Pouvoir et intégrisme : de la mégalomanie à l’inconscience

Pourquoi le pays arabe le plus occidentalisé a-t-il failli basculer dans l’archaïsme ? Quel a été le rôle des tenants du pouvoir algérien dans la montée du mouvement intégriste ? Il est certain que Ben Bella n’a eu le temps de faire ni du bien ni du mal. Renversé en moins de trois ans de pouvoir par son bras droit, son projet social a avorté. L’austère Boumediene, auteur du coup d’État, stratège émérite, avait, dès 1958, tracé son plan.

Promu chef de l’état-major de l’Armée de libération nationale (ALN) algérienne, il comprit très tôt, et bien avant de Gaulle, que l’indépendance de l’Algérie était inéluctable. Il élabora donc, avec ses disciples du PC du Ghardimaou, un plan d’accession au pouvoir qui lui donna plusieurs longueurs d’avance sur ses rivaux. Pendant que l’armée française ratissait les maquis algériens, les réduisant à leur plus simple expression, Boumediene ne songeait qu’à consolider l’« armée des frontières », placée sous ses ordres, plutôt que d’aider en matériel et en hommes des combattants réduits à l’état de troglodytes par le gigantesque déploiement de moyens militaires. Il alla même jusqu’à bloquer l’introduction en Algérie de certains explosifs chinois capables de démanteler la fameuse ligne Morice, un barrage électrifié destiné à isoler le pays de ses voisins. Face au loup, dont l’abondante moustache cachait mal les crocs, Ben Bella ne fut qu’une victime expiatoire.

Le moment venu, il fut renversé sans coup férir. Boumediene s’installa au pouvoir avec la tranquille assurance de celui qui constate que les faits se plient au cours qu’il leur avait tracé. L’homme affectionnait les idées fortes et simples. Pétri de culture marxiste, il estimait que « les musulmans ne souhaitaient pas aller au paradis le ventre creux ». Il rêvait de faire entrer l’Algérie dans le concert des nations développées.

Il considérait l’industrialisation comme la voie royale qui devait y mener. Élevant l’investissement productif au rang de panacée, il allait y consacrer 45 % du revenu national, et condamner les consommateurs à l’austérité. Il décida par conséquent de sacrifier tous les autres secteurs. Durant son règne, on ne construisit pas un seul mètre de voie ferrée. Le réseau existant, hérité de l’époque coloniale, de plus malmené par les plastiquages de l’OAS en 1962, se révélait vétuste et étriqué, rendant totalement aléatoire la circulation des trains.

L’augmentation du nombre de véhicules multipliait les embouteillages sur les routes exiguës qui conduisaient aux grandes villes. La seule quantité d’essence gaspillée à cette occasion aurait financé la réalisation de nouvelles voies. En vertu de la même logique, négligeant les effets de la folle croissance démographique, on refusa de bâtir des logements, laissant s’étendre les bidonvilles aux abords des agglomérations. Dans les hôpitaux, l’insuffisance des lits amenait les malades à s’étendre à même le sol. Il n’y eut qu’une seule exception.

Émule de Lénine, qui considérait que « le socialisme, c’est les Soviets plus l’électricité », Boumediene accepta de consacrer les sommes nécessaires à l’extension du réseau électrique. Et ainsi se dégradaient de jour en jour les conditions de vie des citoyens. Boumediene ne tint jamais compte, ni sans doute ne prit conscience de cette situation. L’austère autodidacte préférait l’objectivité des chiffres au constat de la réalité. Ses ministres, qui l’avaient bien compris, l’abreuvèrent de statistiques, et si Belaïd Abdesslam, responsable de l’industrie, devint le plus influent d’entre eux, c’est qu’il sut lui en fournir à foison.

On vit une équipe dirigeante qui s’autoalimentait de rapports de plus en plus déments, chaque ministre se fondant sur les chiffres déjà gonflés de ses collègues pour hisser les siens à une barre supérieure. Et, les uns et les autres finissant par y croire, ils se laissaient emporter sur des nuages roses, de plus en plus loin du sol et de ceux qui y vivaient. Devenu lyrique, Boumediene promettait qu’en 1980 il n’y aurait plus un seul chômeur et, définitivement rassuré sur notre avenir, décidait de consacrer ses efforts à la politique étrangère afin de promouvoir le « nouvel ordre économique international » auquel il aspirait. L’agriculture fut totalement négligée. Sur les terres en friche ne fleurissaient plus que des usines.

