Crise morale : l’imam et Copernic

C’est sur un terreau exceptionnellement favorable qu’a pris le mouvement intégriste. Trois couches sédimentaires expliquent sa remarquable fécondité. La crise morale forme le premier dépôt. Les Occidentaux vivent dans l’euphorie que leur procure une réelle aisance. Ils n’ont plus l’angoisse du pain quotidien.

Le minimum vital est désormais assuré pour tous. Aucun péril majeur ne les menace. Leurs pays sont entrés, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, dans une phase de croissance qui se traduit par l’amélioration constante des conditions de vie des citoyens. Les revenus des ménages augmentent et leur permettent d’accéder à des produits ménagers ou de loisir. Des mécanismes de solidarité garantissent une vie décente aux chômeurs et aux indigents.

Lors des vacances, ils découvrent les voyages et les pays lointains. Mieux nourris, mieux soignés, mieux éduqués, les enfants se révèlent plus sains, plus vigoureux et plus intelligents. Hommes et femmes se montrent attentifs à leur corps. La proportion des obèses décline, en dépit de l’abondance des produits alimentaires. Leurs plats deviennent plus équilibrés et plus diététiques.

Les gouvernements tentent de réduire la consommation d’alcool et de tabac. La durée de vie s’allonge. Les ravageuses épidémies ont disparu. La médecine parvient à guérir un nombre croissant de maladies. Si le virus du sida continue à défier les scientifiques, il est certain que le formidable déploiement des moyens de recherche finira par aboutir à la mise au point d’un vaccin.

Ainsi, la notion de progrès est désormais considérée comme naturelle. Tel n’est pas le cas dans les pays du tiers monde. Le sentiment qui prévaut aujourd’hui chez les Algériens, toutes classes sociales et d’âge confondues, est celui d’assister à une régression continue. Ils affrontent un monde chaotique, toutes règles et valeurs sont abolies. Plus personne ne croit à rien, du paysan kabyle aux tenants du pouvoir.

L’étudiant se désintéresse de ses cours, persuadé que son diplôme n’a aucune valeur et que ses connaissances sont dépassées ou inadaptées. Il songe davantage à se procurer frauduleusement les sujets d’examens, puis à utiliser d’éventuelles relations pour obtenir un emploi et construire sa carrière. L’ouvrier n’établit aucune relation entre le salaire qu’il perçoit et le travail qu’il doit fournir. Il ne se préoccupe que des derniers produits livrés à la coopérative de l’usine où il essaiera d’aller le plus tôt possible afin d’occuper une position avantageuse dans la file. Les services d’urgences des hôpitaux sont désertés dès 8 heures du soir par les médecins et infirmières, partis dormir, tandis que meurent, exsangues, des blessés abandonnés sur des paillasses de ciment recouvertes de carreaux de faïence glacée.

Dans un pays où la pénurie est reine, le commerçant rabroue ses clients, certain de leur rendre service en consentant à leur fournir un vulgaire ingrédient au double de son prix. Sa fortune, réalisée en quelques mois, le conforte dans son mépris des consommateurs qui se bousculent devant lui. L’industriel se fiche de la qualité de ce qu’il fabrique, assuré qu’il est d’écouler sans peine sa marchandise. Le savon oublie de mousser, l’insecticide semble revigorer les mouches, les allumettes ne parviennent pas à s’enflammer, on ajoute du pois chiche au café, les cigarettes contiennent des bûches. Le paysan ne cultive qu’une parcelle de son lopin et constate avec ravissement l’envolée des prix de ses légumes.

Les fonctionnaires semblent jouer à imiter les ronds-de-cuir de Courteline. Ils sont devenus experts dans un tennis bien particulier, où il s’agit de relancer vers un collègue non point une balle mais un dossier, de manière que le destinataire ne puisse le renvoyer. On ne manquera pas de penser que je force le trait. Mes concitoyens se rendent bien compte, eux, que c’est la réalité qui exagère. Les jeunes vivent dans l’écœurement et ne songent qu’à s’expatrier.

Sur les murs des villes algériennes, s’inscrivent à gros traits de pinceau les noms de Dallas, London, Bagdad ou Kaboul. Ces graffitis expriment la malvie de nos taggers qui ne disposent que de moyens rudimentaires pour crier leur révolte. Ce désir lancinant de départ vers ailleurs, vers n’importe où, a mené nombre d’entre eux vers la mort. L’Irak, en guerre contre l’Iran, recruta clandestinement des centaines de médecins algériens pour les envoyer au front. Ils ne revinrent jamais.

D’autres aigris sont allés rejoindre les maquisards afghans. Les plus timorés iront prendre leur place dans la queue qui commence à s’allonger dès minuit devant les ambassades étrangères, dans l’espoir d’obtenir un visa. Ils brandissent un billet d’avion acheté à un prix équivalent au double du SMIC, un certificat d’hébergement de complaisance, le montant de devises exigé acquis au marché noir, souvent complétés par un télégramme bidon annonçant la mort d’un parent résidant dans le pays qu’ils veulent visiter ou par tout autre document susceptible d’augmenter leurs chances d’obtenir le précieux sésame. Ils demandent une autorisation de séjour de trois mois, mais devront se contenter de quinze jours avec l’utopique espoir de s’arranger une fois sur place. Ils savent que, même si une page de leur livret vert est ornée de la précieuse estampille, ils n’en sont pas pour autant arrivés au bout de leurs peines.

