseurs du dogme romain, il y a La Mennais (Paroles d’un croyant,1834), Montalembert, Lacordaire. La composante catholique du romantisme français mêle le rêve d’un avenir spirituel, l’utopie d’une harmonie retrouvée entre l’homme et la nature, l’aspiration socialiste à la fraternité et au respect de chacun. Elle a pu colorer nombre de productions romanesques ou poétiques qui ne se réclamaient pas directement du catholicisme (les romans socialistes de George Sand, par exemple).

Derniers feux

 Lorsque le drame de Hugo les Burgraves fait un four, en1843, il semble que disparaisse un certain romantisme, celui d’un certain moment historique; il a produit des bouleversements radicaux, il a beaucoup osé, beaucoup inventé et puis il est devenu à son tour une esthétique en place. Tellement en place, d’ailleurs, qu’elle est définissable, marquée par certains thèmes, certains clichés, certaines tournures: Flaubert en a donné à la fois la forme et la caricature dans Madame Bovary. Rimbaud, quinze ans plus tard, tordra définitivement le cou à ce qui pouvait rester du romantisme et qui n’était plus rien que recettes de fabrication.

  Gustave Flaubert

Les petits romantiques

Un autre romantisme a survécu à la chute des Burgraves, et celui-là est toujours vivant. C’est le romantisme de la nuit, de la folie, de l’expérience tragique de toutes les limites, de tous les ailleurs: les romantiques ont beaucoup voyagé, mais les voyages de ceux-là sont les plus lointains, puisque c’est en eux-mêmes qu’ils se perdent. On les appelle traditionnellement les «petits» romantiques parce que leurs œuvres sont plus minces, plus éclatées surtout que celles des «grands», mais avant tout parce qu’elles sont inclassables. Ce sont de vrais bohèmes (ceux qui meurent de froid, de faim, ceux qui hantent les quartiers sordides de Paris, où on les retrouve parfois morts, comme Gérard de Nerval), les marginaux, les révoltés qui font peur: «bousingots», «frénétiques», «lycanthropes» (Philotée O’Neddy, Xavier Forneret, Pétrus Borel, Aloysius Bertrand, mais aussi Charles Nodier et Nerval). En marge de tout, ils sont vraiment la part noire du romantisme, celle que fascinent l’occultisme, le souvenir des illuministes du XVIIIe siècle, la nécromancie.

Le romantisme du mystère

Un même goût pour le mystère, pour ce qui appartient aux mondes qui nous échappent, rapproche les romantismes européens: en France, c’est vers1840 que les poèmes de Novalis (grand poète allemand mort en1801), les contes fantastiques d’Hoffmann, les romans gothiques de Walter Scott et les romans noirs d’Ann Radcliffe ou de Lewis sont le plus lus. Cette inspiration nourrit de sombres mélodrames, des poèmes en prose déroutants (Gaspard de la nuit, d’Aloysius Bertrand), des romans frénétiques (Madame Putiphar, de Borel), des autobiographies morbides (les Roueries de Trialph, de Lassailly; les Mémoires d’un fou, du tout jeune Flaubert). Elle a contribué à donner au fantastique une place qui n’a fait que grandir, d’autant que Gautier, dans ses contes, Hugo dans des romans comme Han d’Islande ou Notre-Dame de Paris et Nodier avec Trilby ou la Fée aux miettes n’ont boudé ni la mode noire ni le surnaturel.

Gérard de Nerval

On se tromperait toutefois en pensant qu’il ne s’agissait que de quelques poncifs et de quelques oripeaux. Car ces romantiques exploraient les mirages, les mondes inconnus, les frontières fragiles où l’imaginaire vient recouvrir le réel et où il n’est plus possible de faire la différence: d’avoir ainsi revendiqué cet «épanchement du songe dans la vie réelle» a conduit Nerval dans la folie qu’on enferme, au terme d’un itinéraire pathétique dont les jalons sont des œuvres mystérieuses et belles – les Filles du feu et les Chimères (1854), Aurélia (1855). Le ténébreux, le veuf d’un veuvage ontologique, l’inconsolé à jamais a cherché dans la douleur une identité introuvable, et l’obscurité de ses textes, authentique et cruelle, est l’image juste de ce dont le romantisme était porteur: la conscience de l’infini au cœur de l’être, dont la poésie s’approche lorsqu’elle ose être ce qui «n’est complètement vrai que dans un autre monde» (Baudelaire).

La flamme romantique

Baudelaire et Rimbaud, Lautréamont, André Breton au XXe siècle, Julien Gracq et tous ceux, poètes, romanciers, peintres, musiciens plus encore – car dans la quête de cet au-delà où vibrent le sens et la beauté, la musique va plus loin que les mots –, qui aujourd’hui refusent l’antihumanisme technologique, la mécanisation, la loi du marché; tous ceux qui ne se résoudront jamais à ce que l’avoir prenne la place de l’être, à ce que la passion meure, à ce que la poésie et l’imagination soient vaincues par le calcul froid et la raison capitaliste; tous ceux que le passé hante, qui savent que les paradis véritables sont les paradis qu’on a perdus (Proust), les amoureux de l’enfance et de la nature, les amants enfin, sensibles à la fêlure dans l’autre et à la qualité d’une émotion, tous ceux-là maintiennent brûlante la flamme romantique et parlent pour une autre culture, une possible harmonie entre l’homme et le monde, l’espoir d’une communauté idéale.

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