Archaïsme : le monde sera ce qu’il était

La fulgurante ascension du Front islamique du salut (FIS) en Algérie est surprenante à plus d’un titre. Son discours contradictoire, ses idées courtes, son absence de programme auraient dû le vouer à un échec retentissant. Mais les instruments classiques d’analyse se révèlent incapables d’expliquer son succès. On a tendance à assimiler le FIS à un parti au sens moderne du terme, avec des structures locales, régionales puis nationales toutes élues par les militants, et dont les représentants se réunissent régulièrement en congrès afin d’adopter une ligne d’action et désigner leurs dirigeants. Tel n’est pas le cas du mouvement intégriste.

Il est une résurgence du passé, et toutes ses caractéristiques soulignent son archaïsme. Il tient d’abord d’une nébuleuse. Le seul organe du FIS est un conseil consultatif composé de cheikhs cooptés. Cette instance est plus que mystérieuse, puisqu’on en ignore le nombre de sièges, le nom de certains de ses membres, et ses modalités de fonctionnement. Il n’a ni statut ni règlement intérieur connus.

Ses réunions se déroulent toujours à huis clos, dans des lieux souvent tenus secrets, sans périodicité ni ordre du jour définis. Ses décisions peuvent être suivies ou ignorées selon qu’elles servent ou contrarient certains de ses leaders. Sa composition peut changer au gré des circonstances d’autant plus aisément qu’il n’existe aucune procédure de nomination, encore moins d’élection. Ainsi, chacun des leaders, pour légaliser ses positions, peut se targuer de l’aval d’un conseil dont il aura sélectionné les membres assemblés à l’insu des autres. En fait, il s’agit d’un organe occulte, chtonien, comme les affectionnent les organisations secrètes, de l’Ordre des Assassins (Hachichin) à celui des Templiers ou du Ku Klux Klan.

Cela se passe ainsi en Iran, où le véritable détenteur du pouvoir n’est pas le président Rafsandjani, mais l’imam Khamenei, chef d’un très ténébreux conseil. Le FIS ne s’est jamais réuni en congrès. Il n’a ni président, ni secrétaire général, ni commissaire, ni premier imam, quelle que soit l’appellation usitée pour désigner le numéro un. Abassi Madani s’est autoproclamé porteparole du FIS, non sans soulever de nombreuses protestations. Ce furent les médias nationaux et étrangers qui, inquiets de continuer à se mouvoir à tâtons dans l’obscurité délibérée du mouvement intégriste, éclaireront de leurs feux la rampe d’un chanoine au visage paisible qui n’en espérait pas tant.

C’est un mouvement plus qu’un parti. Une multitude d’imams, sans lien organique, le représentent. Les plus éloquents d’entre eux, presque toujours les plus virulents, en deviennent des figures de proue. Ce sont des prédicateurs, et ils s’inscrivent en cela dans la pure tradition historique maghrébine. En l’an 711 s’achève la conquête du Maghreb par les armées musulmanes.

Mais, comme sous l’Empire romain, la nouvelle province va très tôt acquérir son autonomie vis-à-vis du pouvoir central installé au Moyen-Orient. On va donc voir s’établir, prospérer puis décliner une succession de royaumes maghrébins dont l’obédience au khalife restait formelle. Mais ce ne sont pas des conquérants qui, par le cimeterre, vont constituer ces royaumes, bataille après bataille, victoire après victoire. À leur origine on trouve toujours un prédicateur, un « mehdi » (envoyé) qui estime que le régime en place est hérétique et qui propose « la voie droite », selon la formule coranique. Il va de lieu en lieu, prêchant parmi les tribus réfractaires, hostiles ou révoltées.

Le rénovateur religieux finit par rallier un nombre suffisant de tribus dont les guerriers seront lancés à l’assaut du pouvoir établi. Ainsi le porteur d’eau Maisara instaura l’imamat de Tahert, qui prônait le kharidjisme. L’empire fatimide fut fondé sur le chiisme, l’almoravide sur le malékisme. Ibn Tûmart, un autre apôtre, créa le royaume almohade. On comprend dès lors que les leaders actuels du FIS se soucient fort peu d’élaborer un programme politique.

Comme leurs modèles du Moyen Âge, ils ne songent qu’à ramener le peuple vers l’orthodoxie religieuse. Économiquement, les empires précités, une fois établis, n’ont pu prospérer qu’en contrôlant un certain nombre de routes commerciales. Leurs émules actuels ne manqueront pas de s’intéresser à la nouvelle et très spéciale « route commerciale », qu’en Algérie on appelle le « trabendo ». On aura l’occasion d’en parler. Ainsi, la vulgate intégriste ne propose qu’un seul credo économique : la liberté de commerce, élevée au rang de panacée.

On constate chez les intégristes une formidable capacité d’adaptation aux circonstances sans qu’ils parviennent pourtant à intégrer dans leur approche les bouleversements économiques et sociaux qui se sont produits depuis la fin du Moyen Âge. La maîtrise des grandes voies commerciales qui assura la prospérité de l’Empire arabo-musulman commença à être battue en brèche, dès le XIIIe siècle, par les navigateurs portugais, hollandais, anglais, espagnols et les comptoirs qu’ils fondèrent un peu partout sur les côtes. Cela ne contribua pas peu au déclin de cette civilisation. Il y eut surtout, à partir de la fin du XVIIIe , la révolution industrielle qui devait modifier radicalement les rapports économiques. L’invention de la machine, et les gains de productivité qu’elle impliquait, devait ruiner les bases de l’ancien système d’échange, puisqu’on allait progressivement passer d’un monde de rareté chronique à celui d’une abondance de plus en plus manifeste.

Fabriqués à moindre coût et en quantités énormes, les produits industriels européens se mirent à concurrencer ceux de l’artisanat. Le lin et le coton anglais tuèrent la soie chinoise. C’était désormais la capacité de production qui assurait les fondements de la « richesse des nations », selon l’expression de Keynes, le commerce ne devenant plus qu’un corollaire destiné à assurer l’écoulement des produits finis ou l’approvisionnement en matières premières, d’autant que les progrès du transport maritime brisèrent les monopoles des voies commerciales. Dès le XIXe siècle, toutes les routes commerciales étaient devenues libres tandis que s’établissaient et se consolidaient des États-nations aux frontières délimitées, qui, pour protéger leur économie, érigeaient des barrières douanières et imposaient sur leur territoire l’usage d’une monnaie spécifique. L’idéologie intégriste continue à ignorer ces changements.

Les évolutions ultérieures rendent encore plus archaïque leur conception. Les économies des pays occidentaux, Japon compris, ont atteint des niveaux de productivité tels qu’aucun pays du tiers monde ne peut espérer les concurrencer, excepté quelques dragons asiatiques et hors les produits primaires qu’ils ne sont plus intéressés à fabriquer. Il ne faut pas non plus négliger l’effet de séduction qu’exercent ces pays sur le reste du monde, qui rejaillit sur leurs produits. À qualité égale, on acceptera de payer beaucoup plus cher un appareil affichant un sigle occidental prestigieux. Si l’on doit parler de l’Algérie, il faut moins craindre de caricaturer que de rester en dessous de la réalité.

Les piètres produits que les Algériens peuvent acquérir excitent leurs frustrations, alors que leurs fantasmes sont quotidiennement entretenus par les publicités des chaînes françaises de télévision, dont ils raffolent. On a vu quelques cas rarissimes d’appareils de qualité honorable, issus d’un simple assemblage de pièces importées. Mais à ces clones de Philips, Sony et autres, les Algériens continuaient à préférer les originaux, quitte à débourser le double de la somme. Il est clair que l’instauration de la liberté de commerce, qui se serait traduite par l’ouverture des frontières nationales aux produits étrangers, aurait sonné le glas d’une économie déjà moribonde. L’ « économie de bazar » qui consiste à financer par le pétrole toutes les autres importations ne peut s’appliquer qu’aux pays du Golfe où le nombre de barils chaque jour exportés dépasse souvent celui des citoyens.