Ils devront d’abord affronter les tracasseries administratives à l’aéroport d’embarquement, prouver qu’ils ont bien accompli leur service militaire, exhiber les devises qu’ils détiennent. Il leur faudra à l’arrivée contraindre leurs mains à ne pas trembler au moment de passer devant le cagibi vitré où trône un policier soupçonneux. Certains d’entre eux se verront reconduits, menottes aux poignets, vers l’avion qu’ils viennent de quitter. Cela ne les empêchera pas de recommencer dès leur retour le même parcours du combattant. Le jour où se répandit la rumeur que l’Australie s’apprêtait à accueillir un nouveau contingent d’immigrants, l’ambassade du pays fut prise d’assaut.

Si beaucoup de ces paumés finissent par se diriger vers la mosquée, c’est moins par l’effet d’une foi retrouvée que pour savourer le véhément discours des intégristes qui, chaque vendredi, les venge de leurs quotidiennes déconvenues. Celui qu’on a refoulé à plusieurs reprises s’acharnera à dénigrer le pays qui a refusé de l’accueillir. L’épopée de ces thaumaturges, petites gens qui réussirent à arracher l’indépendance d’un pays auparavant considéré comme un ensemble de départements français, est aujourd’hui non seulement ignorée, mais de plus en plus souvent décriée. Cela ne pouvait qu’alimenter les feux du discours islamiste, qui utilise tous les moyens pour racoler les révoltés. Ils n’ont pas manqué, avec succès, en trafiquant l’histoire, de revendiquer la paternité du mouvement indépendantiste.

Après avoir investi l’enseignement, comme nous le verrons plus loin, ils persuadèrent nos enfants que Ben Badis, le réformateur musulman, était le héros du mouvement national, ce qui relève de la supercherie. Ce grand penseur qui travailla à rénover l’islam serait le premier à récuser les dogmatiques qui ont pris en otage la religion révélée par Mohammed. Les plus âgés éprouvent un profond dépit au souvenir de tout ce qui a été gâché ou dilapidé. Ils n’ont pas oublié les improvisations du premier Président algérien, l’impulsif et brouillon Ben Bella. Le colonel Boumediene qui, de vive force, prendra sa place, engagera l’économie algérienne dans la voie de la collectivisation.

Même s’il parvint à faire adhérer les cadres à sa mystique du développement, il resta prisonnier d’une vision simpliste qui le poussa à engouffrer le plus clair des revenus pétroliers nationaux dans une industrie lourde qui se révéla très tôt inefficace. L’autocrate distant aux convictions tranchées, détenant un pouvoir incontesté et sans partage, se laissa plonger dans l’isolement. Il ne sut pas corriger les dysfonctionnements de plus en plus criants du pays, préférant orienter ses efforts vers une politique étrangère dont les indéniables succès lui faisaient oublier ses décevants échecs économiques et sociaux. Après sa mort soudaine, Chadli, son successeur imprévu, ne tarda pas à baigner dans l’euphorie, simultanément héritier d’un poste et d’une manne inespérés. Le nouveau chef d’État ne crut pas nécessaire, à l’instar de son prédécesseur, d’imposer à ses collaborateurs l’austère rigueur morale et le désintéressement qui prévalaient jusqu’alors.

On assista à une formidable curée et, tous instincts débridés, les prévaricateurs, escrocs, carambouilleurs, trafiquants se ruèrent vers le pactole. En quelques mois, il se constitua d’immenses fortunes. Lorsque, à partir de 1986, avec la chute du prix du pétrole, tomba le rideau et s’éclaira la salle, les spectateurs découvrirent la catastrophe. Il fallut recourir aux sorciers du FMI et consentir aux sacrifices inscrits dans leurs grimoires. Dans un pays en décrépitude avancée, jeunes et vieux constatent que le téléphone marche mal, que les trains tombent en panne, que les mairies ne disposent pas des imprimés indispensables, que les ascenseurs ne fonctionnent pas, que les enfants n’apprennent pas à lire à l’école, que les hôpitaux refusent les malades et les blessés.

Les perturbations provoquées par l’exode massif des pieds-noirs en 1962, laissant un pays sans encadrement, n’ont jamais pu être corrigées. Trente ans plus tard, on ne peut se plaindre d’un manque de compétences. Dans toutes les disciplines, les universitaires pullulent. C’est l’état d’esprit qui a changé. L’ouvrier qui vit dans un univers chaotique ne peut cultiver l’amour du travail bien fait.

