Démocratie : loi divine ou loi humaine

Que signifie la démocratie ? Le droit pour chaque citoyen de désigner librement ses représentants ? Pourquoi a-t-on pendant si longtemps privé les femmes de ce droit ? Et surtout, pourquoi ne peut-on l’exercer qu’après avoir atteint un âge donné ? Sans doute parce qu’on estime qu’un enfant n’est pas en mesure de choisir.

Mais qu’est-ce qu’un enfant ? Un être immature. N’existe-t-il pas d’autres formes d’immaturité ? J’aimerais raconter ce qui m’est arrivé en 1984, lors de la réélection de Chadli à la présidence. À l’époque du Parti unique, à la veille de chaque scrutin, qui de toute façon ne pouvait que confirmer le bon choix réalisé par nos gouvernants, les autorités laissaient se répandre la rumeur selon laquelle les citoyens, pour postuler à un emploi ou obtenir une quelconque pièce d’état civil, devaient exhiber leur carte d’électeur et prouver ainsi qu’ils avaient bien accompli leur devoir civique.

Il fallait bien permettre aux caméras nationales et étrangères de fixer pour l’histoire et l’édification du monde les images du Peuple affluant vers les urnes. J’avais décidé au début de ne pas me déranger. Et puis, au dernier moment, je me ravisai, estimant qu’il n’y avait aucune raison de m’abstenir d’exprimer mon opinion. Il était 18 heures. La nuit tombait.

Parvenu devant l’école où se déroulait le scrutin, je constatai avec étonnement que les salles étaient plongées dans l’obscurité. Descendu de ma voiture, je vis le garde champêtre en train de cadenasser le portail d’entrée. Je lui fis part de ma surprise. — Qu’est-ce que tu veux ? me demanda-t-il avec agressivité.

— Je veux aller voter. — C’est trop tard. C’est fermé. Je lui fis remarquer qu’on avait annoncé, à cor et à cri, urbi et orbi, que les bureaux resteraient ouverts jusqu’à 20 heures. — C’est vrai, admit-il.

Mais nous sommes en hiver, et il fait déjà nuit. Je lui confirmai mon intention d’aller glisser mon bulletin dans l’urne. — Est-ce que tu es inscrit sur la liste électorale ? questionna-t-il, un rien soupçonneux. — Bien entendu.

— Tu as ta carte d’électeur ? — La voici. — Dans ce cas, me répondit-il avec un large sourire, tu n’as aucun souci à te faire. On a déjà voté pour toi. Mon interlocuteur distingua le froncement de sourcils qui soulignait ma stupéfaction.

— Mais bien sûr, m’expliqua-t-il avec bienveillance. Avant de fermer le bureau, on consulte la liste, et on glisse dans l’urne les enveloppes de tous ceux qui n’ont pu se déplacer. C’est normal. — Vraiment ? — Tiens, poursuivit-il en sortant une immense liasse de cartes de sa poche.

Tu sais que je suis chargé de les distribuer. J’ai ici celles que je n’ai pas pu remettre à leurs destinataires. La plupart habitent au sommet d’une montagne, et je ne disposais ni d’un moyen de transport ni du temps nécessaire. Eh bien, j’ai résolu le problème en votant pour eux. Par conséquent, tu peux retourner chez toi la conscience en repos, ton bulletin se trouve au fond de l’urne.

Je me permis de lui faire observer qu’on disposait cavalièrement de ma voix. — Pourquoi ? objecta-t-il, sincèrement ébranlé. Tu n’avais pas l’intention de voter pour Chadli ? — Cela me regarde.

— Tu as raison, reconnut-il. Nous sommes en démocratie. Mais je ne peux rien pour toi. Je te conseille d’aller voir le responsable. Il se trouve au bureau spécial, là où tu vois briller la lumière.

Fais vite. Parce que je dois fermer et rentrer chez moi. La salle était encombrée d’urnes au couvercle ôté. De nombreuses enveloppes traînaient sur le parquet. Le chef de bureau m’accueillit avec une crainte manifeste.

Il dut me prendre pour un représentant du Parti. Il recouvra toute son assurance en apprenant que je n’étais qu’un simple citoyen désireux de participer au scrutin. — Désolé, mais c’est fermé, m’affirma-t-il en me désignant de la main les urnes ouvertes. Je dus à nouveau souligner l’anomalie. Mon interlocuteur se mit à hocher la tête, tandis qu’un sourire condescendant adoucissait l’austérité de sa mine.

Venait-il de reconnaître le voisin qu’il croisait souvent dans la rue ? Crut-il avoir affaire à un représentant de cette race d’emmerdeurs qui mettaient leur point d’honneur à déroger aux règles ? Estima-t-il que je faisais partie de ces intellectuels utopistes qui croyaient en la démocratie ? Je ne sus. Toujours est-il qu’il adopta un ton apaisant et fit l’effort de m’expliquer.