Abandonnant leur charrue, les paysans se retrouvèrent dans des ateliers. Ils ne pouvaient plus voir le ciel. Ceux qui se levaient et se couchaient en même temps que le soleil durent se plier à la rectitude des horaires. Il leur fallut apprivoiser non plus un animal, mais une machine trépidante. Faisant un saut de plusieurs siècles, ils quittaient la nature pour entrer dans un univers cauchemardesque, agressif et bruyant.

Le rêve impossible de retour vers leur milieu d’origine se sublimera dans un surcroît de piété. Des salles de prière furent construites dans des unités de production. Avec l’accomplissement de son devoir religieux, l’ancien paysan recouvrait, pour quelques instants, le calme et l’harmonie intérieurs perdus. Il ne manquera pas de considérer cette sérénité momentanée comme un effet de la foi. Les omnipotents services de sécurité du colonel feront régner partout l’ordre de la pensée officielle, y compris dans les mosquées où les imams fonctionnarisés étaient tenus de vanter, lors du prêche hebdomadaire, les mérites du plan quadriennal ou de la révolution agraire.

Cela en devenait ubuesque. Outrés, les fidèles se mirent à déserter ces temples qui ne servaient plus que de relais au discours politique, pour se réfugier dans des mosquées en construction et par conséquent non encore contrôlées. Là, ils retrouvaient des prédicateurs bénévoles qui leur parlaient de Dieu mais aussi de leurs préoccupations quotidiennes. Ce furent les fonts baptismaux du mouvement intégriste. Ce discours alternatif se radicalisait à mesure que s’exacerbaient les contradictions.

Sa force fut sous-estimée par un Boumediene acquis aux idées du matérialisme historique. Il estimait que la classe prolétarienne, favorisée par l’industrialisation accélérée du pays, finirait par balayer ce regain religieux qui ne s’inscrivait pas dans le sens de l’histoire. En cela, il se révélait lui aussi intégriste, appliquant sans la moindre adaptation une idéologie dont il était l’adepte. Il ne comprit pas que c’était justement dans le milieu ouvrier, au sein des bidonvilles qui cernaient les grands centres urbains, que prenait corps un mouvement contestataire qui récusait la politique officielle. Boumediene eut une mort bien douce puisqu’il n’assista pas à la déconfiture du système qu’il avait forgé.

Son successeur n’eut pas cette chance. Tiraillée entre deux dauphins qui s’affrontaient avec férocité pour le fauteuil laissé libre par le défunt, l’armée décida d’opter pour un outsider qui consacrait sa sinécure de chef de la deuxième région militaire à la plongée sous-marine et aux jeux de cartes. Boumediene aurait été mortifié, dans sa tombe toute neuve, s’il avait pu savoir qu’on venait de lui donner comme héritier le colonel pour lequel il avait le moins d’estime. Chadli se retrouva au pouvoir sans jamais l’avoir rêvé. Si l’opinion populaire ne le créditait pas d’une intelligence hors du commun, son bon sens et son pragmatisme étaient appréciés tant ils tranchaient avec la mégalomanie de son prédécesseur.

Il n’eut jamais conscience qu’il venait de s’asseoir sur une bombe à retardement. Le nouveau maître du pays n’avait rien oublié des avanies qu’il avait dû subir de la part de l’entourage du dirigeant décédé. Cet antisocialiste viscéral commença par démanteler les entreprises publiques, tout en lançant ses hommes à l’assaut des citadelles détenues par les fidèles du président disparu. Il appela en renfort les islamistes, ravis de faire la chasse aux « mécréants » et qui ne manquèrent pas d’occuper nombre de sièges parmi ceux qu’ils venaient de libérer. C’est à ces mêmes intégristes que Chadli fera encore appel pour contrer le mouvement de la revendication berbériste qui explosera en Kabylie en avril 1980.