La négligence lui semble plus naturelle. La corruption généralisée déculpabilise le commerçant indélicat ou le fonctionnaire véreux qui se mettent à mépriser toutes les valeurs morales. Les privilèges exorbitants des membres de la nomenklatura incitent les citoyens à bafouer les lois. Les injustices quotidiennes rendent caduques les règles de l’équité. Ces dérèglements multiples donnent l’impression d’un monde en déréliction.

Mon enfance se déroula dans la Mitidja, entre la vigne et l’orange, et je me souviens de la peine des ouvriers agricoles, qui trimaient de l’aube au crépuscule sur les terres des colons sous la férule de commis maltais ou calabrais. Aujourd’hui, alors qu’ils sont septuagénaires, je les entends paradoxalement évoquer avec nostalgie ce temps lointain où ils se faisaient houspiller dès qu’ils marquaient une petite pause. Ils se désolent de côtoyer des terres en friche, mais aussi de voir tomber en désuétude les valeurs qui ont fondé toute leur vie. Ces incohérences dissuadent toute initiative. Le plus motivé des entrepreneurs reste inquiet parce qu’il pressent que son projet se heurtera à des difficultés innombrables.

Le plus audacieux des étrangers renâcle à coopérer avec les Algériens parce qu’il sait qu’il rencontrera des embûches insurmontables. Cette dégradation continue n’a pu être freinée par aucun des gouvernements qui se sont succédé. Leurs membres laissent l’impression de marionnettes qui, après deux petites cérémonies et trois grands discours, disparaissent à tout jamais. Aucun de ces pantins n’a eu de prise sur une réalité récalcitrante. L’Algérien d’aujourd’hui n’accorde plus de crédit à ses dirigeants.

Il est convaincu qu’aucun d’entre eux n’est en mesure de lui procurer un emploi, un logement, le lait pour son nouveau-né, le médicament pour son père hospitalisé. L’Algérien cesse d’affronter l’aléatoire. Le camion de lait peut passer ou pas. Trouvera-t-on demain de l’huile ? À quelle heure faut-il prendre sa douche, à quel moment faire sa vaisselle quand les coupures d’eau sont imprévisibles ?

Le train qu’on attend passera-t-il ce jour-là ? Y aura-t-il de l’essence à la station ? L’encombrement des lignes téléphoniques me permettra-t-il de joindre mon correspondant ? N’est-il pas en panne, le photocopieur dont j’ai besoin pour reproduire un important document ? Aurai-je du pain ce week-end, ayant constaté à mes dépens que le boulanger décidait souverainement du jour où il fermait boutique pour aller rendre visite à ses parents ?

Les fumeurs algériens ne cessent de changer de qualité de cigarettes parce qu’ils ne savent jamais la marque qu’ils trouveront au kiosque. Il n’est pas réaliste d’espérer utiliser régulièrement le même shampooing. Si les ampoules de votre appartement sont à baïonnettes on ne vous offrira que le modèle à vis et vice versa. Le produit dont le prix est aujourd’hui ridicule deviendra hors de portée demain. Cette incertitude quotidienne implique l’angoisse.

L’Algérie doit être le pays ayant la plus forte proportion de gens souffrant d’un ulcère. Ceux qui vivent dans le désarroi se laissent attirer par la propagande des islamistes, qui leur propose un système de valeurs cohérent et manichéen. Ils s’y réfugient pour retrouver les règles qui doivent guider leur vie. Il est difficile de rendre compte et de faire sentir le poids de révolte des Algériens face aux frustrations quotidiennes qu’ils subissent. Comme manquent mille et une choses, il leur faut d’abord se battre pour espérer acheter le produit le plus courant.

Selon les mois, il peut s’agir d’huile, de café, de cigarettes, de beurre, de pommes de terre, d’ail, d’ampoules, de piles, etc. La liste exhaustive serait vraiment trop longue à établir. Je me souviens d’un de mes anciens professeurs d’université, bonhomme malingre, aux pas mal assurés et aux mains tremblotantes. Son entrée dans l’amphi où se serraient plus de trois cents étudiants, plus bruyants qu’une volière, instaurait un silence religieux. Sa voix chevrotante parvenait jusqu’au dernier gradin.

À la fin du cours, nul n’osait approcher de l’estrade, tant l’aura dont il bénéficiait nous tenait à distance. Quelques années après la fin de mes études, j’ai revu mon professeur. C’était devant un supermarché. Espérant un bidon d’huile, il tenait sa place dans la file, sa poitrine osseuse comprimée entre deux larges bustes. La moindre bousculade provoquait un mouvement de houle parmi les corps agglutinés.

Il faisait chaud sous le soleil. Mon professeur, qui venait de me reconnaître, me salua d’un léger geste de la main. Je le crus honteux d’être surpris par un de ses élèves en si humiliante situation. Il n’en était rien. — Vois-tu, me dit-il, je continue à enseigner à tes successeurs les lois physiques qui régissent notre univers tout en restant incapable de me procurer la quantité d’huile qu’il faut pour alimenter ma poêle.