La stratégie d’accession au pouvoir de ces nouveaux prédicateurs est calquée sur les exemples du passé. Là aussi, les changements survenus sont ignorés. Dès leur libération, les ex-colonies bâtirent des États-nations à l’image des pays qui les dominèrent, avec une armée et des forces de sécurité détenant le monopole des armes. Cette situation rend impossible le processus classique de conquête du pouvoir par un prédicateur qui aura su se rallier un nombre suffisant de tribus pour les lancer à l’assaut du monarque. Le scénario iranien est peu susceptible de se reproduire.

Les régimes menacés par l’intégrisme en ont tiré la leçon et pris leurs précautions. Leurs forces de sécurité se sont préparées et équipées pour contenir les émeutes en minimisant les pertes. L’exemple algérien vient de l’illustrer. L’idéologie intégriste, dans ses manifestations concrètes, relève du même archaïsme. Ses prosélytes se crispent sur la nécessité d’un retour à la pureté originelle de l’islam.

En ce sens, ils prônent un mode de vie semblable à celui qui existait en Arabie au VIIe siècle. Ils s’acharnent à imiter le Prophète jusque dans leur tenue vestimentaire. Ils portent la barbe comme lui, s’habillent de la même façon, et certains dorment comme il le faisait, couché sur le flanc, à même le sol. Ils enduisent leurs paupières de khôl, car ce produit de beauté est aussi un antiseptique fort usité dans une région où sévit le trachome. Ceux dont la barbe grisonne se teignent à l’aide d’un pigment venu d’Arabie, tout en rejetant les teintures modernes.

Toute évolution au niveau des mœurs ou des pratiques devient suspecte d’hérésie. Les exemples sont nombreux. Le calendrier arabe est lunaire. Le principal inconvénient de ce dernier est qu’il ne correspond pas au rythme des saisons, c’est-à-dire à celui de la rotation de la Terre autour du Soleil. L’année lunaire compte environ trois cent cinquante-cinq jours.

Chaque mois recule ainsi de dix jours par révolution terrestre, glissant à reculons de l’été vers le printemps, puis l’hiver et l’automne. Mais nos intégristes continuent à refuser le calendrier solaire. Leur attitude devient franchement ridicule à propos du Ramadan, ce mois de jeûne que doivent observer les musulmans chaque jour, de l’aube au crépuscule. La science astronomique permet depuis longtemps de calculer très précisément la date d’apparition de la nouvelle lune et par conséquent le début du mois sacré qui vit descendre les premiers versets du Coran. Il y a plus d’un avantage à pouvoir fixer à l’avance la première et la dernière journée d’abstinence, car les horaires de travail changent, comme nombre d’autres habitudes et le mode de consommation.

De plus, la fin du Ramadan débouche sur l’Aïd, journée fériée. Les administrations et les entreprises ont besoin de prévenir leur personnel du jour de congé et de prendre les dispositions qui s’imposent. Mais nos dogmatiques conservateurs s’obstinent à refuser les calculs de la science qui régit le mouvement des planètes. Ils persistent à vouloir constater de visu l’apparition du croissant et rejettent même l’usage du télescope. Ils tiennent à lever leur regard vers le ciel, même s’il est couvert de nuages, et la communauté musulmane tout entière attend l’oracle jusque fort tard dans la nuit.

Le même suspense se déroule à la fin du mois. Compte-t-il vingt-neuf ou trente jours ? Lendemain férié ou non ? Le directeur doit-il ou non faire préparer les matières premières pour la journée suivante ? Les conducteurs de camions seront-ils là pour livrer les produits finis ?

Faut-il ou non prévoir des trains et des avions supplémentaires ? Pourra-t-on demain aller payer sa note d’électricité ? L’agence bancaire sera-t-elle ouverte ? Le boulanger doit-il préparer ses gâteaux ? Le très nationaliste Boumediene avait réussi à imposer durant quelques années le calcul astronomique.

Mais il lui fallut reculer sous la pression des bigots obscurantistes qui avançaient qu’en son omnipotence Dieu avait le droit et le pouvoir de bouleverser le cycle de l’univers par décision souveraine. Les complications ne manquaient pas, car les scrutateurs de la voûte céleste ne percevaient notre unique satellite qu’à travers le filtre de leurs convictions. Cela donnait ainsi lieu à une superbe cacophonie, où certains, pour manifester leur opposition au pouvoir, mettaient leur point d’honneur à refuser de voir la corne que d’autres avaient perçue. Le mois de Ramadan cristallise ainsi nombre d’archaïsmes. Le texte édicte qu’il est interdit de boire et de manger de l’aube au crépuscule.

Qu’est-ce que l’aube, et qu’est-ce que le crépuscule si on récuse le traité de Copernic ? Lorsque vous ne saurez plus distinguer un fil noir d’un fil blanc, telle est la réponse. Mon ancien professeur d’arabe avait beau jeu en nous faisant remarquer que tout dépendait de l’épaisseur des fils et de la distance qui les séparait de l’observateur. De l’interdiction de s’alimenter ou de se désaltérer, on en est ainsi arrivé à celle de fumer. Pourtant, la cigarette était inconnue à l’époque du Prophète.

Le malade ne peut avaler ses médicaments avant le coucher du soleil. Les femmes n’ont plus le droit de se maquiller ni de se parfumer. Celui qui souffre d’une rage de dents ne peut aller s’asseoir dans le fauteuil du dentiste. On en a aussi déduit qu’il n’était pas permis de se brosser les dents. On débouche ainsi sur des paradoxes, où l’interprétation littérale nie l’esprit du précepte.

Pour commencer une journée de jeûne ou une des cinq prières, le croyant doit faire ses ablutions, afin de purifier son corps. Il lave son visage, ses membres, ses organes avec de l’eau. L’usage du savon est considéré comme illicite, alors qu’il est admis qu’il contribue à mieux nettoyer. Ainsi, s’il faut se rincer trois fois la bouche, on rejette l’usage du dentifrice et de la brosse à dents. Chaque fois que les croyants interrogeaient leurs guides pour savoir si l’usage de telle ou telle commodité était licite, un « La Yadjouz » (Ce n’est pas permis) tombait comme un couperet.

Les diabétiques reçoivent de leur médecin l’interdiction formelle de jeûner. Lorsque ces malades interrogent leurs imams, ces interprètes de la loi divine répondent : non. Parce que le verset du Coran édicté : « Celui d’entre vous qui est malade ou qui voyage, jeûnera ensuite un nombre égal de jours. » Mais comme on ne sait pas encore guérir le diabète, nos subtils exégètes estiment que celui qui est atteint de ce mal incurable est donc dans l’obligation d’observer la règle, puisque autrement il ne pourrait jamais satisfaire au précepte. Ceux qui leur obéissent ne manquent pas de se retrouver à l’hôpital après une semaine.

Et pourtant, la suite du verset précise : « Dieu veut la facilité pour vous, il ne veut pas, pour vous, la contrainte. » La règle divine précise que celui qui entreprend un voyage peut s’abstenir de jeûner. Mais qu’est-ce qu’un voyage ? Les docteurs de la foi estimèrent que cela correspondait à une journée à dos de chameau, ce qui représente cinquante kilomètres. Nos actuels prosélytes nous affirment donc qu’au-delà de cette distance les croyants ne sont pas tenus d’observer le jeûne.

Les plus frustes de nos paysans rigolent en leur faisant observer qu’aujourd’hui, on peut franchir cette distance en une heure de train ou de voiture. On en arrive à se demander dans quel monde vivent les intégristes. C’est une schizophrénie qui structure leur rapport au réel. Il est certain que, si le Prophète avait vécu jusqu’à aujourd’hui, il aurait considérablement modifié ses lois. Il serait même le premier à renier ceux qui se réclament de lui, à dénoncer le retour de la barbarie.

Les prophètes de toutes les religions aiment s’exprimer par paraboles. Et le Coran précise : « Dieu ne répugne pas à proposer en parabole un moucheron ou quelque chose de plus relevé. » Lorsque l’un d’eux dit qu’il faut couper la main du voleur, la langue du menteur, crever l’œil du faux témoin, faut-il appliquer à la lettre cette règle ? Ne convient-il pas plutôt de comprendre que chaque crime ou délit doit recevoir un châtiment proportionnel à la gravité de l’acte ? Décapiter d’un coup d’épée un homme sur la place publique est non seulement barbare, mais malsain.