Ceux qui réclamaient la reconnaissance de leur langue et de leur culture amazigh se voient taxer d’agents du « Parti français ». En récompense de la sale besogne effectuée, les zélotes de l’Islam obtiendront de nouveaux gages, notamment en matière d’arabisation de l’enseignement et de libéralisation de la construction de mosquées, auparavant sévèrement contrôlée. Mais ils acquièrent surtout le sentiment qu’ils constituent désormais une force avec laquelle le pouvoir devra compter et même composer. En 1980, un an après l’intronisation de Chadli, le prix du baril de pétrole algérien se mit à caracoler au-delà de quarante dollars, tandis que la valeur du billet vert atteignait les dix francs français. Cette double manne plongea l’homme à la tête chenue dans l’euphorie.

Pour se démarquer de la politique antérieure, il eut à cœur de satisfaire les besoins effrénés de consommation d’une population longtemps sevrée. Pour une vie meilleure, tel fut le slogan qu’inventèrent ses spécialistes de la communication. On se mit à importer les produits à tire-larigot, dans une formidable anarchie. Alors que les biens les plus indispensables continuaient à manquer, les rayons des supermarchés d’État croulaient sous les gadgets superflus. Les entrepôts se révélant insuffisants, nombre d’appareils étaient stockés à l’air libre.

Cette aisance financière donna lieu à une curée effrénée. La corruption apparaissait en plein jour, et devint même une véritable institution. Aucun contrat ne pouvait se conclure sans pot-de-vin. On vit même certains membres du gouvernement réclamer leur part du gâteau. Il faut parler de Riadh el-Feth.

Ô ce rêve d’un Occident inaccessible ! Chadli décida de réaliser ce mirage au cœur d’Alger. Une entreprise canadienne vint construire une plaza en tout point semblable à celles qui pullulent à Montréal. Le centre devint le lieu de rendez-vous de la jeunesse dorée. Vêtus de jeans et de blousons de cuir, freluquets et midinettes s’y rencontraient, pour prendre un thé et vibrer aux rythmes des clips américains transmis par un foisonnement de téléviseurs.

Là, les amoureux pouvaient se prendre la main, et même s’embrasser sans craindre d’acerbes remarques. Les parents étaient rassurés car ils savaient qu’un service d’ordre privé et draconien protégeait leurs enfants. L’un des plus misérables quartiers d’Alger côtoie ce morceau d’Amérique du Nord. Précipitamment construits en parpaings durant la guerre des années 50, ces immeubles exigus, dépourvus de balcons, aux fenêtres ridicules, surpeuplés, tranchent avec l’univers voisin. Il y a d’ailleurs une grille qui sépare les deux mondes.

Les paumés ne peuvent accéder à ce lieu privilégié. Les consommations y sont trop chères. Ils ne peuvent qu’admirer au passage celles qui s’y rendent en taxi ou rêver d’y surgir à la Rambo, munis d’une mitrailleuse. Les exclus n’ont aucun espoir de voir une fille s’attacher à eux. Et ils évacuent la force de leur désir dans les toilettes.

Parce qu’ils savent que chaque nuit ils devront s’allonger auprès de leur sœur. Ils abordent ou repoussent le corps interdit, mais dans les deux cas ne parviennent qu’à se haïr et maudire l’objet de leurs tourments. Les haut-parleurs des mosquées proches répondent aux airs de Madonna ou de Michael Jackson. Ils fustigent ce temple de perdition qu’ils dénomment Houbel, en référence à un dieu anté-islamique, pour dénoncer les adorateurs des nouvelles idoles. Le 26 décembre 1991, ce quartier d’Alger a voté massivement pour le FIS.

L’épais matelas de devises étouffa pour un temps l’effervescence sociale. Mais dès 1986, avec la brusque contraction du pactole pétrolier, commencèrent à se lever les vents de la tourmente. Une agriculture moribonde, une industrie déglinguée, une démographie galopante amplifièrent les effets de la récession économique. Chadli prit soudain conscience de la poudrière sur laquelle il s’était assis. Dépassé, il entra dans une ère de palinodies, adoptant simultanément un remède et son antidote, ce qui ne pouvait qu’aggraver la situation.