Sur l’estrade de l’amphi, je suis le maître du cosmos. Je me joue des équations qui déterminent le mouvement des planètes. Mais parviendrai-je à obtenir le produit que j’attends ? Ceux qui, derrière moi, me pressent, se fichent de mon savoir et des règles qui déterminent le mouvement des astres. Ils ne peuvent non plus soupçonner que mes connaissances pourraient les aider à disposer de davantage d’huile demain.

Je me souviens aussi de l’époque où l’on interdisait aux médecins de s’établir. Le malade avait le choix entre un hôpital surpeuplé où il risquait fort d’être refoulé et l’un des rares cabinets privés où il était assuré… de patienter durant des heures… avant d’être convié à retourner se faire examiner dans le centre de santé qu’il venait de quitter. Il faut également tenir compte des humiliations qu’ils subissent. Pour obtenir le moindre document d’état civil, il faut se soumettre au bureaucrate assis derrière le guichet. Si la mine de l’automobiliste déplaît au policier, ce dernier pourra invoquer n’importe quel défaut réel ou allégué du véhicule pour dresser un procès-verbal.

Le restaurateur qui ne se montre pas compréhensif écopera d’un arrêté de fermeture de trois mois. Ce qu’on a appelé la campagne de « dégourbisation » relève de l’abjection. Suivant l’avis d’un autre de ses fins conseillers, Chadli estima que les bidonvilles constituaient une lèpre qu’il était nécessaire d’éradiquer. Les chefs d’État étrangers et tous les illustres hôtes que recevait l’Algérie ne pouvaient manquer de les remarquer et d’en induire de fâcheuses considérations. Allait-on mettre en œuvre un programme spécial de construction de logements pour ces marginaux ?

Que nenni. On les renvoya, au sens littéral du terme, vers leur douar d’origine. La police débarquait pour exiger de ces habitants, devenus illégaux après plus de vingt ans de séjour, la carte d’identité du père de famille. La smala était alors raccompagnée manu militari vers le lieu de naissance du chef de famille. Et l’emploi du père ?

Et la scolarisation des enfants ? J’ai vu ces familles transportées dans des camions militaires. Les chauffeurs étaient pressés. Sitôt parvenus à destination, ils relevaient leur benne. Ainsi chutaient dans la boue hommes, femmes, enfants et meubles mêlés.

Dans le meilleur des cas, ces déportés purent disposer d’une tente. Ceux qui en bénéficièrent y vivent toujours, six ans plus tard. Ils savent, eux, pour qui il faut voter. Comment ces proscrits ne vibreraient-ils pas aux propos de ceux qui promettent l’instauration d’un ordre nouveau qui mettrait fin aux injustices et aux humiliations ? Le retard de la pensée constitue la seconde couche du terreau.

Ainsi les Occidentaux s’étonnent souvent du succès de l’idéologie intégriste dont le simplisme leur semble manifeste. C’est qu’ils l’appréhendent à travers leur rationalité. C’est qu’ils sont les fils de Descartes. Les penseurs et philosophes musulmans ont failli, dès le XVe siècle, déboucher sur les idées et principes qui fondent la modernité. Mais les dissensions à l’intérieur de l’empire, la découverte par les navigateurs européens de nouvelles voies commerciales annonçaient les prémices du déclin d’une civilisation qui priva ses savants de dignes continuateurs.

On assiste alors à une régression multiforme. L’écriture elle-même recule. On a coutume de considérer que le monde arabe est de tradition orale. Rien n’est plus faux. Les hommes de science, penseurs et poètes arabes avaient à cœur de tout écrire.

Les musulmans sont, dans l’acception la plus forte, des « gens du livre ». Un jour, au début du VIIe siècle, dans le désert d’Arabie, un humble bédouin fut pris à la gorge par l’archange Gabriel qui lui ordonna : « Lis. » Le pauvre homme eut beau lui faire valoir qu’il était analphabète, l’injonction se répéta, encore plus pressante : « Lis, au nom du Dieu qui a créé. » Et Mohammed apprit qu’il devait s’exécuter au nom de Celui qui a instruit l’homme au moyen de la plume. Dans le Coran, les juifs et les chrétiens sont appelés « gens du livre », expression on ne peut plus respectueuse.

Aujourd’hui encore, en arabe populaire algérien, on dit « il lit » pour parler d’un enfant qui va à l’école. Le prestige de l’écrit est toujours vivace. À la publication de mon premier roman, mon père et ma mère, illettrés, palpèrent longtemps l’ouvrage en me contemplant avec une admiration mâtinée de frayeur. Pour eux, il n’y a qu’un Livre. Aurais-je commis l’hérésie de vouloir concurrencer le Prophète ?

Leur soupçon prit corps en constatant que les lettres des pages de mon livre ne ressemblaient pas à celles du Coran. L’oralité du monde arabe n’est qu’un effet du recul de l’enseignement. L’analphabétisme a favorisé la régression de la pensée arabe. Newton expliqua la chute de la pomme par la force d’attraction terrestre, illustrant ainsi le principe de causalité. Les médecins arabes l’avaient découvert bien avant lui.