S’il faut absolument condamner des êtres humains à la peine capitale – ce que l’on peut contester –, pourquoi procéder de la façon la plus violente, et pourquoi vouloir cultiver chez les gens leur instinct sanguinaire ?

Femme et sexe en islam : Dieu est un homme

Si le programme des intégristes reste des plus flous, leur projet de société affiche clairement qu’il se bâtira contre les femmes. On peut s’interroger sur l’origine de cette hargne particulière. La misogynie des trois grandes religions monothéistes est manifeste car elles ont puisé dans le même fonds mythologique. Cela peut être dû au fait que leurs prophètes eurent des problèmes avec le sexe. Moïse fut sans doute un enfant illégitime abandonné sur les eaux du Nil.

Il n’y a pas lieu d’épiloguer sur la miraculeuse grossesse de Marie. Nous aborderons plus loin le cas de Mohammed. Il reste que, chez les islamistes, la femme est l’objet d’une fixation obsessionnelle, comme le juif pour Hitler. Elle est la source de tous les tourments. L’inadmissible est qu’elle ait un corps, objet des désirs et fantasmes masculins.

Sa beauté devient une circonstance aggravante. Tout apprêt ou parure prend la forme d’une incitation intolérable. Chaque mâle voudrait les posséder toutes, et les garder toutes à lui. Il se préoccupera donc de la surveiller et de multiplier les règles et les interdits afin de contrôler sa sexualité. L’imaginaire masculin fourmille d’anecdotes destinées à démontrer que la femme est lascive par essence et qu’elle ne refuse jamais de se donner et de tromper son mari.

Cette image de la femme nous vient d’un lointain passé. Mais cette réalité a été totalement occultée. À l’époque préislamique, les peuplades qui occupaient le centre de la presqu’île arabique vivaient sans lois et sans contraintes, uniquement soucieuses de jouir de tous les plaisirs de la vie. Fétichistes, ses habitants changeaient plus souvent de dieu que de qamis. Avec la chasse, leur sport favori consistait à razzier des caravanes de marchands qui transitaient à proximité et à se partager un butin qu’ils dilapidaient au cours d’agapes monstrueuses arrosées d’alcool de datte.

Ils s’adonnaient surtout à une fornication débridée, avec leurs épouses, leurs esclaves, les filles de leurs esclaves, les veuves recueillies, et entretenaient parfois des relations incestueuses. Ils avaient le droit de violer toute femme rencontrée. Cette brève description, sans doute réductrice, n’en est pas moins exacte. D’ailleurs, il faut bien constater que les actuels descendants de ces sybarites n’ont rien fait pour corriger cette déplorable image. Alors que la majorité de la population de la péninsule est soumise à un rigorisme peu amène, les émirs et autres privilégiés s’envolent souvent vers les pays qui ont décidé de créer le paradis sur terre.

Ils y retrouvent, sans avoir à attendre de monter au ciel, les fleuves, non de miel, dont ils n’ont que faire, mais de whisky, et ces ravissantes houris promises aux croyants. Leur personnel domestique, venu d’Asie, est réduit à l’esclavage. Ils vont dans les pays de la misère acheter des fillettes pour les placer dans leur harem. Ils affectionnent Le Caire où ils peuvent sodomiser de jeunes garçons. Ils venaient en Algérie, même à l’époque de l’ombrageux Boumediene, pour s’adonner à la chasse aux gazelles, pourtant interdite.

Leurs tout-terrain japonais et leurs armes sophistiquées ne laissaient aucune chance au gracile animal. Tous les textes d’époque, et d’abord le Coran, attestent de ces mœurs licencieuses. 1. L’inceste Ils n’étaient pas gratuits les versets du Livre qui précisent : « Vous sont interdites : vos mères, vos filles, vos sœurs, vos tantes paternelles, vos tantes maternelles, les filles de vos frères, les filles de vos sœurs », et ainsi de suite. L’énumération est longue.

Si le Prophète crut nécessaire de prohiber ce type de relations, c’est qu’elles se pratiquaient. 2. Les viols L’abus des femmes par la force était si fréquent que même les épouses du Prophète n’échappaient pas aux agressions dans les rues. Le passage du Coran qui vint préciser qu’elles devaient être considérées comme les mères des croyants, et par conséquent à eux interdites, resta sans effet. Il fallut leur imposer le port du voile afin qu’elles soient reconnues et préservées des attentats à la pudeur.

Si les femmes aristocrates bénéficièrent aussi du jelbab de protection, celles de condition inférieure et les esclaves demeurèrent des proies autorisées. Le Messager ne pouvait se permettre de changer brutalement les habitudes d’une population dont il n’ignorait par la versatilité. Elle risquait de lui retirer un soutien qui lui était indispensable pour affronter ses ennemis, car la sexualité était au centre des préoccupations des bédouins de la presqu’île. Certains habitants de Médine osèrent même demander au Prophète s’ils avaient le droit de sodomiser leurs femmes contre leur gré. Ils eurent pour réponse un verset sibyllin qui évitait de les heurter : « Vos femmes sont pour vous un champ de labour, allez à votre champ comme vous le voudrez… » Il est aisé de déduire dans quel sens les Médinois interprétèrent les paroles divines.

Mais, par la suite, cette phrase donna lieu à de nombreuses controverses. Les exégètes qui, après la mort du Messager, tentèrent de trancher le débat en vinrent à des descriptions si minutieuses des positions permises de l’amour qu’on croyait lire un traité de Kâma-Sûtra. Le plus célèbre d’entre eux, Tabari, parvint, après un très long développement, à cette conclusion : « L’homme a le droit de prendre sa femme par-devant ou derrière, l’essentiel étant qu’il la pénètre par le vagin, puisque le terme de” champ à labourer” implique une idée de fécondité, impossible autrement. » Le texte révélé tenta de réglementer et de moraliser quelque peu ces mœurs paillardes, non sans soulever de nombreuses et vives protestations. Certains décrets furent révolutionnaires pour l’époque et le lieu, comme celui qui édictait : « Ô vous qui croyez, Il ne vous est pas permis de recevoir des femmes en héritage.

» C’était la coutume dans cette région, on héritait des chamelles et des femmes des défunts. Cette loi faillit provoquer une révolte chez les mâles, mais le Prophète tint bon. Et, si par la suite d’autres versets vinrent préciser jusque dans les détails les droits de la femme – et leurs limites –, c’était justement pour éviter les interprétations restrictives. Si le Coran n’accorde à la fille que la moitié de la part du garçon, il faut relever qu’auparavant, elle n’était que part de la succession. On doit constater que les règlements qu’édicta le Prophète, surtout lors de la première période de sa prédication, étaient du sceau de l’équité et du progrès.

Ses fidèles se recrutaient alors parmi les déshérités et les marginaux. Après son installation à Médine et la conversion progressive à l’islam de ses habitants, Mohammed devint ipso facto le chef d’une communauté. Il eut à trancher les conflits qui naissaient en son sein et surtout à tenir compte des rapports de forces parmi les chefs de tribus et de clans ralliés et dont il craignait le manque de fidélité et la turbulence. Vers la fin de sa vie, il se montra plus réceptif aux sollicitations contradictoires de ses femmes et de ses proches. Lorsque la très belle Oum Selma fit remarquer à son mari que Dieu ne parlait jamais que des hommes, on eut droit, peu de temps après, à une suite de versets : « Les hommes soumis et les femmes soumises / Les hommes croyants et les femmes croyantes… » Si la hiérarchie était respectée, les femmes en tout cas étaient citées.

Omar, l’un des confidents du Prophète, tirait dans l’autre sens. Il était partisan de contraindre les femmes, y compris par la violence. Il obtint le décret suivant : « Les hommes ont autorité sur les femmes. Admonestez celles dont vous craignez l’infidélité, reléguez-les dans leur chambre et frappez-les. » Mohammed, tout prophète qu’il fût, n’échappa pas aux critiques des belliqueux bédouins, d’autant que certains de ses comportements ne furent pas irréprochables.

Il fit preuve, sur le tard, d’un appétit sexuel remarquable. Il faut néanmoins observer qu’il fut un époux modèle, d’une fidélité totale, jusqu’à la mort de sa première femme, pourtant de quinze ans son aînée et qui convolait avec lui en troisièmes noces. Il reste admis qu’elle fut une maîtresse femme. Héritière de la fortune d’un de ses précédents maris, elle fut sans doute aussi attirée par le charme du jeune homme. L’honnêteté proverbiale dont jouissait l’orphelin l’incita à lui confier la gestion de ses biens.