— Nous devons compter avec le temps, dit-il d’un ton suave. Le résultat final doit être proclamé à minuit à la télévision. Tous les procès-verbaux doivent donc parvenir à la Wilaya (préfecture) à 10 heures. Pour contrôler ces documents, la Daïra (sous-préfecture) les veut à 20 heures. Comment donc attendre l’heure légale de fermeture des bureaux de vote ?

Son sourire s’élargit afin de souligner la magistrale démonstration. — Que ferais-tu à ma place ? ajouta-t-il, certain de m’avoir convaincu. — Je veux voter. Mon obstination l’attrista.

Il n’était pas loin de considérer qu’il s’était trompé d’interlocuteur et que sa méritoire affabilité n’était pas payée de retour. — Que désirez-vous ? L’expression, peu populaire, et le vouvoiement étaient destinés à marquer une nouvelle distance. Le responsable local du Parti venait sans doute de forger sa conviction : il faisait face à un intellectuel emmerdeur, ou vice versa. — Je veux voter.

— Bien, concéda-t-il, comme pour se débarrasser au plus vite d’un importun. Nous allons vous inscrire sur la liste spéciale. Ma mimique lui signifia que je ne comprenais pas. — La liste spéciale est destinée aux gens dont le nom ne figure pas sur la liste ou qui ne disposent pas de leur carte. — Mais ils ne devraient pas être admis, lui fis-je naïvement remarquer.

— On ne peut tout de même pas refouler des citoyens venus exercer leur droit. — Ce n’est pas légal. Il jeta sur moi un regard perplexe. Devait-il me classer dans la catégorie des Martiens fraîchement débarqués en Algérie ou dans celle des « hypocrites opposants » ? — Donnez-moi votre carte, je vais inscrire votre nom et vous pourrez voter.

— Mais mon nom figure déjà sur une de vos listes. Je dus m’incliner et, après avoir transité par l’isoloir, je revins vers lui, brandissant mon enveloppe. — Où est-ce que je la glisse ? — Où il vous plaira, répondit-il, avec un mouvement du menton qui m’offrait le choix entre toutes les urnes éventrées. En sortant, je retrouvai le garde champêtre qui m’attendait.

— Alors ? me demanda-t-il. Mon hochement de tête lui indiqua que j’étais parvenu à mes fins. — Parfait, parfait, approuva-t-il. Je crois que nous habitons dans le même quartier.

Je peux remonter avec toi ? En chemin, il me fit quelques confidences. — Tu ne peux pas deviner, m’assura-t-il, ce qui peut se passer dans un bureau de vote. C’est inimaginable. Figure-toi que, dans l’urne provenant du bureau réservé aux femmes, on a trouvé quarante bulletins « Non ».

Heureusement qu’on a pu s’en rendre compte et les changer. Ce qui m’inquiète le plus, poursuivit-il, c’est ce qui doit se passer dans l’esprit de ces êtres pour arriver à une telle extrémité. Elles ne sont sûrement pas heureuses en ménage. Les Français ont tendance à oublier le patient travail d’éducation accompli par ce titan de Jules Ferry et ses émules et qui permit d’inculquer aux citoyens les valeurs républicaines et civiques. Leur culture en est tellement imbue qu’ils les considèrent comme naturelles désormais.

Mais ce travail ne fut pas entrepris dans tous les pays, et notamment pas dans le tiers monde. L’Algérie connut ses premières élections en 1948. Il s’agissait de désigner les élus de l’Assemblée algérienne. Le gouverneur de l’époque, un certain Edmond Naegelen, devint célèbre pour avoir présidé à une superbe mascarade électorale. Les suffrages auxquels les Algériens furent par la suite conviés se déroulèrent de façon encore plus caricaturale.

Durant la guerre de libération, les camions de l’armée française partaient dans les douars charger les adultes afin de les ramener jusqu’au bureau de vote. Pour avoir le droit d’être transportés au retour, les citoyens devaient exhiber le bulletin « Non » qu’il ne fallait pas plonger dans l’urne. Avec l’indépendance et l’instauration d’un régime de parti unique, nos montagnards constatèrent un seul changement, lors des scrutins : les véhicules n’appartenaient plus à l’armée. Comment alors attendre de nos gens qu’ils aient le sentiment d’accomplir un acte important en laissant glisser leur enveloppe dans une boîte ? L’inconscient collectif algérien est habité par la conviction que l’État est une institution oppressive.

De l’administration turque qui dura jusqu’en 1830, les habitants ne retiennent que le terme de beylik, synonyme de levée d’impôts. Après la conquête française, les chefs des bureaux arabes vont faire payer aux vaincus un lourd tribut. Les principaux chefs de tribus seront exécutés ou exilés. Les seconds couteaux connaîtront un sort bien plus cruel : ils seront emprisonnés. Enfermer un guerrier arabe, c’est d’abord l’humilier.