En pratiquant la chirurgie, ils démontraient que la souffrance d’un malade n’était pas due à des « humeurs » mais à des organes qui fonctionnaient mal. Ce déclin va ramener la pensée arabe à l’âge magique. Les « humeurs » redeviennent la cause des dysfonctionnements. Lorsqu’on se sent mal, on ne va pas consulter un médecin, mais on fait appel à un sorcier, qui use de pratiques occultes et hérétiques, ou à un taleb (au sens strict : étudiant), qui fournira des grimoires au patient. Ce sont des djinns (des esprits) qui malmènent le corps, expliquent la réussite ou l’échec.

On se souvient de l’histoire d’Ali Baba, tirée des Mille et Une nuits, chef-d’œuvre du conte arabe. Lorsque le héros se présente devant la grotte qui recèle le fabuleux trésor, il lui suffit de dire : « Sésame, ouvre-toi » pour que coulisse le roc qui en bouche l’accès. L’incantation devient opérante, il n’est point besoin d’un quelconque mécanisme. Loin de contredire cette perception du réel, les produits de la technologie moderne contribuent à la renforcer. La télévision en est l’archétype.

Assise face à l’écran, ma mère n’a aucun soupçon de l’ensemble des phénomènes électroniques qui permettent de transmettre une image. Comment la convaincre que les traits du visage qu’elle contemple ont été véhiculés au moyen d’ondes qui se propagent dans l’espace ? Qu’est-ce que cette chose qu’elle ne peut ni voir, ni toucher, ni entendre ni sentir, sinon un effet magique ? Lorsque cette boîte tombe en panne, elle n’a pas l’idée d’appeler un réparateur, mais s’acharne sur le bouton de mise en marche, dans l’espoir que les esprits qui président au fonctionnement de l’appareil changeront d’humeur et accepteront de faire briller à nouveau l’écran. Djamel Allam, célèbre chanteur algérien, aime rappeler une scène qui l’a profondément touché.

Au cours d’un gala télévisé, il ne cessait de suer sous les feux des projecteurs. Sa mère qui suivait chez elle la retransmission se leva pour aller chercher une serviette et lui essuyer le front. Elle fut sans doute étonnée de n’être parvenue qu’à nettoyer l’écran. L’électrification qu’affectionnait Boumediene donna souvent lieu à des situations cocasses. J’ai connu une famille de montagnards ravie de pouvoir s’éclairer en appuyant sur un simple bouton.

Revenu leur rendre visite six mois plus tard, je leur exprimai mon étonnement de les voir de nouveau utiliser des bougies. Ils me firent comprendre que cela ne marchait plus. Je crus à une coupure momentanée. Tel n’était pas le cas. Un court-circuit aurait-il provoqué une disjonction ?

Non. Il se trouvait que les ampoules avaient fini par griller l’une après l’autre et que personne ne savait qu’il fallait les remplacer. Le credo islamiste est le suivant : c’est l’islam qui a fondé l’essor de la civilisation musulmane, il suffit d’y retourner pour retrouver l’âge d’or. Le sophisme apparaît évident, puisque le raisonnement ignore tous les changements historiques qui se sont produits depuis le VIIe siècle. Et pourtant son effet est indéniable auprès de larges couches de la population algérienne.

L’imam qui affirme que la terre repose sur les cornes d’un taureau aura raison contre Copernic. Galilée aurait à refaire amende honorable et à renier son enseignement.

Enseignement et médias : une terre fertile

La politique d’éducation épaissit d’une nouvelle strate le terreau intégriste. Les pas de clercs et les incohérences des programmes d’enseignement constituent sans doute une des causes du retour de la barbarie. En octobre 1962, à la veille de la première rentrée scolaire de l’Algérie indépendante, la situation était catastrophique. Le grand exode des piedsnoirs laissait des élèves et des écoles sans maîtres. Il fallut recourir à des solutions d’urgence.

On rameuta tous les citoyens qui savaient lire et écrire. Certains Français, à titre individuel ou dans le cadre d’accords de coopération, acceptèrent de venir occuper les estrades désertées par leurs compatriotes. La prestigieuse Égypte de Nasser fut appelée au secours. Mais les riverains du Nil qui débarquèrent chez nous se révélèrent d’une compétence très limitée. Au-delà d’une condescendance qui irritait la fierté sauvage des Algériens, ils servirent surtout à propager l’idéologie panarabe du parti Baas qui faisait de la langue du Coran le socle d’ancrage d’une renaissance mythique.

Ils parvinrent ainsi à influencer ceux qui dirigeaient l’Éducation nationale, en dépit des nombreuses mises en garde de conseillers nationaux et étrangers qui leur faisaient valoir qu’on ne pouvait bouleverser du jour au lendemain un système d’enseignement. Leurs avis ne furent pas entendus. Comme en un autre domaine, on fit la sourde oreille aux propos du pourtant très prestigieux Fidel Castro, qui tenta de dissuader Boumediene de procéder à l’arrachage de la vigne, dont la fermentation du très juteux fruit revenu représentait à l’époque le principal produit d’exportation. La question linguistique devint un brûlot. La nécessité de se réapproprier la langue arabe, que les Algériens faillirent perdre durant la période coloniale, n’était niée par personne.