Quels furent leurs rapports avant que ne survînt la révélation ? Il est certain en tout cas qu’elle joua un rôle majeur en rassurant le tremblant mari qui venait de recevoir la visite de l’archange Gabriel et qui ne parvenait pas à croire qu’il avait été choisi pour révéler le message divin. Après la mort de Khadidja, il eut de nombreuses femmes et quelques problèmes conjugaux. Sur Aïcha, la plus jeune épouse et la préférée du Prophète, se répandit un soupçon d’adultère. Un jour, abandonnée par son escorte, elle fut ramenée au bivouac par un beau cavalier.

Une autre aventure de Mohammed continue à fonder le droit musulman actuel. On se demande pourquoi l’adoption des enfants dits naturels est interdite en Islam. En vertu d’un verset du Coran qui déclare : « Vos enfants adoptifs ne sont pas vos fils. » Comment ne pas faire la relation avec l’événement qui venait de se produire peu de temps auparavant ? Le Prophète, séduit par la femme de son fils adoptif Zaïd, contraignit moralement ce dernier à se séparer d’elle afin qu’il pût l’épouser.

Cet événement engendra de cruels commentaires chez les habitants de Médine et provoqua une grave crise morale chez l’Envoyé. D’où le décret divin justifiant Mohammed et le lavant de l’accusation d’inceste. À l’exception heureuse de la Tunisie, l’adoption est illégale en terre d’Islam. Pourtant, dans chacun de ces pays, des dizaines de milliers de couples, stériles ou non, souhaitent adopter un enfant. Des centaines de milliers de nourrissons sont confiés à des hospices.

Mais les mères frustrées ne pourront pas ouvrir leurs bras à ces êtres fragiles qui se seraient épanouis dans l’affection d’un milieu familial. J’ai eu à visiter en Algérie un certain nombre de ces établissements qui recueillent les enfants abandonnés. Les filles-mères qui viennent y accoucher sont bien entendu considérées comme des putains, et le petit personnel ne se prive pas d’abuser d’elles, peu d’heures avant, et peu de jours après la naissance du bébé. Les conditions de vie des nouveau-nés sont telles que la mortalité atteint 50 %, et que parmi les survivants 50 % deviennent débiles mentaux. Par crainte d’avoir à subir les assauts des puritains, ces centres n’osent afficher la moindre plaque.

Des immeubles gris et anonymes couvent ces objets de honte. J’ai lu les lettres de menaces que reçoit chaque jour le président d’une association en faveur de l’enfance abandonnée. Leur contenu est d’une telle abjection que j’en suis venu à contester l’appartenance au genre humain des auteurs de ces missives. Le couple qui accueille un enfant n’a pas le droit de lui donner son nom parce qu’un autre verset stipule : « Appelez ces enfants adoptifs du nom de leur père ; – ce sera plus juste auprès de Dieu – mais, si vous ne connaissez pas leur père, ils sont vos frères en religion, ils sont vos clients. » D’un verset qui s’achève en queue de poisson, les conservateurs musulmans n’ont retenu que l’interprétation restrictive.

Comment l’inscrire sur le registre d’état civil, s’il est de père inconnu ? Les bureaucrates qui gèrent les hospices où ces malheureux voient le jour eurent l’idée géniale de reprendre une pratique de l’administration coloniale française datant de la fin du XIXe siècle. En 1896, lors du premier recensement de la population algérienne, les administrateurs chargés de l’opération se heurtèrent à une difficulté imprévue. Le nom patronymique n’existe pas dans la tradition musulmane. Un individu est identifié par son prénom, auquel on accole, pour le distinguer, ceux de ses ascendants ou descendants, son lieu natal ou un sobriquet.

Ainsi le monarque koweïtien, devenu célèbre par la guerre du Golfe, était désigné alternativement par les médias occidentaux comme l’émir Sabeh et Jaber, alors que son nom est Cheikh Jaber El Ahmed El Sabeh. Les fonctionnaires français embarrassés durent donc affubler ceux qui défilaient devant eux de noms fantaisistes. À court d’inventions, ils optèrent pour une superbe lapalissade : Sans Nom Patronymique, SNP en abrégé, furent ainsi dénommés les nouveaux ressortissants français. Nombre d’enfants abandonnés écopèrent donc des mêmes initiales. S’ils ont la chance de rejoindre un foyer, ils continueront à traîner ces trois lettres infamantes qui ne peuvent que les désigner à l’attention de leurs camarades de classe ou de rue.

Nous le savons, « cet âge est sans pitié ». Il est évident que les hommes utilisèrent le sacré pour légitimer leurs privilèges. En terre d’Islam, cela se fit de manière scandaleuse. On superposa les coutumes préexistantes, les dispositions coraniques et les interprétations restrictives pour limiter le droit des femmes au plus petit espace commun. Ainsi en Kabylie, la pratique qui déniait aux femmes toute part d’héritage continue à être appliquée jusqu’à aujourd’hui, en dépit des formelles prescriptions du texte révélé.

La législation coranique, qui réglementa, non sans contestations, la vie des habitants de Médine au VIIe siècle, se révéla très tôt insuffisante. Il y eut d’abord, dès la mort du Prophète, la fulgurante extension de l’Empire musulman, qui, en un peu plus d’un siècle, propagea le message divin, vers l’est jusqu’au Kazakhstan, et vers l’ouest jusqu’à Poitiers la française, en transitant par le détroit de Gibraltar, nom justement dérivé de Djebel Tarik, ce conquérant qui fut le premier à fouler le sol européen et dont la témérité légua une expression à la langue française. Après avoir franchi le détroit, il mit le feu à ses navires, en faisant remarquer à ses troupes qu’il ne leur restait plus qu’à affronter l’ennemi ou les flots de la mer. C’est ce qui s’appelle « brûler ses vaisseaux ». Il y eut ensuite le très rapide décentrement du pouvoir, qui, abandonnant La Mecque et Médine, s’installa à Damas puis à Bagdad, où vivaient des populations dont les mœurs et coutumes n’avaient rien de commun avec celles de l’Arabie.

Ces changements soulignèrent les lacunes des prescriptions divines. Il fallut alors recourir aux hadiths, c’est-à-dire aux faits et dires du Prophète afin de réglementer les cas sur lesquels le texte révélé restait muet. Il était admis que l’Envoyé représentait le parangon du droit, et que ses actes et propos constituaient les plus incontestables sources d’inspiration. Mais, disparu le messager de Dieu, fourmillèrent les anecdotes rapportées. Celui qui avait maille à partir avec la justice, le criminel, le voleur, le menteur, le satyre, invoquait pour sa défense telle phrase ou tel acte de Mohammed.

Dans son livre, Le Harem politique, Fatima Mernissi démonte magistralement, après une patiente recherche documentaire, l’un des plus fameux hadiths qui dit : « Ne connaîtra jamais la prospérité le peuple qui confie ses affaires à une femme. » Elle s’en va donc enquêter sur la vie de l’auteur de l’affirmation prêtée au Prophète, et démontrer que le personnage ne songeait qu’à préserver des intérêts personnels, en assurant avoir entendu de tels propos. Si, durant l’âge d’or de la civilisation arabo-islamique, les règles furent appliquées avec une tolérance remarquable, dès les premiers signes du déclin, les « docteurs de la foi » revinrent vers des positions plus conservatrices. Ainsi toutes les législations actuelles des pays musulmans reprennent les prescriptions les plus conservatrices. C’est que leurs dirigeants, monarques héritiers d’un pouvoir dynastique ou militaires auteurs d’un putsch, souffrent d’un manque de légitimité et veillent à éviter d’être débordés d’un côté ou de l’autre.

L’un des plus beaux exemples est celui de l’Algérie. En 1962, le nouvel État indépendant se trouve devant un vide juridique total. Les dirigeants prennent alors la sage décision de reconduire les lois françaises, dans la mesure où leur contenu ne portait pas atteinte à la souveraineté nationale. Ainsi, jusqu’en 1984 l’Algérie fut régie par une législation laïque et égalitaire, sans aucune discrimination de sexe. Ce fut le seul pays musulman où l’on pouvait se marier civilement.