Les citoyens acquirent le sentiment de l’incapacité du pouvoir à influer sur le cours des événements. Le coup de semonce des émeutes d’octobre 1988 provoqua une crise de conscience chez le troisième président algérien. Le pays entrait dans une ère de turbulences, et son dirigeant n’avait rien d’un oiseau des tempêtes. Voyant sa légitimité contestée, afin de satisfaire au désir de changement des citoyens, il promulgua une constitution qui instaurait le multipartisme, non sans avoir pris la précaution préalable de se faire réélire de façon anticipée. Les libertés que ménageait la nouvelle Loi fondamentale furent pain bénit pour le mouvement intégriste qui s’engouffra allègrement dans la brèche démocratique.

Ses ténors commencèrent par réclamer la dissolution d’une assemblée élue sous le régime de parti unique, soutenus en cela par la multitude des nouveaux partis créés. Tous rêvaient d’en découdre avec un FLN discrédité. Mais Chadli n’osa ni franchir le Rubicon ni dissoudre l’organe décrié accusé d’être à l’origine de tous les maux du pays. Il céda devant les pressions multiformes des élus du palais Zirout qui entendaient jouir le plus longtemps possible de leurs nombreux privilèges. L’homme qui excellait dans le maniement du fusil harpon, par son imprévoyance, se retrouva dans une situation inextricable.

La nouvelle Loi fondamentale dotait d’un réel pouvoir une Assemblée qui ne tenait lieu auparavant que de chambre d’enregistrement. Les députés eurent à cœur d’exercer les prérogatives que leur conférait le nouveau texte. Plusieurs projets de lois furent ainsi dénaturés ou rejetés. Tandis que les successifs gouvernements étaient paralysés, montait la grogne contre une Assemblée récusée par la population et les partis politiques, et qui de plus avait l’outrecuidance de contrer l’action de l’exécutif. Après avoir emporté la majorité des communes lors des élections municipales de juin 1991, les intégristes eurent la conviction qu’ils se trouvaient aux portes du pouvoir.

Face à un président qui se révélait des plus timorés, ils accrurent leurs pressions. En fait, Chadli, qui souffrait d’une grave crise de légitimité, avait fini par conférer celle-ci aux vainqueurs du premier suffrage pluraliste de l’Algérie. Il reculait chaque fois devant les exigences renouvelées de ses anciens alliés qui finirent par acquérir un sentiment de totale impunité. Les Algériens vont alors vivre une période de laxisme où chaque fait accompli du mouvement intégriste, bafouant l’autorité de l’État et défiant ses lois, repoussait les limites du tolérable. Tous les vendredis, les dizaines de milliers de haut-parleurs des minarets diffusaient des discours d’imams qui incitaient à l’émeute et appelaient au meurtre.

Les exactions de leurs affidés fanatisés se multiplièrent. Lorsque certains de leurs hommes prirent d’assaut, haches en main, le tribunal de Blida, le chef du gouvernement de l’époque, Mouloud Hamrouche, interrogé à la télévision, n’osa pas les accuser en dépit des preuves formelles dont il disposait. Dans une autre ville, ils incendièrent la maison d’une femme divorcée qui avait commis le crime de recevoir chez elle un homme. Son fils, en bas âge, périt carbonisé. L’existence d’une filière qui envoyait des hommes s’entraîner auprès des maquisards afghans était de notoriété publique.

Son siège se trouvait dans la mosquée Kaboul, à Belcourt, en plein cœur d’Alger. Lors de la guerre du Golfe, on vit se pavaner le second du FIS, Ali Benhadj, affublé d’une tenue militaire. Il exigea d’être reçu par l’état-major de l’armée. Chadli contraignit des vétérans de la guerre de libération à recevoir le glabre Savonarole et le journal télévisé couvrit l’entrevue. Offusqués par le profil bas et la soumission du chef suprême de l’armée, les anciens maquisards ruminaient leur rancœur.