Il préfère la mort. Puis vinrent les amendes, qui sanctionnaient ceux qui s’étaient levés pour combattre l’envahisseur. Puis les séquestres, de sinistre mémoire, qui permettaient de déposséder les propriétaires fonciers récalcitrants, pour offrir les terres aux colons qui accouraient d’au-delà de la mer. La voix de mon père tremble encore lorsqu’il lui arrive de prononcer ce mot. Puis il y eut les deux guerres mondiales, et la conscription qui menait des Algériens face à des Allemands dont ils ne soupçonnaient pas l’existence quelques jours auparavant.

Puis il y eut la guerre de libération nationale et la répression qu’ils durent subir. Jamais on ne vint se préoccuper de leur sort. Ils connurent la faim et les épidémies, la misère et les maladies. Cela ne changea guère après l’indépendance. Les uniformes des gendarmes et des soldats ressemblaient à s’y méprendre aux précédents.

Les anciennes lois furent reconduites. On maintint les mêmes impôts. Nos successifs gouvernants nous serinèrent durant des décennies que nous étions le pays qui consacrait le plus gros budget à l’Éducation nationale. C’est seulement en 1989 que nous apprîmes que le taux d’analphabétisme était de 46 %. Comment, lors des élections législatives du 26 décembre 1991, ces illettrés auraient-ils pu choisir leur candidat parmi les trente-six noms de la liste ?

Ceux qui vinrent les secourir avaient des idées bien arrêtées et des barbes opulentes. Comment surtout leur expliquer cette confuse histoire d’un scrutin à deux tours ? Pourquoi devraient-ils retourner aux urnes trois semaines plus tard alors qu’ils avaient déjà exprimé leur choix une première fois ? Les états-majors de nos gouvernements, très au fait des modalités de mise en œuvre de la démocratie représentative occidentale, ont élaboré pour l’Algérie des systèmes semblables et parfois encore plus sophistiqués. Les municipales sont régies par un scrutin de liste à la proportionnelle avec prime à la majorité.

Les députés sont désignés selon un scrutin uninominal majoritaire à deux tours. Comment le simple citoyen pourrait-il comprendre ces subtilités ? La moitié de nos compatriotes ignorent quel est le rôle de l’Assemblée. Pour nos analphabètes, c’est bien entendu le tenant du pouvoir qui en même temps promulgue et applique les lois. C’est la raison pour laquelle il n’est à leurs yeux qu’une seule élection qui ait un sens : la présidentielle.

Pourquoi dans ce cas participeraient-ils à un scrutin dont on ne leur a expliqué ni le but ni le fonctionnement ? De l’ouverture démocratique, ils ont retenu qu’ils n’étaient plus, comme par le passé, tenus de se rendre aux urnes sous peine de subtiles représailles. Ils sont donc restés chez eux. Il est d’ailleurs certain que du temps du parti unique, les taux de participation étaient éhonté-ment gonflés. Lorsqu’on parle d’électeurs, on imagine un citoyen qui, après avoir réfléchi, opte pour le candidat ou le programme qui le séduit.

Dans nos campagnes, qui regroupent 56 % des habitants, la réalité est bien différente. Lors des élections du 26 décembre 1991, le candidat d’un parti politique, choisi dans le terroir, reçut un jour des milliers d’affiches de propagande qu’on le chargeait de faire placarder. Offusqué, il fit le déplacement jusqu’à Alger pour expliquer à sa direction qu’elle pouvait reprendre sa littérature et en échange lui fournir de quoi acheter une trentaine de moutons. Notre homme était au courant des usages. Ce sont les chefs des tribus, des clans ou des grandes familles qui décident pour leur communauté vers quel candidat doivent s’orienter les suffrages.

La tractation se conclut entre le notable et le politicien autour d’un bon méchoui. Par conséquent, la campagne d’un prétendant se résume à prendre langue avec ces « grands électeurs ». À l’issue du repas, il saura s’il pourra ou non disposer des milliers de voix que représente son invité. Un strict code d’honneur régit cette coutume. Celui qui a promis ses voix à un candidat ne doit pas laisser espérer ses rivaux.

Lorsque, après des négociations, au vu des demandes et des promesses faites, le chef s’est prononcé en faveur d’un nom, les membres de la communauté qui ne respectent pas ce choix sont perçus comme des renégats. Ainsi, il est souvent inutile pour un prétendant aux suffrages d’attendre les résultats. À l’issue de ses rencontres, il saura de combien de bulletins il disposera. Il n’est pas possible d’oublier que la démocratie d’Athènes s’accommodait fort bien de l’esclavage. Elle était réservée aux citoyens.