Mais les contradictions entre droit français et droit musulman placèrent les juges dans une situation impossible, puisque, selon un article du Code civil, ils devaient trancher les conflits sur la base de la Loi et du droit musulman. La nécessité de promulguer un Code de la famille, définissant les droits des membres d’un couple et les dévolutions successorales, se faisait urgente. La première mouture concoctée en 1966 était si scandaleuse que Boumediene refusa d’en tenir compte. En 1972, une seconde version connut la même fin de non-recevoir. En 1984, Chadli, dont l’inconséquence est devenue notoire, et qui, comme nous le verrons, avait des gages à fournir aux intégristes, accepta de signer une loi encore plus rétrograde.

Ce triste texte a non seulement entériné les dispositions islamiques les plus restrictives concernant la femme, mais les a complétées de plusieurs mesures révoltantes. Ainsi une femme divorcée, même si elle a la garde des enfants, ne peut prétendre à son maintien dans le logis conjugal. Cette disposition peut paraître bénigne, mais en Algérie la crise du logement est telle qu’il est impossible d’obtenir un appartement avant dix ans d’attente. Pour une femme, souvent démunie, sans métier et encombrée d’enfants, cela relève du miracle. Sa seule ressource sera de retourner chez ses parents.

Tacitement blâmée de n’avoir pas su garder son mari, elle sera accueillie comme une pestiférée. Désormais dépourvue de statut et d’avenir, elle deviendra la bonne de ceux qui vivent encore sous le même toit. Il n’est pas exclu qu’un frère cadet porte la main sur elle au prétexte d’une chemise mal repassée. Il lui faudra parfois, durant la nuit, consentir, en faisant mine de continuer à dormir, à se laisser prendre par celui qui l’a battue. Certaines s’enfuient et se retrouvent la proie des proxénètes.

D’autres, pour éviter d’éprouver l’opprobre familial, en arrivent à accepter une situation d’esclave et à se soumettre aux plus folles lubies du satyre avec lequel il leur faut continuer de vivre. Le mari, qui dispose du logis, est libre de convoler en secondes noces. Il est certain en tout cas que le Prophète n’avait pas prévu ce cas et que l’on doit considérer cette lamentable innovation comme un abus de droit des mâles qui eurent à rédiger le texte. La barbarie, c’est vouloir réduire les femmes à une condition infrahumaine. La question sexuelle reste l’un des fondements du projet islamique.

Contraints au réalisme, les intégristes accepteraient d’accommoder nombre de leurs principes : l’impôt, le taux d’intérêt des crédits, les droits de douane et autres formes de restrictions commerciales, peut-être même l’interdiction de la consommation d’alcool, mais certainement pas le sort promis à la femme. Le 26 mai 1991 débute en Algérie une grève générale illimitée, dont le caractère insurrectionnel est clairement proclamé par Abassi Madani, le leader des intégristes algériens, par le sacro-saint, officiel et unique canal de la chaîne de télévision. Cette action a été décidée pour protester contre le nouveau découpage électoral adopté par l’Assemblée et considéré comme truqué. Cela n’était pas faux. Les députés FLN s’étaient concocté des circonscriptions à leur exacte mesure.

Pour faire meilleur poids dans la balance et galvaniser leurs troupes, les intégristes réclament aussi la démission du Président, figure emblématique d’un pouvoir par eux honni, et dénoncé comme illégitime. Dès le premier jour la grève s’annonce comme un échec retentissant. Les prosélytes de la république islamique venaient de commettre une grave erreur. Les Algériens, quelles que soient leurs idées, affrontent tant de difficultés quotidiennes qu’ils n’ont guère envie de les voir s’aggraver. Le vendredi et les jours fériés, dans les grandes villes, tous les magasins sont fermés.

Il faut s’aligner avant 7 heures du matin devant les boulangeries pour espérer bénéficier de quelques baguettes de pain. Les rares bouchers ouverts vous refilent une viande plus que douteuse. En suivant le mot d’ordre, les citadins auraient rendu invivable leur propre quotidien. Les initiateurs de la grève se rendent vite compte de leur bévue. Ils décident alors de lancer leurs troupes dans les rues, dans l’intention de provoquer des émeutes.

Plusieurs affrontements avec les forces de l’ordre ont lieu à Alger. À l’issue d’une négociation secrète avec le gouvernement, ils acceptent de retirer leur mot d’ordre de grève illimitée contre la permission d’occuper plusieurs places publiques. Incroyable compromission des dirigeants qui concèdent à des émeutiers le droit de bafouer l’ordre public ! Les brigades antiémeutes qui encerclent ces lieux semblent plutôt protéger les manifestants. On voyait même certains barbus aider la police à détourner la circulation.

Mais, au fil des jours, des nervis fanatisés prennent du cœur au ventre et se montrent de plus en plus agressifs face à des policiers qui ne disposent que de fusils lance-grenades. L’efficacité de ces armes est dérisoire dans une ville bâtie à flanc de montagne, où fourmillent les escaliers. Il suffit de gravir ou descendre quelques marches pour échapper aux fumées délétères. Les agents assistaient donc, au bout de quelques minutes, au nouveau flux de ceux dont ils tentaient de contenir les assauts. Je peux en témoigner, pour avoir respiré la fumée de plusieurs grenades qui ne m’étaient pas adressées.

Elles n’étaient pas non plus destinées à faire pleurer les ménagères qui revenaient de leurs courses, ni à faire suffoquer les godelureaux qui attendaient leurs amoureuses. Ceux qui voulaient en découdre avaient pris leurs précautions. Ils s’étaient équipés de mouchoirs et de bouteilles de vinaigre censé atténuer l’irritation des poumons. La place du 1er -mai fut un des lieux concédés. C’est un des rares quartiers plats d’Alger.

Les grenades lacrymogènes incommodaient plus les habitants des immeubles voisins que les protestataires. Plusieurs enfants et vieilles femmes éprouvèrent des troubles respiratoires. Afin d’éviter de se mettre à dos la population, les intégristes organisèrent un service d’urgence pour les secourir, puis estimèrent que, pour plus d’efficacité, il leur fallait prendre le contrôle de l’hôpital Mustapha, situé à quelques dizaines de mètres de là. Les médecins qui se présentèrent le lendemain furent étonnés d’avoir à exhiber leurs cartes. Mais les cerbères postés à l’entrée se montrèrent intraitables.

L’un de mes amis, gynécologue, n’aimait pas se raser. Il put donc rejoindre son bureau sans difficulté. Mais, dans le cagibi qu’on lui avait alloué, il vit, occupant sa vieille chaise, le planton chargé de filtrer les entrées. Il n’en fit pas un drame. En Algérie, un égalitarisme de vieil héritage est censé adoucir les différences sociales.

Si par miracle le taxi que vous avez hélé s’arrête, ne vous avisez pas de vous installer à l’arrière de la voiture. Ce serait une insulte. Si une secrétaire s’absente sans prévenir durant plusieurs semaines, le directeur devra l’accueillir avec joie. Ne refusez pas la cigarette demandée au garçon qui vient de vous servir votre café. En conséquence, dans un hôpital, un médecin est d’abord au service des agents, puis des femmes de salle, puis des infirmiers, puis, éventuellement, des malades… En constatant que sa place était prise, le gynécologue s’abstint de toute remarque et se mit à lire les instructions que le médecin de garde lui avait laissées.

En entrant dans le pavillon des parturientes, il fut étonné d’être suivi par le factotum. Il lui fit gentiment remarquer que seuls les médecins et les infirmiers avaient droit d’accès dans un lieu où les femmes donnaient jour à de beaux enfants. L’homme, qui s’était doté d’un brassard vert, lui révéla qu’il venait d’être promu chef de pavillon. Il ajouta qu’il n’ignorait pas que des femmes non mariées y accouchaient, mêlées aux autres parturientes, afin que nul ne soupçonnât leur méfait. Il allait donc, lui, exiger que chaque femme exhibât son certificat de mariage.