Auparavant, le secrétaire général du ministère de la Défense nationale – en fait réel ministre, puisque le Président détenait automatiquement le portefeuille selon une précaution instaurée par le très prudent Boumediene, détenteur du même poste sous Ben Bella et qui ne souhaitait pas être victime d’un complot semblable à celui qu’il avait fomenté –, le général Chelouffi, fut écarté pour avoir, dans l’hôpital militaire qui relevait de lui, imposé aux infirmières qui portaient le hidjab de s’en défaire au profit de la blouse réglementaire au moment de pénétrer dans le bloc opératoire. Ce fut une période propice aux dépassements de toutes sortes. Les auteurs de délits arrêtés, s’ils se révélaient islamistes, voyaient leurs partisans faire irruption dans les commissariats pour exiger, et parfois obtenir leur libération immédiate, ou envahir le tribunal pour intimider et menacer le magistrat qui avait à juger de l’affaire. Les multiples exactions impunies commençaient à instaurer un climat de terreur. Après le raz de marée intégriste des élections du 26 décembre 1991, Mohamed Boudiaf fut appelé à la rescousse, comme de Gaulle après le 13 mai 1958.

La majesté sied aux sauveurs. Un zeste de mépris à l’encontre des prédécesseurs est de mise. Une condescendance mâtinée de quelques mesures répressives est nécessaire pour amadouer une presse frondeuse. L’auteur de l’appel du 18 Juin et le fondateur du FLN se rejoignent en de nombreux points. Ils eurent tous deux leur traversée du désert.

De Gaulle parvint à régler la crise algérienne. Boudiaf réussira-t-il à tempérer la fièvre islamiste de l’Algérie ?

Les intellectuels et l’intégrisme : l’Arlésienne

Que firent les hommes de culture, de pensée pour lutter contre ce retour de la barbarie ? Triste histoire que celle des intellectuels algériens ! Chaque fois qu’ils avaient rendez-vous, ils ont raté le coche de l’histoire. Ils prirent la mauvaise voie, dans les années 1930, lors de la renaissance du mouvement national. Il faut remarquer que, dans tous les pays anciennement colonisés, la revendication indépendantiste fut dirigée soit par les chefs de l’aristocratie traditionnelle lorsque les occupants étrangers lui ont permis de survivre, soit par une élite formée dans la langue et les universités de la métropole.

L’Algérie constitue un cas d’exception. Les fils des « grandes tentes » ne purent guider la résistance à l’occupation française parce que l’administration coloniale avait démantelé les structures tribales, ruiné leurs fondements économiques et exilé ou dispersé leurs chefs. Il est incompréhensible que les intellectuels n’en aient pas profité pour se saisir du flambeau de la revendication anticoloniale. Regroupés dans l’Union des amis du Manifeste algérien (UDMA) de Ferhat Abbas, ils se contentèrent de réclamer un statut d’égalité des droits entre Algériens et Français. En ce sens, ils ne pouvaient répondre aux attentes des masses.

Ce sera un mouvement populiste, constitué de plébéiens, créé et dirigé par Messali Hadj qui cristallisera les aspirations indépendantistes. Le Parti populaire algérien (PPA), dissous puis reconstitué sous le nom de Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (MTLD), naîtra paradoxalement en France, au sein des ouvriers émigrés. Son succès de plus en plus manifeste attirera vers lui un certain nombre de clercs qui investiront peu à peu le comité central du parti. Ils ne tardèrent pas à soulever une grave crise en s’opposant au leader charismatique à la barbe de patriarche biblique. Les intellectuels algériens ne surent pas non plus se déterminer lorsque surgit la question fondamentale : fallait-il passer à la lutte armée pour arracher l’indépendance nationale ?

Les cadres du MTLD ne cesseront pas de tergiverser tandis que s’exacerbait l’irritation des membres de l’Organisation spéciale, la branche occulte et activiste du parti, chargée des coups de main et des sales besognes. Elle regroupait en son sein les militants les plus radicaux qui ne rêvaient que d’en découdre avec l’oppresseur. Traqués par la police, contraints à la clandestinité, ils rageaient de voir les notables du MTLD, confortablement installés dans leur bureau, repousser de jour en jour la décision fatidique. Six membres seulement de l’Organisation spéciale du MTLD se réunirent le 23 octobre 1954 pour créer ce qui allait devenir le prestigieux sigle : FLN. Hommes de l’ombre, forcément inconnus, méprisés par les chefs du mouvement auquel ils appartenaient, ils tentèrent de rallier les intellectuels du comité central.