La chose étant admise, il ne s’agissait plus que d’une question de méthode et de temps. Un débat technique, en quelque sorte. On en fit une affaire politique, affirmant l’incompatibilité d’une coexistence arabe/français. Une stupide formule fit alors fortune, qui déclarait qu’une écriture qui se déliait de droite à gauche ne pouvait que se télescoper avec celle fonctionnant en sens inverse. On adopta un moyen terme, ce qui constitue toujours la pire des solutions.

Deux filières furent créées, l’une arabisée, et l’autre bilingue. L’administration et l’économie continuaient à utiliser le français. Les grands commis de l’État, les bourgeois, petits ou grands, surent orienter leurs enfants vers la bonne formation. Beaucoup les placèrent dans les trois lycées français, car ils envisageaient de les envoyer à l’étranger poursuivre leurs études dès l’obtention de leur baccalauréat. Ces jeunes gens reviennent avec des diplômes prestigieux et n’éprouvent aucune peine à accéder, dès le début, aux postes de direction les plus enviés.

Aux fils des ruraux, des ouvriers, des plus démunis, on proposait une formation qui aboutissait à l’impasse. On y poussait aussi les moins doués des élèves tout en sachant que la qualité du corps enseignant laissait à désirer. Ceux qui parvenaient néanmoins au bout de leur cursus découvraient l’absence de débouchés. Ils n’avaient comme issue que l’enseignement. Et ces frustrés eurent alors à cœur d’en produire d’autres.

En faisant valoir à leurs élèves que la langue sacrée ne saurait être délaissée, sous prétexte de modernité, au profit d’un vocable hérétique, ils favorisèrent leurs succès aux examens en leur octroyant des notes largement gonflées, car ils espéraient, en se comptant plus nombreux, provoquer le raz de marée susceptible de balayer leurs rivaux. Plusieurs centaines de milliers d’enfants se nourrissaient ainsi de ce discours chaque jour recommencé. Ceux qui écoutèrent la voix de leur maître et se retrouvèrent dans l’enseignement servirent de caisse de résonance. Je souhaite vous raconter le cas de l’École supérieure de commerce d’Alger où j’ai longtemps enseigné. La formation de licence, d’une durée de quatre ans, a été arabisée.

Nos diplômés sont destinés aux banques et aux directions financières des entreprises. Il se trouve malheureusement que celles-ci travaillent encore en français. Les demandes d’emploi de nos étudiants étaient systématiquement rejetées sous divers prétextes, parce que les dirigeants de ces organisations ne pouvaient invoquer la question linguistique. Le directeur de l’École, pour résoudre le problème, instaura une post-graduation de deux ans en français, en réalité simplement vouée à familiariser les étudiants avec la terminologie française susceptible d’augmenter leurs chances de se faire recruter. Après trois ans, ils réclamèrent l’arabisation de la post-graduation.

Il y eut surtout chez les enseignants un sentiment de révolte qu’ils ne se firent pas faute de transmettre à leurs élèves. Ces déçus ne manquèrent pas de détruire les valeurs auxquelles auraient pu adhérer ceux qui devaient les écouter. Leur rejet d’un système qui ne les valorisait pas se transforma en apologie de l’idéologie intégriste. Si dans de nombreux pays du monde les postes de l’enseignement public sont mal rémunérés, il est impossible, en Algérie, qu’un instituteur puisse vivre avec son salaire. Cette rancœur a poussé les enseignants jusqu’au refus d’inculquer à leurs auditeurs les rudiments des valeurs civiques qui fondent la vie en société.

Comment en vouloir à ceux qui, devenus adolescents, se comportent comme des vandales ? Ils ont poussé comme des plantes sauvages. Ils pissent où bon leur semble, détruisent les cabines téléphoniques, crachent sur vos souliers, déchirent les fauteuils des salles de cinéma, insultent les vieillards, bousculent les femmes, bafouent les règles, ignorent le code de la route, jettent les ordures par les fenêtres. Ces instituteurs aigris s’abstiennent aussi de cultiver chez les enfants qui leur sont confiés le sens du beau. Ces élèves ne mettront jamais les pieds dans un musée ni ne pourront visiter une exposition de peinture.

Ils ignoreront cette dimension esthétique que nul ne s’est préoccupé de développer chez eux. L’accoutrement de nos jeunes gens est invraisemblable. En dessous du blouson de cuir, le long qamis cache le pantalon d’un survêtement, tandis que les pieds sont chaussés d’espadrilles. Il s’agit peut-être d’une nouvelle mode vestimentaire. Elle dénote en tout cas une totale absence de goût.

Nul d’entre eux ne songe à aller admirer les œuvres d’Issiakhem, de Khadda ou Baya. Ils n’iront pas non plus visiter Timgad la romaine, ni Mansourah la mérinide, dont le minaret est un chef-d’œuvre de l’art hispano-maghrébin. Près de Tipaza, on pilla les blocs de pierre du Mausolée mauritanien pour construire des villas. Dans la superbe grotte de Tlemcen, on stocka des pommes de terre. Ceux qui avaient à veiller sur les précieuses patates, pour se désennuyer, inventèrent un superbe jeu d’adresse où, pour un nombre de pierres données, le vainqueur serait celui qui briserait le plus grand nombre de stalactites.