Les médecins surent faire patienter ce gardien de la morale en lui faisant valoir qu’une femme prise de douleurs ne songeait pas en premier lieu à emporter ce document. Je sais que le médecin et ses patientes furent soulagés en découvrant au matin les chars qui encerclaient l’hôpital. Le hidjab est une invention géniale car il illustre la conception qu’ont les intégristes de la relation de couple. Ses larges plis, qui occultent les formes de la femme, découragent toute entreprise de séduction. Il procure surtout une formidable sérénité aux disgracieuses, grosses ou difformes, puisque l’ample tunique cèle les défauts de l’une et les attraits de sa rivale.

Le voile est destiné à inhiber le désir masculin. Leur corps occulté, les femmes se retrouvent interchangeables, réduites à leur organe génital. On parvient ainsi à refréner l’émergence de tout sentiment amoureux et à rabaisser l’acte sexuel au niveau d’un besoin trivial. On fait l’amour comme on va aux toilettes. On comprend que nos jeunes gens acceptent de laisser leurs parents décider du choix de leur future compagne.

De toute façon, garçons et filles vivant séparés, ils ne peuvent se rencontrer et s’éprendre. En vérité, chaque jouvenceau a été amoureux d’une de ses cousines, seules filles qu’il lui était permis d’approcher mais qui lui restaient interdites. Ô ces fantasmes d’adolescents ! Elle et lui se marieront sur injonction familiale, l’un et l’autre indifférents à leur partenaire. Ils procréeront par simple effet biologique.

Ils continueront à rêver de folles étreintes, et peut-être parfois les éprouveront furtivement au coin le plus sombre d’un couloir, au cours d’une cérémonie de circoncision ou de mariage qui leur aura fourni l’occasion de se revoir.

Culture : l’art ou la foi

Comme tous les mouvements populistes, l’intégrisme est ennemi des intellectuels et de la culture. Son discours fait appel à la passion plutôt qu’à la raison, à l’instinct plutôt qu’à l’intelligence. Les intégristes professent qu’il faut refuser l’art au profit de la foi. Toute activité intellectuelle doit se consacrer à l’approfondissement de la connaissance du message divin. Toute forme de création est taxée d’hérétique parce qu’elle est perçue comme faisant une coupable concurrence à Dieu.

Le projet islamique se propose donc explicitement d’étouffer toutes les formes d’expression artistique : littérature, théâtre, musique, et bien entendu peinture. Même les chants religieux, pourtant voués à la gloire du Prophète et de l’islam, provoquent des réticences parce qu’ils s’accompagnent de quelques monotones accords de luth. Ne trouvent grâce à leurs yeux que quelques formes artistiques dégradées, comme la calligraphie, à la condition qu’elle reprenne des versets saints, ou l’arabesque, pour décorer les murs et les plafonds des mosquées. Dans les maisons de dieu, les couleurs mêmes sont refusées. À l’exception du vert, bien entendu.

Le drapeau national algérien est contesté parce qu’il s’orne d’un croissant et d’une étoile rouges. Il fut quelquefois brûlé. En ce domaine comme en d’autres, les Algériens ont eu un avant-goût du projet islamiste après les élections municipales de juin 1990 où le FIS remporta 65 % des mairies. Les crédits des centres culturels furent transférés au profit d’associations religieuses, et certaines de celles-ci héritèrent même des locaux désaffectés pour un dinar symbolique. D’autres lieux d’expression furent fermés sous prétexte de travaux de rénovation.

Pour les établissements ne dépendant pas de la mairie, on fit établir par la Commission d’hygiène et de sécurité des procès-verbaux signalant les multiples vices et défauts de la construction, en vue de décréter leur cessation d’activité. Last but not least, un édile imposa manu militari la fermeture de la cinémathèque de la ville, qui relevait pourtant d’un organisme central. Lorsque les intellectuels rameutés s’en furent protester, ils se heurtèrent à une masse compacte de barbus armés de manches de pioches et de barres de fer. À Alger même, les soirées de gala ne pouvaient plus se tenir que sous la protection des forces antiémeutes et donnaient souvent lieu à des échauffourées qui opposaient les policiers aux agresseurs des mélomanes. À Oran, le festival de la chanson Raï fut sournoisement torpillé.

Le sport lui-même, y compris le football, pourtant immensément populaire, ne trouve pas grâce aux yeux des intégristes. Contrôlant les APW (Conseils régionaux) ils annulèrent plusieurs projets de construction de stades. Face aux protestations, ils affirmèrent qu’ils souhaitaient affecter ces fonds à la construction de logements afin d’accueillir les millions de familles qui croupissaient dans les bidonvilles. Redoutable argument, car ceux qui vibraient sur les gradins venaient majoritairement de ces lieux insalubres. Comment expliquer à ces mal-lotis qu’en tout état de cause les entreprises de bâtiment, publiques ou privées, ne parvenaient même pas à réaliser les programmes sur lesquels elles s’étaient engagées par contrat ?

Si, après quelques mésaventures, les islamistes se virent contraints de respecter le tabou sportif, ils n’admirent pas pour autant de voir des filles s’exposer dans des stades. Hassiba Boulmerka, unique championne du monde algérienne, fut blâmée d’avoir montré ses cuisses à des centaines de millions de téléspectateurs lors des derniers jeux de Tokyo. Je garde en mémoire des images ubuesques. Une sœur musulmane institutrice, emmitouflée dans son hidjab, en train de donner à ses élèves le cours d’exercice physique, obligatoire. Réfugiée dans un coin de la cour, elle ordonne aux enfants de courir, sauter, s’accroupir, lever ou baisser les bras sans qu’elle esquisse elle-même le moindre geste de démonstration.

Son immobilité exprimait le refus d’assumer son corps. Les sciences humaines restent globalement suspectes à leurs yeux. À l’université, elles se sont transformées en cours de propagande islamique. Les étudiants qui se consacrent à ces disciplines, n’entendront jamais parler de Darwin, de Freud, d’Auguste Comte, encore moins de Marx, à moins qu’il ne s’agisse de pourfendre leurs théories. Ibn Khaldoun lui-même, père de la sociologie, n’y est guère en odeur de sainteté.

La biologie, la médecine et surtout la chirurgie suscitent des réticences, parce que susceptibles d’ouvrir la porte aux démons du matérialisme. Qu’ils soient émules de Marx ou de Keynes, les professeurs d’économie se voient opposer la théorie islamique, sans jamais être parvenus à obtenir de leurs contradicteurs l’énoncé des principes fondamentaux de cette nouvelle branche scientifique. En fait, leur vulgate économique se réduit à deux points de détail : 1. Le taux d’intérêt des prêts est illicite 2. En dehors de la Zakat, tout autre impôt est prohibé.

Dans le monde où nous vivons, il ne paraît guère utile de souligner l’inanité de tels préceptes. L’Algérie surendettée peut-elle se permettre de défier le Fonds monétaire international en refusant d’assurer le service de la dette ? Pourrait-elle supporter le boycott des banques internationales, elle qui importe les deux tiers de ses produits alimentaires ? Qui accepterait de lui fournir les crédits dont elle a un urgent besoin ? On ne manquera pas de rétorquer que les très puritains régimes du Golfe se sont fort bien accommodés du système financier international et qu’ils savent même l’utiliser à leur profit.

Cela est vrai. Ce n’est pas sur ce détail que se jouera le sort d’un État islamique. Tout en se vouant à Dieu, les intégristes ne perdent pas pour autant le sens de leurs intérêts. Lorsque le Trésor algérien émit des bons convertibles en devises, porteurs ou non d’intérêts, les islamistes qui les achetèrent choisirent tous la première formule. La Zakat islamique consiste à imposer uniformément, à hauteur de 10 % de leurs revenus, les ménages.

Les entreprises, personnes morales, en seraient exemptes. Il est bien clair que ce seul prélèvement ne saurait subvenir aux dépenses d’un État moderne qui doit assurer le salaire de ses agents, le fonctionnement du secteur éducatif et celui de la santé publique, ainsi que les investissements d’infrastructure, routes, voies ferrées, ports, etc. En ce domaine aussi, les islamistes adopteront leurs principes. Mais la question était de savoir ce que pouvait signifier le terme d’ « économie islamique ». Ainsi, nombre de leurs idées ne résistent pas à un examen sérieux.