Ces derniers éconduisirent les aventuriers avec répugnance. Ce furent donc quelques marginaux qui, en 1954, le jour de la Toussaint, osèrent annoncer au monde entier qu’ils déclenchaient une lutte armée pour revendiquer l’indépendance nationale. Le ridicule arsenal dont ils disposaient comptait quelques fusils de chasse et d’antiques pistolets. Le nombre de leurs recrues était inférieur à cent. Leur succès dépassa pourtant leurs plus folles espérances.

Les laisséspour-compte furent érigés au rang de thaumaturges. Les intellectuels ne commencèrent à rejoindre le FLN qu’à partir de 1956. Ils furent traités comme des ralliés. Il en fut ainsi de Ferhat Abbas. S’il assuma pour un temps la présidence du Gouvernement provisoire algérien, il était de notoriété publique qu’il ne disposait d’aucun pouvoir.

Les créateurs du FLN, promus colonels, tenaient solidement en main les leviers essentiels. Les plébéiens qui eurent la témérité de tenter l’aventure indépendantiste gardaient des intellectuels une image de phraseurs velléitaires, toujours prêts à tourner casaque, plus préoccupés de leur confort personnel et de leur renommée que du devenir national. Ceux qui, en 1962, prennent le pouvoir à Alger, partagent cette opinion. Fascinés par Fidel Castro et Nkrumah, ils feront lourdement sentir aux intellectuels algériens leur démission historique. Aucun d’entre eux ne pourra exercer de responsabilité significative.

Si Ferhat Abbas est nommé président de l’Assemblée nationale, il sera démis après quelques mois de perchoir, dès qu’il exprimera sa première divergence. Boumediene, qui renverse son prédécesseur, se montre encore plus méprisant envers les intellectuels. L’anecdote suivante est très significative de son attitude. Nous sommes en juin 1965. Dans quelques jours doit se tenir à Alger la deuxième conférence afro-asiatique.

L’événement devait hisser Ben Bella au niveau des plus grandes stars mondiales du tiers-mondisme, aux côtés de Nasser, Castro, Nkrumah et Tito. Deux intellectuels avaient été chargés de rédiger le discours inaugural. Ils se mirent à table. Mais ils avançaient peu, face à l’échéance qui se rapprochait, car les conseillers du chef de l’État ne cessaient de les harceler pour leur demander d’ajouter ou de retrancher tel ou tel paragraphe. Le 18 juin, vers 10 heures du soir, ils purent enfin rentrer chez eux avec la satisfaction du travail accompli.

Dans la voiture qui les ramenait, les deux scribes éprouvèrent un étrange sentiment, mais s’abstinrent d’en faire part. Le chauffeur déposa l’un, puis l’autre. Le dernier à rejoindre son appartement eut à peine le temps de franchir le seuil de la porte, que la sonnerie du téléphone retentit. Il reconnut la voix du compagnon qu’il venait de quitter. Son collègue tenta de lui faire part des appréhensions qu’il avait hésité à exprimer dans le véhicule.

Mais sa communication fut troublée par les coups qui faisaient vibrer la porte. Il dut raccrocher pour aller ouvrir. Il se retrouva face à deux hommes qui prétendaient être des émissaires du Président. Leur comportement n’en laissait rien paraître et notre scribe ne se rappelait pas les avoir une seule fois aperçus dans l’entourage de Ben Bella. Il apprit qu’il lui fallait retourner au ministère des Affaires étrangères afin d’apporter d’ultimes modifications au texte qui venait d’être achevé.

La voiture qui les embarqua n’omit pas de récupérer son compagnon. De retour à leur bureau, ils furent heureux d’apprendre que ce qu’ils avaient rédigé était fort apprécié, mais qu’il convenait d’opérer quelques anodines rectifications. Sans y rien comprendre, les deux rédacteurs durent ainsi ajouter un paragraphe expliquant aux chefs d’État d’Afrique et d’Asie, attendus à Alger, que les événements qui s’étaient déroulés dans le pays relevaient d’un redressement destiné à conforter l’Algérie dans sa voie révolutionnaire. Quels événements ? Les deux « nègres » n’en surent rien.

Le lendemain, 19 juin 1965, le colonel Boumediene renversait par un coup d’État militaire le Président élu. Il n’avait pas hésité à demander aux mêmes intellectuels de corriger un texte conçu pour son prédécesseur, leur suggérant ainsi de brûler ce qu’ils avaient adoré. Il ne semble pas que les scrupules aient étouffé nos rédacteurs. Ils sont toujours vivants. À l’indépendance, les intellectuels furent enrôlés et requis de chanter les louanges du maître.