Que l’Occident, dont les idées influencent la planète tout entière, l’érige au rang de panacée est compréhensible. Ses règles ne peuvent cependant s’appliquer aveuglément. Quant à la démocratie en Algérie, il convient de reprendre l’expression de Kateb Yacine, qui, dans son roman fondateur, attribue cette phrase à l’un des quatre protagonistes qui se disputent les faveurs de la fascinante Nedjma : « Son absence nous unit, sa présence nous divise. » En Algérie, elle a favorisé la montée de l’intégrisme. Dans les pays de l’Europe de l’Est, on assiste à l’émergence des mouvements populistes et souvent néo-fascistes.

En Afrique, la résurgence du tribalisme est une réelle menace de désintégration des États. Bien entendu, ce n’est pas la démocratie qui est en cause. La question est de savoir s’il est prudent de passer d’un régime dictatorial à la démocratie sans ménager une période de transition.

La réaction de l’occident : Ponce Pilate

Vis-à-vis de l’expérience politique algérienne, les Occidentaux ont eu l’attitude de cette catégorie de médecins qui s’intéressent plus à la maladie qu’à l’état du patient et aux risques qu’il encourt. Le cas était inédit et fournissait donc un excellent sujet d’étude. Un réel processus de démocratisation dans un pays du tiers monde était chose assez rare pour mériter l’attention. L’éventualité de l’arrivée au pouvoir d’un régime islamique en soulignait la singularité. Quant au sort du malade, ils s’en lavent les mains, comme Ponce Pilate l’a fait lors de la crucifixion de Jésus.

Il ne s’en estima pas responsable. Ils acceptaient ainsi de passer par pertes et profits le cauchemar quotidien qu’auraient vécu les millions d’individus qui ne partagent pas les idées des islamistes. Ces derniers promettaient l’instauration de tribunaux populaires pour juger les « mal-pensants », la lapidation des femmes adultères, la mutilation des voleurs à la tire, l’obligation pour les filles de porter le hidjab, l’interdiction de la mixité à l’école, etc. Le projet intégriste, dans son radicalisme et dans sa démesure, tient à la fois de la révolution culturelle chinoise et du régime des Khmers rouges. On ne peut pas ne pas en être convaincu.

Le pire n’est pourtant pas le moins probable. On a bien atteint les sommets de l’horreur en Chine et au Cambodge. Cela se passe encore en Iran et au Soudan. Infimes rides qui plissent notre mémoire ! J’ai un jour lu dans la presse que les Khmers rouges prenaient le pouvoir à Phnom Penh.

Quelques années plus tard, j’ai appris qu’ils l’avaient perdu. Mais quelle somme de malheurs et de drames ce bref (au sens historique) intermède n’at-il pas occasionnés ? Ceux et celles, si nombreux, qui eurent à vivre l’atrocité intégrale peuvent-ils l’évoquer avec tant de détachement ? Pour eux, le temps avait sans doute suspendu son vol. Il fallut l’immense talent de Soljenitsyne, le formidable acharnement de Sakharov, et le courage de tant d’autres intellectuels dissidents soviétiques pour faire prendre conscience aux intellectuels européens de l’abjection du goulag stalinien, occultée alors par l’utopie socialiste.

Leurs émules s’obstinent à ignorer ce qui se passe en Iran et au Soudan. Je cite à titre d’exemple le bulletin d’Amnesty International de mars 1992 : « Torture, détention secrète et procès inéquitables continuent d’être signalés au Soudan. Au moins quatre-vingts civils et officiers de réserve ou d’activé, arrêtés en août 1991 parce qu’on les soupçonnait de tramer un coup d’État, ont été détenus dans des centres de détention secrets, appelés” maisons fantômes”, où on les a sévèrement torturés. Les prisonniers, dont les anciens ministres Abd al Rahman Abdallah Nugdallah et Mirghani Abd al Rahman Suleiman, auraient été battus à coups de matraque de caoutchouc, on leur aurait comprimé les testicules avec des tenailles et ils auraient fait l’objet de simulacres d’exécution. Un détenu aurait été marqué au fer rouge et obligé de se rouler sur une surface de ciment rendue brûlante par le soleil.

Un autre prisonnier, âgé, a été ligoté et suspendu trois nuits à un mur. « En septembre, cinquante-trois des prisonniers ont été jugés inéquitablement et à huis clos, par un tribunal militaire. Chaque procès individuel n’a duré que quelques minutes et aucun des accusés n’a pu se faire représenter par un conseil. En décembre, on a annoncé que onze prisonniers avaient été condamnés à mort, mais que leur peine avait été commuée en réclusion à perpétuité. Trente-cinq autres ont été condamnés à des peines allant jusqu’à vingt ans d’emprisonnement, et sept ont été acquittés.