Leur mise en avant participe davantage d’une attitude de refus du système existant qu’elle ne constitue une crédible solution alternative. Restent les sciences exactes, supposées neutres, vers lesquelles s’orientent de préférence leurs affidés. L’informatique est très prisée. Lorsqu’ils voient sur l’écran de l’ordinateur s’inscrire nos lettres arabes, ils sont convaincus que la langue du Coran est entrée dans la modernité, ignorant que ce n’est que l’effet d’un logiciel conçu aux États-Unis avec la collaboration d’émigrés libanais. Si prestigieuse qu’elle soit, la science reste soumise au primat religieux.

Dans les universités algériennes, lorsque retentit l’appel du muezzin, plusieurs gradins d’amphis se vident. Les étudiants qui tiennent à accomplir leur prière perdront vingt minutes de cours, à moins que le professeur ne soit de leur bord, auquel cas il n’hésitera pas à les rejoindre, privant les présents du même temps d’enseignement. Dans certaines facultés, les islamistes sont assurés de leur réussite aux examens, quelles que soient les notes obtenues. Tout enseignant qui s’aviserait de les recaler se verrait aussitôt taxé de mécréant, car il aurait fait prévaloir les calculs de résistance des matériaux sur l’omnipotence divine qui peut faire tenir un immeuble dont les piliers ont été sous-dimensionnés ou provoquer l’écroulement d’un pont construit selon les normes requises. La religion a ainsi fini par investir tous les lieux de l’espace social, du culturel au scientifique.

En ce cas, la barbarie n’est jamais loin. Ni l’inquisition et les bûchers. Les hommes de culture auraient été les premières victimes de ces souffles ravageurs.

Islamo-dollars : une manne céleste

C’est la maîtrise d’une très singulière « route commerciale » qui permet de faire fructifier les fonds secrets du mouvement intégriste algérien. « Trabendo » est une expression tirée du nouveau pataouète que parlent les Algériens, constitué d’un curieux amalgame d’expressions arabes, françaises, berbères et de suaves néologismes. En Algérie le « trabendo » règne partout. Inutile de chercher des cigarettes dans les kiosques de tabac. En revanche, juste en face, et au double de leur prix officiel, toutes les marques sont disponibles sur les étals en carton des petits garçons qui ne trouvent pas rentable d’aller à l’école.

Des hommes et des femmes passent leurs journées devant les portes des supermarchés d’État, espérant la mise en vente de quelque produit absent du marché. Les téléviseurs achetés sont revendus par leurs acquéreurs à la sortie du magasin. Les réfrigérateurs sont aussi très recherchés. Ils sont fabriqués, mais en quantité nettement insuffisante, à l’usine de Tizi Ouzou. Le directeur de cette entreprise est un homme très avisé.

Comme la réglementation ne lui permet pas d’apaiser la grogne de ses ouvriers en leur accordant une augmentation de salaire, il a eu l’idée de leur vendre périodiquement un certain quota de produits électroménagers. Les heureux prolétaires s’en vont à l’entrée de l’usine les proposer à des clients qui n’ont pas la patience de s’inscrire sur une liste et d’attendre deux ans avant d’être servis. C’est ainsi que le parking s’est transformé en souk. Ce prévenant directeur a même été jusqu’à mettre à la disposition de ses employés des chariots pour leur faciliter le transport des appareils destinés à être proposés à l’encan. Mais il existe une seconde catégorie de « trabendo », beaucoup plus rentable.

Il s’agit d’aller à l’étranger s’approvisionner en marchandises introuvables sur le marché local. Ces touristes très spéciaux choisissent les destinations les plus proches, afin de réduire le prix du billet d’avion. Ils se dirigeront sur Barcelone, Marseille ou Rome. Ils rapportent de tout dans leurs énormes valises : des habits, des lames de rasoir, des bas, des pneus, et divers gadgets. On retrouve ces produits dans nos rues en moyenne à quinze fois leur prix d’acquisition.

Le calcul du profit réalisé est simple, le dinar algérien se négociant sur le marché parallèle des changes pour un septième de franc. Première conséquence : les vols sur ces destinations sont complets à longueur d’année, et il est impératif de réserver sa place deux mois à l’avance. Deuxième conséquence : les classes première ou affaires sont les plus demandées. Rassurez-vous, s’ils ont la bosse du commerce, nos trafiquants n’ont pas encore acquis le goût du luxe. C’est tout simplement parce que en première ils ont droit à trente kilos de bagages au lieu de vingt.

Comme ils reviennent toujours plus chargés que des baudets, ils ont fait leurs calculs. La différence de prix entre les deux compartiments est largement inférieure à la somme à payer pour dix kilos d’excédent de bagages. Troisième conséquence : s’il vous arrive d’aller en Algérie pour peu de jours et que vous ne soyez muni que d’une toute petite valise, ne vous étonnez pas d’être abordé devant le comptoir d’enregistrement, parfois par une jolie femme. Ne vous faites pas d’illusion sur votre charme. Les Algériennes sont réputées farouches et méritent l’épithète.

Elles ne sont en fait attirées que par la possibilité de vous faire prendre en charge un ou deux lourds colis, afin de diminuer le montant du supplément à acquitter. Quatrième conséquence : il vous sera difficile d’approcher du comptoir d’enregistrement, car une nuée de colis en interdisent l’accès. Les trabendistes se déplacent par groupes de quatre à cinq. Vous les remarquerez occupés à transférer d’un sac vers l’autre, divers paquets. C’est qu’il leur faut estimer au plus juste le poids de leurs bagages afin d’éviter de trop payer d’excédent.

Les valises sont bannies, car elles leur feraient perdre les précieuses centaines de grammes de leur poids. Ils se délestent de tout superflu, boîtes à chaussures, sachets, abandonnés à même le sol. Cinquième conséquence : une fois embarqué, ne vous étonnez pas de ne trouver aucun espace libre dans les coffres qui menacent votre crâne. Le seul bagage à main auquel ils ont droit pèse ses cinquante kilos. Ces échanges ne se déroulent pas à sens unique.

On exporte aussi des produits. Les Algériens qui voyagent à l’étranger ne peuvent pas disposer de devises. Alors ils s’arrangent pour avoir de quoi régler leurs nombreux achats de leur séjour. Ils s’envolent lourdement pourvus de produits faciles à négocier à l’extérieur. Il y eut d’abord les cigarettes américaines fabriquées sous licence.

Là, le calcul devient plus compliqué. Acquises à deux fois leur prix officiel en dinars, elles étaient revendues à la moitié de leur prix à l’étranger. Mais ce négoce n’est plus rentable depuis les dernières augmentations de prix. On s’est par la suite rabattu sur le café. Les éditeurs français qui participèrent à la foire du livre d’Alger se montrèrent effarés et ravis au spectacle de la folle ruée des visiteurs vers leurs stands.

Il fallut des gendarmes munis de matraques pour éviter que la manifestation ne tournât à l’émeute. Les gens achetaient sans compter et choisissaient toujours les ouvrages les plus chers. Les dictionnaires et les encyclopédies disparaissaient dans les premières heures. Ces éditeurs furent impressionnés par l’incroyable rage de lire des Algériens. Ils ignoraient que leurs beaux ouvrages ne tardaient pas à repartir pour la France où ils se négociaient, contre des francs lourds, chez les bouquinistes qui bordent la Seine.

Débarquant à Alger, nos singuliers voyageurs n’ont cure des douaniers qui ouvrent leurs bagages. Ils protestent par principe, puis s’acquittent sans sourciller des droits exigés, toujours faramineux. Ils ont même parfois l’outrecuidance de préciser au fonctionnaire des Finances qui les taxe que son geste alimente l’inflation, puisqu’ils vont être obligés d’augmenter leurs prix de revente afin de récupérer la dîme perçue. On ne rechigne pas à utiliser pour cette contrebande de vieilles dames dont les supplications et les pleurnicheries sont plus à même d’émouvoir les agents du Trésor. C’est ce système d’échanges qui permet aux dentistes de se procurer les produits indispensables à l’exercice de leur métier, aux mâles adultes, hors les intégristes, de se raser tous les matins en dépit d’une pénurie de lames qui dure depuis plus de quinze ans, aux malades de se procurer le médicament prescrit, aux automobilistes d’acquérir la pièce nécessaire à la réparation de leur voiture.