Ils se trouvèrent aussi chargés de riposter aux attaques de la presse étrangère dont les fielleux journalistes furent taxés de nostalgiques de la période coloniale. Fascinés par les oripeaux du pouvoir ou attirés par le fumet de la soupe, la plupart répondront à l’appel, à l’exception notable et heureuse des intellectuels proches de la mouvance communiste. Ces nouveaux courtisans conforteront l’image que s’en font d’eux les dirigeants et n’hésitèrent pas à renier ce qu’ils avaient adulé, et à louer ce qu’ils avaient honni. Les potentats algériens n’ont jamais emprisonné leurs intellectuels. Ce n’est un titre de gloire ni pour les premiers ni pour les seconds.

C’est simplement que les détenteurs du pouvoir ne se sont jamais sentis menacés par les hommes de plume. Il faut reconnaître que ces derniers ne firent pas montre d’une particulière audace. Une autre anecdote me semble digne d’être rapportée. Un jour, sur la proposition de l’un de ses fins conseillers, Chadli décide de décerner des médailles aux intellectuels les plus méritants. L’idée est en elle-même révélatrice.

Ayant peu de temps auparavant décoré des soldats, il s’agissait de faire de même pour ces serviteurs armés du calame. On retrouva dans la liste des heureux élus une présentatrice du journal télévisé, les médecins qui soignèrent Boumediene, un ministre et nombre d’obscurs bureaucrates. Le général bric-à-brac suscita l’indignation des citoyens. L’immense écrivain Mouloud Mammeri, qui n’était guère en odeur de sainteté, mais dont l’œuvre restait incontournable, se trouva relégué dans la deuxième catégorie, alors que la première grouillait d’inconnus qui avaient commis un article de-ci, de là dans la presse officielle. Le président Chadli avait décidé de décorer personnellement les plus en vue des intellectuels, au cours d’une pompeuse cérémonie au Palais de la Culture d’Alger.

L’histoire allait se corser doublement. Le lieu abritait alors une exposition de tapisseries de Picasso. On aurait pu trouver providentielle la coïncidence. Mais les hommes du protocole présidentiel, estimant sans doute que le décor n’était pas adéquat, exigèrent des murs nus. Ce qui, au-delà du symbole, ne manqua pas de créer un superbe imbroglio entre les organisateurs et la compagnie d’assurances car le contrat conclu ne permettait qu’un seul décrochage des œuvres.

La cérémonie eut donc lieu dans une salle dépouillée. Le Président fut accueilli par un illustre poète qui commença à déclamer une interminable suite de vers en louange à la gloire du grand homme. Alors qu’il continuait à réciter, au fond de la salle, se mit à circuler de main en main la photocopie, tirée d’un journal, d’un autre texte du même auteur. Un vieux poème, qui chantait les vertus d’un très ancien président. Il s’agissait de De Gaulle.

Juste retour des choses. Ceux qui traitèrent avec mépris les intellectuels reçurent la monnaie de leur pièce. Ils n’eurent plus dans leur entourage que de serviles courtisans. Ils se retrouvèrent sans cornacs ni éclaireurs. Faute de censeurs vigilants, ils ne firent que persévérer dans l’erreur.

Les récalcitrants furent contraints au silence ou à l’exil. Ainsi se développera un lent processus de désertification de la pensée qui rabaissera les débats au niveau de l’indigence. Le coup de bélier des émeutes d’octobre 1988 allait ébranler les fondements d’un système installé depuis 1962. Étranges émeutes, en vérité. Les étés algériens sont éprouvants.

L’ardeur du soleil n’est nullement en cause. Chadli n’était pas réputé être un bourreau de travail. Dès le début de la saison chaude, il s’octroyait de longues vacances dans son Camp David oranais. Ses ministres s’ingéniaient à l’imiter. Les dirigeants des entreprises publiques mettaient leur personnel en congé et s’en allaient goûter aux plaisirs de la natation pendant que les citoyens assistaient à la recrudescence des pénuries de produits manufacturés et à la flambée des prix des fruits et légumes.