» On sait que cette organisation basée à Londres n’a pas l’habitude de fabuler. Trouve-t-on la plus petite mention de ces monstruosités dans les médias occidentaux ? On n’a pas cru non plus le chef du parti nazi lorsqu’il parlait d’instaurer en Allemagne une dictature dont il serait le Führer. On n’avait pas cru qu’il exterminerait les juifs, alors qu’il avait clairement annoncé qu’il les considérait comme la source de tous les maux. Les Occidentaux tiennent à rappeler que le FIS a gagné les élections du 26 décembre.

Les intégristes de la démocratie rejoignent en de nombreux points ceux de l’islam. Les uns et les autres se crispent sur des principes dont ils exigent l’application littérale. Comme il est exclu d’accommoder la loi divine, on ne doit pas transiger avec le principe démocratique. La démocratie suppose que soient réunies les conditions qui en permettent le sain exercice. On se souvient que c’est la démocratie de la république de Weimar qui a permis l’accession d’Hitler au pouvoir.

Si, à l’époque, certains patriotes allemands avaient usé de la force pour stopper la marche du parti nazi, ils n’auraient pas manqué d’être condamnés par les inconditionnels de la démocratie. Mais qui, aujourd’hui, en Occident, adopterait une attitude identique après le drame de la Seconde Guerre mondiale ? Les Européens gardent un souvenir vivace de la barbarie nazie, parce que des millions d’entre eux l’ont subie dans leur chair. Mais, parce qu’ils vivent loin des dangers de l’intégrisme, ils estiment excessives les comparaisons auxquelles on procède. Ils ne les entendent que comme introduction du procès en règle qui va s’ensuivre.

Tous les arguments mis en avant seront donc reçus avec scepticisme. Et pourtant, lorsqu’on observe les méthodes d’action du FIS en Algérie, on ne peut s’empêcher d’établir de troublants parallèles avec les mouvements fasciste italien et nazi allemand. On y remarque un même souci de différenciation vestimentaire. Aux chemises noires ou brunes correspondent le qamis et la barbe. Leurs militants aiment se coudoyer dans d’immenses meetings afin de se compter et d’éprouver cet enivrant sentiment de puissance de se voir ainsi par milliers regroupés.

Ils vibrent de conserve aux discours enflammés de leurs tribuns. Cela donne lieu à des orgasmes collectifs. Les mots d’ordre qu’ils clament finissent par acquérir un contenu magique. Fascisme, national-socialisme ou république islamique se retrouvent dotés d’un sens nouveau, radical et utopique. Une réelle solidarité et d’obscurs désirs de revanche les rapprochent.

Ces mouvements se rejoignent dans leur volonté délibérée de recourir à la violence. Les partis se transforment en nébuleuses, laissant graviter à leur périphérie des groupuscules terroristes, des sectes d’illuminés, des fanatiques et des désaxés de tout genre. Pour renforcer les rangs, on n’hésite pas à recruter dans la lie de la société les nervis qu’on enverra dans la rue le moment venu. Les Occidentaux, installés dans leur confort, ne croient pas au pire. Ils restent convaincus que l’intégrisme, parvenu au pouvoir, ne manquerait pas de renoncer à son intransigeance et d’assouplir ses principes devant les dures lois du pragmatisme.

C’est avoir la mémoire courte, oublier les otages américains détenus en Iran et les enfants envoyés de ce même pays vers les mitrailleuses irakiennes, simplement munis de la clé qui ouvrait la porte du paradis. Les idéologues islamistes ne visent pas à bouleverser le système économique capitaliste comme le proposaient les marxistes. C’est une certitude. Si, selon la charia, le taux d’intérêt bancaire est illicite, il reste possible de trouver un subterfuge. Cela signifie qu’en tout état de cause les relations commerciales avec les pays occidentaux n’en souffriront pas et que les intégristes ouvriront leurs marchés aux produits étrangers.

Mais n’y a-t-il pas là du cynisme ? On ne manque pas non plus, s’agissant de l’Algérie, afin de récuser la comparaison avec l’Iran, de faire un subtil distinguo entre chiisme et sunnisme. On souligne les facteurs distinctifs de ces deux grandes branches de l’Islam. On relève que les partisans d’Ali sont les héritiers d’une vieille tradition radicale. On note que chez les orthodoxes il n’existe pas de clergé.

Risibles nuances. Les actuels dirigeants soudanais, pourtant sunnites, ne s’en embarrassent pas. Ils tentent, par les armes, d’imposer la même charia aux populations non musulmanes du sud. Et l’Iran chiite envoie des milliers de soldats renforcer l’armée de Hassan Tourabi. En pariant sur la prévisible modération d’un régime intégriste, ou oublie que sa base le pousse vers une radicalisation forcenée.