Les membres de la troupe du Bolchoï, venus à Alger pour la première fois de leur vie, en représentation exceptionnelle, pour une unique soirée, constatèrent qu’ils étaient plus nombreux que les spectateurs. La grande Nina Simone se fit huer sur scène. On dut décrocher, comme je l’ai raconté, les tapisseries de Picasso. La folle démographie a contribué à accélérer la déréliction du monde et des valeurs. On peut se demander si elle n’est pas à l’origine de tous les maux de l’Algérie.

De neuf millions en 1962, le pays est passé à vingt-cinq millions d’individus. Une croissance de la population de 3,1 % exerce une insoutenable pression sur toutes les infrastructures du pays. Les maternités des hôpitaux ne désemplissent jamais, et la profusion de nourrissons est telle qu’ils sont traités comme des poussins dans un couvoir. Ils sont parfois intervertis. Il arrive même qu’on en perde.

Les parturientes accueillent leur nouveau-né avec une espèce de placidité bovine où les gestes relèvent plus de l’instinct animal que de la tendresse maternelle. Les quatre mille salles de classes construites chaque année ne parviennent plus à accueillir les enfants qui se présentent pour la première fois aux portes des écoles. Il a fallu mettre en œuvre un système dit de double rotation. Chaque instituteur reçoit alternativement deux lots d’élèves dans la journée. Les villes sont surpeuplées.

Dans les rues, le grouillement humain est frappant. On dort souvent à vingt dans des appartements exigus. L’adolescent s’allonge près de sa sœur. Cette promiscuité excite les désirs et mène parfois à des situations que la famille ne sait plus comment cacher aux voisins. Le fils marié fait l’amour à côté de sa mère ou de son père.

Pour simplement changer d’habits, il faut attendre le moment propice. Il est courant de rencontrer dans la rue une fillette transportant dans un sachet vingt baguettes de pain nécessaires au dîner familial. La croissance de l’économie étant inférieure à celle de la population, il est clair que le niveau de vie ne peut que diminuer. Le nombre de chômeurs ira en augmentant, alors qu’aujourd’hui déjà celui qui bénéficie d’un emploi a en moyenne dix bouches à nourrir. Il est exclu que la production agricole puisse satisfaire la consommation nationale.

L’Algérie importe actuellement 60 % de ses besoins en produits alimentaires. Comme une peau de chagrin, la surface agricole utile n’a cessé de se réduire. Au sud, la remontée du désert est implacable. Sur les HautsPlateaux, la couche de terre arable ne mesure plus que dix centimètres. L’alfa, qui nourrit les moutons, est devenu nain, alors que trente ans auparavant la plante montait à ceinture d’homme.

Il faudra dix lustres pour reconstituer le terreau. En attendant, l’élevage ne fera que péricliter. Au nord, l’absence d’entretien des forêts, déjà mises à mal, durant la guerre de libération, par les bombes au napalm françaises, a accru les effets de l’érosion. En 1971, la loi de collectivisation des terres est venue aggraver cette dégradation. Menacés d’expropriation, les propriétaires se hâtèrent de mettre, illégalement, à l’encan leurs terres découpées en petits lots.

Les acquéreurs se bousculèrent à leur porte. En effet, ce projet évoqué dès les années 60, puis repoussé à plusieurs reprises, avait sécrété une mesure qui bloquait les transactions foncières. Ceux qui rêvaient de construire une bicoque pour abriter leur nombreuse progéniture se ruèrent sur l’aubaine, tout en sachant qu’ils ne disposeraient jamais d’un acte officiel de vente. Ils remirent ainsi en vigueur les procédures coutumières où les contrats se concluaient sur simple accord verbal en présence de témoins. Les grandes fermes se transformèrent en gros bourgs.

Il suffit de pénétrer dans ces agglomérations pour vivre un cauchemar sous le soleil ardent. C’est l’univers de Mad Max à la mode algérienne. Cela ne ressemble pas aux bidonvilles. Toutes les maisons sont bâties en dur. Mais, en l’absence de plan directeur et de respect des plus élémentaires règles d’urbanisation, les occupants se retrouvèrent dans des situations cocasses ou dramatiques.

Celui qui jouissait d’un superbe panorama voit avec angoisse un énorme blockhaus surgir à un mètre de ses fenêtres. Une nouvelle construction vient isoler celle à laquelle elle s’adosse, en lui bouchant son unique voie d’accès. Il n’y a pas d’égouts et les eaux usées de l’un se déversent devant le seuil de l’autre. Celui dont la villa dépasse d’un étage celle du voisin est accusé de voyeurisme, sinon d’attentat à la pudeur, car de son balcon il pourra observer les allées et venues de la femme et des filles d’à côté. Celui qui, par miracle, a pu disposer de l’électricité est tenu de faire dériver de nombreux fils vers ses voisins, étant entendu que le montant de la facture sera divisé en parts égales quelles que soient les consommations individuelles.