Le quotidien des ménagères en devenait cauchemardesque. L’été 1988 se révéla très pénible. Dès la rentrée on vit une explosion de grèves dans les entreprises publiques. Le pays tout entier semblait pris de folie. Vers le 20 septembre commença de courir la rumeur d’une grève générale pour le 5 octobre.

Les élèves eux-mêmes commentaient la nouvelle. Et le 5 octobre précisément, vers midi, les émeutes débutaient à Alger, pour s’étendre dès le lendemain au pays tout entier. Les services de sécurité, qui ne pouvaient ignorer un mot d’ordre devenu de notoriété publique, avaient disparu. Les agents de la circulation eux-mêmes avaient déserté les rues de la capitale, qui durant plusieurs jours restèrent aux mains des casseurs. Pendant que Chadli s’adonnait aux joies du farniente et de la plongée sous-marine, un audacieux projet de coup d’État avait été mis au point par les rescapés de l’équipe de Boumediene.

La promulgation de l’état de siège et l’intervention de l’armée déjouèrent le complot des apprentis sorciers. Mais les officiers qui furent contraints d’ordonner à leurs troupes de tirer sur des adolescents, ternissant ainsi leur glorieux passé de maquisards, pour sauver l’occupant du fauteuil présidentiel, n’allaient pas manquer d’en tirer leçon. Ils placèrent sous étroite surveillance l’homme qu’ils avaient propulsé à la tête du pays. Son maintien fut conditionné par la mise en œuvre rapide d’un processus de démocratisation de la vie politique. En se retirant du comité central du FLN, l’armée se mettait non seulement en réserve de la politique, mais prenait ses distances vis-à-vis d’un pouvoir qu’elle ne soutenait plus qu’avec dépit et réticence.

Les chefs de l’armée, promoteurs de la constitution de février 1989 – qui instaurait un régime démocratique –, espéraient voir les intellectuels s’y engouffrer afin de former un large front moderniste. Mais nos penseurs mirent leur point d’honneur à cultiver leurs divisions. Ils se répartirent en un large éventail de tendances, allant de l’extrême gauche trotskiste à une social-démocratie mâtinée d’islamisme. Ils tirèrent les marrons du feu pour les offrir aux intégristes. Ces tard venus de la contestation ramassèrent la totalité de la mise.

Chadli, qui utilisa les islamistes pour consolider son pouvoir, ne pouvait que les payer de retour. Les concessions qu’il leur accorda finirent d’irriter les militaires, par ailleurs désolés d’assister au spectacle des divisions des démocrates. En juin 1991, les troupes investirent de nouveau les rues d’Alger. Cette fois, il s’agissait de barrer la route aux intégristes. En revanche, le rétablissement de l’ordre public fut mis au crédit de l’armée.

Les intellectuels algériens se sont surtout fait remarquer par leur manque de combativité. Lâchement soulagés de voir les soldats intervenir, ils donnèrent libre cours à leurs scrupules et, leur sécurité désormais assurée, se piquèrent de dénoncer les dénis de droit de ceux qui étaient venus les sauver, déjà oublieux du sort que se promettaient de leur réserver les intégristes. Ils ont pu ainsi continuer à se retrouver dans les soirées organisées par les ambassades occidentales et, entre deux verres, souligner les abus du pouvoir. Nombre d’entre eux se sont, en catimini, assurés d’un point de chute à l’étranger. En cela, ils continuent à s’inscrire dans la ligne tracée par leurs prédécesseurs qui ne surent pas déceler dans quel sens soufflait le vent de l’histoire.

Ils ont ainsi raté le coche de la démocratisation. C’est d’abord le courage qui fait défaut à nos clercs. Que diable ! avait déjà remarqué Sartre, un couvreur court plus de risques qu’un intellectuel. Ce n’est pas le cas des intégristes.

Leurs militants ne craignent pas d’affronter les forces de police comme ils ne se privent pas d’affirmer que leurs adversaires – ou plutôt leurs ennemis ne jouiraient d’aucun droit. Mais leur détermination n’a rencontré qu’un nom, qu’il serait plus judicieux de qualifier de lâcheté. L’histoire des intellectuels algériens se compare à celle de l’Arlésienne.

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