Il ne pourrait que la suivre. On l’a bien vu pendant la guerre du Golfe. Les leaders intégristes, écartelés entre leurs financiers saoudiens et leurs troupes, qui vibraient aux propos de Saddam Hussein, acceptèrent de s’aliéner leurs pourvoyeurs de fonds pour récupérer leurs partisans. Il y a eu chez beaucoup d’Occidentaux une réaction de ras-le-bol. A-t-on le droit de leur faire assumer toute la misère du monde ?

Si nombre d’Éthiopiens meurent de faim chaque jour, les Parisiens doivent-ils pour autant s’abstenir d’aller au restaurant ? Existe-t-il une relation de cause à effet ? Ce qui est demandé aux Occidentaux est plus un effort de compréhension qu’une aide matérielle. Que peut bien signifier la démocratie dans un pays comme l’Éthiopie où chaque jour des dizaines de personnes meurent de faim ? Quelques-uns de nos compatriotes émigrés adoptent une position qui rejoint en de nombreux points celle des Occidentaux.

Au-delà de l’influence qu’exercent sur eux les médias des pays où ils vivent, je crois qu’il existe dans leur attitude une part de sadisme. D’outre-mer, ils nous accusent de diaboliser les intégristes, mais se gardent bien de venir partager le sort de leurs concitoyens. Les sympathisants de l’islam peuvent être offusqués par certains de mes propos. Mais il est bien clair que, dans cet ouvrage, ce n’est pas la religion d’Allah qui est en cause, mais l’interprétation qu’en a faite un mouvement extrémiste. L’intégrisme est une imposture.

Il discrédite le message de Mohammed en en donnant une image d’intolérance mâtinée de violence, et de son temps, le Prophète n’a pas manqué de dénoncer le dogmatisme. Au moment d’envoyer vers le Yémen, dont les habitants venaient d’être convertis, le premier juge de l’histoire de l’islam, il lui demanda : — Sur quoi te fonderas-tu pour condamner ou acquitter ? — Sur le Coran. — Et si tu n’y trouves pas d’indication ? — Je pourrai recourir à la Sunna.

— Et si elle ne peut t’éclairer ? — Je trancherai alors selon ma conscience. Mohammed laissa partir le premier magistrat musulman en se félicitant à haute voix d’être assisté par des hommes qui refusaient le dogmatisme. Les amis de l’Algérie seront sans doute navrés de voir ainsi détaillée une image peu flatteuse du pays qu’ils aiment. Mais une vieille expression populaire affirme qu’on ne peut cacher le soleil avec un tamis.

C’est en auscultant le malade que le médecin découvre la source du mal, afin de pouvoir le soigner. Les Occidentaux sous-estiment les dangers d’extension de l’islamisme. Une Algérie intégriste aurait joué un rôle capital dans le basculement de l’Afrique du Nord et des pays du Sahel, dont les populations sont majoritairement musulmanes. C’est d’abord la petite Tunisie qui aurait été prise dans un étau aux mâchoires algérienne et libyenne. Les partisans de Rachid Ghannouchi auraient bénéficié des bases de soutien nécessaires.

Armés et entraînés, ses activistes auraient été capables de prendre le pouvoir par la force. La jonction avec le Soudan de Hassan Tourabi aurait été faite. Au tour de l’Égypte de se trouver cernée. On aurait pu ainsi voir reprendre forme par morceaux le puzzle de l’ancien Empire musulman. Ces alliances seraient bénéfiques si elles étaient porteuses d’un espoir de renaissance de la civilisation, comme ce fut le cas du mouvement panarabe de Michel Aflaq qui se proposait d’unir le monde arabe pour conforter sa marche dans la voie du progrès et de la modernité.

Les Saoudiens, qui, par leurs dollars, espéraient devenir les champions d’un islam puritain mais sage, se retrouvent discrédités depuis la guerre du Golfe. On assiste au prestige croissant du Soudanais Hassan Tourabi. Très ignoré aujourd’hui des médias occidentaux, il est pourtant l’étoile montante d’un islamisme turbulent et radical. Il a consolidé sa base sur le soutien à l’Irak et le refus de la tyrannie américaine. En avril 1955, il parvint à réunir des organisations islamiques venues de plus de cinquante pays musulmans pour fonder l’Organisation populaire internationale dont il est devenu l’officieux dirigeant.

Il condamne aussi les négociations israélo-arabes afin de s’attirer ainsi les faveurs des organisations intégristes de Palestine, du Liban, de la Jordanie et de la Syrie. C’est un homme dont on entendra parler. En dépit de son idéologie laïque et progressiste, Saddam Hussein ne saurait rester longtemps insensible à ce chant des sirènes. Une coopération entre le Pakistan, l’Irak et l’Algérie permettrait de mettre rapidement au point une arme nucléaire. Face à un immense front stable de pays islamistes, la menace du bâton du gendarme américain perdrait beaucoup de son effet dissuasif.