Cela ne peut manquer de soulever de nombreuses réclamations, certains se déconnectant au profit de nouveaux candidats. Inutile de parler de sécurité. Ceux qui, par un plus grand miracle, bénéficient de l’eau courante doivent supporter un incessant défilé devant le précieux robinet. En tout état de cause, ces terres ont été soustraites de la surface agricole utile. Dans vingt ans, et si ces constructions anarchiques ne sont vigoureusement bloquées, la superficie cultivable ne représentera plus que 0,2 hectare pour chacun des cinquante millions d’Algériens.

Dans cinquante ans, l’eau des barrages ne pourra même pas suffire à l’alimentation en eau potable. Plus aucun hectare ne sera irrigué dans un pays semi-aride. Qu’ont fait nos planificateurs pour prévenir la prévisible apocalypse ? Boumediene croyait dur comme fer que le nouveau dragon africain qu’il était en train de forger pourrait nourrir cinquante millions d’individus, en échangeant ses produits industriels contre des vivres. Comme il ne prisait guère la contradiction, ses ministres, pour garder leur poste, durent abonder dans son sens.

Les pharmacies algériennes furent les premières du monde arabe à mettre en vente les pilules contraceptives, à bas prix et remboursables par la Sécurité sociale. Mais on ne fit rien de plus. On omit d’expliquer aux paysannes le mode d’emploi du médicament. Négligeant de prendre chaque soir leur comprimé, après avoir constaté l’absence de leurs règles, elles avalaient la moitié d’une plaquette et se retrouvaient quelques heures plus tard à l’hôpital. Mais il y eut surtout la fondamentale réticence des mâles, maris ou pères, qui n’admettaient pas de voir ainsi la femme assumer librement sa sexualité.

Mille et une embûches sournoises vinrent limiter l’usage du contraceptif. Sous prétexte d’inscrire la vente dans un registre, les clientes durent présenter leur carte d’identité. Puis il leur fallut exciper d’une ordonnance, et, par la suite, d’un livret de famille devant accompagner le document médical. Quant aux campagnes publicitaires en faveur de l’espacement des naissances, elles furent d’un ridicule qui les tua rapidement. Bien entendu, l’avortement est interdit.

Les médias ne contribuèrent pas peu à exacerber les contradictions sociales. Le fondamentalisme est la forme première de réaction contre les politiques modernistes mises en œuvre par certains régimes arabes. Il faut souligner que ce mouvement a épargné les pays les plus conservateurs. Ce n’est pas dans ses produits que les traditionalistes récusent la modernité. Ils utilisent sans rechigner la voiture, l’avion, le téléphone, etc.

En fait ce sont les mœurs occidentales qu’elle donne à voir et à imiter qui les agressent. Le fils de paysan découvre dans son manuel scolaire que la maman modèle porte une jupe alors que la sienne est revêtue d’une gandoura. Le papa livresque, rentré chez lui, lit le journal alors que le vrai père est analphabète. Mais le plus grand coupable est sans aucun doute la télévision. Le diabolique appareil entre dans les foyers avant la cuisinière et le réfrigérateur.

Le choc provoqué par l’irruption des images est énorme dans une société baignant dans une culture puritaine. Alors qu’il est considéré comme indécent pour un adolescent d’écouter en présence de son père la plus anodine des chansons, l’exiguïté des logements dans les villes va les contraindre à absorber de concert une pléthore d’images agressives. En dépit de la vigilance des censeurs, qui veillent à cisailler les nus, les baisers et les scènes d’amour, les séries américaines n’en charrient pas moins un contenu provocant. Le comble est atteint dans les feuilletons arabes qui singent les productions occidentales. Les films égyptiens en sont l’archétype.

À les suivre, il est difficile de deviner que les scènes se déroulent dans une rue du Caire ou d’Alexandrie. Les costumes et les robes ressemblent aux derniers modèles de Dior. Devant l’immense villa, il y a toujours de nombreuses voitures garées. Le samedi soir, le couple va se divertir dans une boîte de nuit et se démène sur la piste de danse au rythme d’un rock effréné. Tant que la scène se déroule à Dallas et que les acteurs s’expriment en anglais, le téléspectateur peut considérer qu’il n’est pas concerné par les mœurs de ces lointains pays.

Mais entendre les héros s’exprimer dans la langue maternelle de celui qui est assis face à l’écran constitue une agression encore plus intolérable. Tenter de faire croire au téléspectateur que ses stars ont un comportement identique et aussi permissif que celui des Occidentaux devient inadmissible. Il trouve intolérable, invraisemblable qu’une fille ramène son petit copain chez elle. Il est bien obligé d’en déduire que le pouvoir tente de lui indiquer une voie à suivre que récuse toute sa culture. Sa révolte va s’exprimer a contrario dans la manifestation de sa différence.

Les islamistes justement la lui proposent.

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