Le Ramadan est certes un mois de jeûne, mais surtout de bombance nocturne. Les dîners se transforment en interminables agapes. On y consomme force sucreries orientales, à base d’amandes et de cacahuètes. Mais ces indispensables composants sont malheureusement introuvables. Nos nouveaux caravaniers se proposent de les fournir.

La jeune fille de vingt ans, attentive à elle comme toujours à cet âge, a besoin de lingerie fine, et y mettra le prix, quitte à y laisser la totalité de sa bourse d’étudiante ou de son salaire, car le sous-vêtement de fabrication nationale est d’une grossièreté à rebuter la plus fruste des paysannes. Les mères des futures mariées dépensent une fortune dans ces nombreux accessoires dont doit se doter une fiancée, sous peine de déshonneur. Le Front islamique du salut s’est tôt avisé de contrôler une partie de ce trafic. Les aides de l’Arabie Saoudite et des autres pays du Golfe, de la Libye, de l’Iran, versées en bons dollars par le biais de diverses banques islamiques, ligues et associations religieuses, atterrissent dans des banques installées en Europe, principalement en France, en Italie, en Espagne et en Belgique. Les trabendistes, recrutés parmi les chômeurs des grandes villes, se voient avancer le montant du billet d’avion et surtout le pécule en devises nécessaire à l’obtention du visa.

Comment ne seraient-ils pas tentés ? Parvenus dans les villes européennes, ils sont hébergés et pris en charge par un correspondant qui leur alloue un montant supplémentaire. Ils vont faire leurs courses et, après deux ou trois jours, rejoignent l’aéroport d’embarquement. On leur ajoute parfois des produits préalablement acquis, commandes de commerçants algériens qui répugnent à se déplacer et qui se verront livrés à domicile. Ces derniers sont, bien entendu, les alliés objectifs du FIS.

Comment ne pourraient-ils pas soutenir ceux qui proposent la liberté de commerce et la fin de la réglementation des prix, eux qui ont eu à subir durant trois décennies les contrôles soupçonneux des agents de l’administration des Finances ? La marchandise liquidée, commanditaires et agents font les comptes et se partagent les bénéfices, tous frais et avances déduits. Ceux-ci, la pompe réamorcée, sont réinvestis dans d’autres activités tout aussi lucratives, mais orientées vers les prosélytes et sympathisants : cassettes audio et vidéo de prêches célèbres, autocollants et badges reproduisant des versets coraniques, postera d’imams, livres d’initiation à la prière, au pèlerinage, éditions du Coran, des hadiths, des commentaires. Ce faisant, il échoit ainsi entre les mains des intégristes un fabuleux pactole. Il faut bien admettre qu’ils l’ont utilisé très judicieusement, ce qui ne pouvait que souligner l’incurie du pouvoir établi.

Ils surent porter secours aux sinistrés, victimes de séismes ou d’inondations, aux sans-logis qui virent le plafond et les murs de leur maison vétuste s’effondrer sur eux, aux chômeurs qui, à la veille de l’Aïd el-Kebir, ne pouvaient offrir à leurs enfants le mouton à égorger en commémoration du sacrifice d’Abraham, aux hospitalisés abandonnés par leurs parents. On peut se demander pourquoi l’Arabie Saoudite finance ces mouvements qui sont susceptibles de se retourner contre elle, comme dans le cas iranien ou durant la guerre du Golfe. L’explication réside dans la nature du régime saoudien. L’Empire musulman connut, dès la mort du Prophète en 632, une fulgurante extension. Mais son centre de rayonnement va très tôt se déplacer vers Damas, Bagdad, puis Cordoue en Espagne et enfin vers la Turquie.

La péninsule qui fut le berceau de l’Envoyé se retrouvera rapidement marginalisée. Seuls ses deux Lieux saints rappelleront le pays qui servit de berceau à la prophétie. Le rêve d’Abdelaziz Ibn Saoud, le léopard, était de redonner à l’Arabie le rôle hégémonique dont elle n’aurait jamais dû se départir. En 1921, l’émir du Nejd partit à la conquête des Lieux saints, alors contrôlés par la dynastie hachémite, sous la houlette anglaise. Il réussit à chasser les aïeux de l’actuel roi Hussein de Jordanie.

Après avoir soumis les tribus de la région, il fonda en 1932 le royaume qui porte son nom, et y appliqua les conceptions ultrapuritaines d’un autre prédicateur, Mohammed Ibn Abd El Wahab. Le Coran tient lieu de constitution dans cette monarchie islamique, et le droit canon y est strictement appliqué. C’est sur la place publique que le sabre du bourreau décapite les criminels. Il n’y a ni Parlement ni élections, et les postes importants du gouvernement sont tous détenus par des frères ou des proches parents du roi. Les successeurs d’Abdelaziz, comblé de trente-six fils, eurent d’autant plus à cœur de poursuivre l’ambition paternelle qu’on assistait au ProcheOrient à l’émergence concomitante de l’idéologie panarabe.

Laïque et progressiste, elle séduisait nombre de pays arabes qui venaient d’accéder à l’indépendance. Nasser, après la nationalisation du canal de Suez en 1956, devint le porte-drapeau de cette aspiration à une renaissance arabe dans modernité. Cette dernière fut confortée par le mouvement des non-alignés qui se réunit à Bandoung. Le prestige croissant du Raïs, la puissance de son armée, ne pouvaient qu’inquiéter un pays qui prétendait au leadership arabe et islamique. Nasser envoya son armée au Yémen dans le dessein évident d’intimider le voisin du nord.

L’apparition de ce dangereux rival rendait plus urgente la nécessité de contrer les mouvements modernistes et laïcisants qui élargissaient leur influence. Les dirigeants saoudiens, se proclamant champions de l’islam, se mirent à faire feu de tout bois. En 1962, sera créée la Ligue islamique mondiale, et sept ans plus tard l’Organisation de la Conférence islamique. L’argent du pétrole, qui commence à affluer, va irriguer le réseau de cette internationale islamiste. La défaite de l’Égypte face à Israël en 1967 marque le début du déclin du mouvement panarabe.

La plus forte armée arabe est brisée matériellement et moralement. Le prestige du Raïs est ruiné. Son pays croule sous le poids d’une dette et d’une démographie insupportables. Nasser disparut et le « pâle » Sadate qui lui succéda ne possédait aucune des qualités qui auraient pu faire de lui le guide charismatique. L’opulente Arabie ramassa un étendard que nul autre pays musulman ne pouvait plus brandir.

Afin de se rallier les faveurs des dirigeants encore réticents, elle s’offrit le luxe de financer la guerre Israélo-arabe d’octobre 1973. Son leadership sur le monde arabo-musulman devint incontestable. Ainsi se trouva réalisé le rêve du fondateur du royaume. Mais ce prosélytisme international peut se retourner contre ses initiateurs. Bien que chiite, Khomeyni bénéficia de l’agissante sympathie des Saoudiens qui jugeaient le régime du shah trop agnostique.

On sait que le virulent guide de la révolution islamique d’Iran ne devait pas tarder à contester le droit des descendants d’Abdelaziz à « garder » les Lieux saints de l’islam. On a vu les dirigeants du FIS algérien abandonner, trahir leurs financiers lors de la guerre du Golfe pour ne pas se couper d’une base dont le cœur vibrait pour Saddam Hussein. Il est certain que, parvenus au pouvoir, les intégristes d’Alger n’auraient pas manqué de cultiver les différences qui les distinguent de l’obédience wahabite en faveur dans la péninsule, ne serait-ce que pour conforter leur légitimité face à des tuteurs financiers qui restent fort mal perçus dans un Maghreb malékite. Cette politique ne pouvait que lui susciter des rivaux. Même si la source des islamo-dollars s’est tarie désormais, il reste que beaucoup de mal a été fait.

Les organisations islamistes se sont consolidées et peuvent se passer du financement saoudien. On assiste même à un effet boomerang : la contestation est en train de se développer dans le royaume wahabite luimême, où les radicaux dénoncent la présence des troupes américaines sur le sol sacré qui donna jour au Prophète. Les islamistes locaux affectionnent ce verset du Coran : « Lorsque les rois s’emparent d’une cité, ils y sèment la corruption et avilissent les plus fiers de ses fils. »

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