En cas de conflit déclaré, les pays de l’Europe du Sud seraient les premiers à être infiltrés par les réseaux terroristes, étant donné leur proximité géographique et l’implantation sur leur territoire d’une forte communauté émigrée. Les prises d’otages ne manqueraient pas de se multiplier. Si l’Occident est sûr de sortir vainqueur d’un éventuel affrontement, je le soupçonne d’en sous-estimer le prix. Après la longue ère du bras de fer Est-Ouest, le monde a-t-il intérêt à entrer dans une nouvelle période de rivalités, de divisions et de troubles ?

Intolérance et absence de consensus : Rémus et Romulus

Le drame de la situation algérienne est l’inexistence d’un consensus entre les diverses parties de la population. Le résultat du premier tour des élections législatives du 26 décembre 1991 donne une image assez crédible du découpage politique de l’opinion. Il existe un marais de 40 % constitué de gens indifférents au sort du pays. Ces abstentionnistes se recrutent surtout dans les tranches les plus âgées de la population rurale. Ils sont en général analphabètes et dénués de formation politique.

Ils se préoccupent avant tout d’améliorer leurs dures conditions d’existence. Ils sont surtout sensibles aux besoins matériels : l’eau courante, l’électricité, l’école pour leurs enfants et la proximité d’un dispensaire. Ils sont croyants mais ne revendiquent pas l’application de la charia dans la mesure où aucune loi ne vient gêner la pratique de leur religion. Ils s’accommoderaient de n’importe quel régime. Chez eux, c’est le scepticisme qui prévaut.

Pour avoir longtemps été abreuvés de promesses fallacieuses, ils récusent les politiciens de tous bords. Durant plus de vingt-cinq ans, les responsables du FLN, qui avaient besoin de leurs voix, ne venaient les visiter qu’à la veille d’une consultation. Ils les assuraient qu’ils allaient régler tous leurs problèmes, puis remontaient dans leurs voitures noires pour ne reparaître qu’à l’occasion du suffrage suivant et leur réitérer sans remords les mêmes assurances. Les islamistes à leur tour leur promirent le paradis sur terre. Mais dans les communes rien ne changea pour leurs administrés qui continuent à attendre l’eau et l’électricité, l’école et le dispensaire.

La frange moderniste représente 35 % de l’électorat. Elle traverse de nombreuses couches sociales mais se concentre surtout chez les employés et cadres de l’appareil administratif et économique du pays. La plupart ont bénéficié d’une formation dans les deux langues. Ses membres croient à la nécessité de faire accéder l’Algérie à l’ère de la modernité par le biais de la science et de la technologie. Mais ils divergent sur les moyens d’y parvenir.

L’aile progressiste du FLN partage ce projet. Mais ces épigones de Boumediene privilégient la voie autocratique et une conduite des masses à marche forcée. Ils rêvent d’un nouvel Atatürk. Les démocrates, dont l’éventail s’étend de l’extrême gauche trotskiste à la social-démocratie, récusent l’autoritarisme. Les partisans de la IVe Internationale jettent de l’huile sur le feu en soutenant les intégristes, dans l’espoir d’un embrasement généralisé.

Les deux mouvances berbéristes ne cessent de se déchirer. Les communistes se démarquent en boycottant les élections. Les islamistes représentent 25 % de l’opinion. Mais ils pèsent bien plus lourd. C’est que ces laissés-pour-compte sont un vivant remords.

C’est que ces exclus ont une revanche à prendre. Ces révoltés sont arrivés jeunes enfants, ou sont nés dans le bidonville où s’est installé leur père venu à la recherche d’un emploi. Après de vaines démarches, celui-ci sera réduit à se transformer en cordonnier, réparateur de tamis, marchand ambulant, chiffonnier, rempailleur. Ses enfants grandiront dans une masure de tôle et de carton, dépourvue des plus élémentaires commodités. Celui qui veut faire ses besoins doit s’éloigner d’un kilomètre pour s’abriter derrière un buisson ou au creux d’un terrain vague.

Grands ou petits, ils apprennent à louvoyer entre les itinéraires capricieux d’égouts à ciel ouvert. Ils sont victimes d’infections plus souvent, qu’à leur tour. À quelques centaines de mètres, c’est le domaine interdit. Là, ils voient s’élever des villas somptueuses. Ils affirment que le sol de l’une est en marbre de Carrare, que les robinets de la salle de bains de l’autre sont en or massif.

Adossés à un mur, les adolescents fantasment sur ce monde inaccessible et pourtant si proche. Le drame est qu’il ne s’agit pas de simples fantasmagories. Le marbre de Carrare et les robinets en or massif existent bien dans certaines résidences. Le tragique de la situation politique algérienne vient du fait que les islamistes et les modernistes, les deux parties politiquement actives, ne s’entendent sur rien. Il n’existe entre eux aucune base de consensus.

Le projet totalitaire des intégristes part du principe que la charia étant la loi divine, la voie de la vérité consiste à la suivre. On ne saurait tolérer que d’autres musulmans persistent dans l’erreur et les errements. La démocratie, simple invention humaine, doit céder le pas à la loi céleste. En ce sens, le principe majoritaire ne saurait être intangible, car si le plus grand nombre se trompe, il convient de ramener dans le droit chemin les brebis égarées plutôt que de se soumettre à leur volonté. De la même façon, cette logique rend inconcevable l’existence d’un espace privé.

Puisque le Coran déconseille la consommation d’alcool, il convient de l’interdire, et tout individu qui transgressera la règle, même chez lui, sera puni. Cela autorise donc les gardiens de la foi à pénétrer comme en Arabie Saoudite dans les foyers pour vérifier qu’il ne se trouve aucune bouteille délictueuse. Les rapports sexuels hors mariage étant prohibés, toute femme – et non tout homme – qui entretiendra des relations coupables sera lapidée. Comment constater l’adultère, à moins d’entrer dans la pièce ? Tous les citoyens devront s’étendre sur la table de Procuste.

On coupera les membres qui dépassent la dimension idoine, on étirera les nains pour leur donner bonne mesure. Quel est l’Iranien qui ne porte pas aujourd’hui turban et barbe ? Quelle est l’Iranienne qui sort sans foulard ? En l’absence d’un modus vivendi, au sens strict du terme, comment les Algériens pourraient-ils envisager de vivre ensemble, de cohabiter ? C’est en ce sens que le projet intégriste est porteur d’une réelle menace de déflagration sociale.

Face aux multiples pressions et menaces, les dissidents qui auraient refusé de s’expatrier se seraient vus contraints de défendre leurs libertés les armes à la main. Un processus à la libanaise ou à la yougoslave attendait l’Algérie en cas d’arrivée au pouvoir des intégristes. La tendance islamiste représente le quart de l’opinion nationale. Elle sera durable. Le pouvoir et les démocrates devront compter avec elle.

La dissolution du FIS ne constitue pas une solution rationnelle car cette décision administrative ne dissoudra pas l’électorat qui s’en réclame. La politique de répression, si elle a le mérite de nettoyer de ses satellites terroristes la nébuleuse intégriste, ne saurait parvenir à démanteler un mouvement né dans la clandestinité, qui va y retourner et retrouver les méthodes d’organisation et de propagande qui firent ses premiers succès. Le sentiment de l’injustice dont il a été victime ne peut que radicaliser ses positions et promouvoir ses leaders les plus extrémistes. Nul doute qu’ils se préparent à en découdre. Réduits au désespoir, ils risquent de se lancer dans la voie d’un terrorisme aveugle et suicidaire, comme celui de l’OAS en 1962, avec les bombes déposées dans les lieux publics, les mitraillages dans les rues et la terreur généralisée.

L’Algérie est entrée dans une ère de grande discorde, cette « fitna » que le Prophète tenait pour le danger le plus mortel qui menaçait sa communauté naissante et dont il avait tenu à prévenir ses compagnons vers la fin de sa vie. Ses proches n’en tinrent aucun compte. Les rivaux abandonnèrent le cadavre de Mohammed pour se réunir à huis clos afin de lui choisir un successeur. L’histoire de l’islam foisonne de ces dissensions internes. Il est une question essentielle : les Algériens sont-ils prêts à vivre ensemble, à s’accepter avec leurs différences sans que les uns menacent de sauter à la gorge des autres ?

À moins de consentir à plonger le pays dans le drame, le pouvoir actuel est requis d’œuvrer à l’élaboration d’un consensus susceptible de permettre la coexistence des frères ennemis. Les intégristes doivent renoncer à leur projet totalitaire et accepter que les coreligionnaires qui ne partagent pas leurs convictions aient le droit de vivre dans le même pays et de s’exprimer librement. Les démocrates doivent se soumettre au principe majoritaire et accepter un éventuel gouvernement islamiste. Le drame est qu’en telle occurrence les premiers se promettent d’égorger leurs opposants et les seconds parlent de quitter le pays. La vraie révolution algérienne est en œuvre.

Parviendrons-nous à faire l’économie d’une terreur à la Robespierre ? Sera-t-il possible de conjurer les démons de la guerre civile ? Nous savons que l’histoire est tragique et que les pays qui y rentrent en paient le pesant de sang et de larmes. Est-ce la condition nécessaire à la formation d’une nation ?

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