Rabindranāth Tagore

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TAGORE (Rabindranāth) 1861-1941

De son vivant, Tagore fut considéré comme le plus mystique des poètes et le plus poète des mystiques. Tandis que l’Inde retrouvait dans ses accents le souffle védique, l’Occident était séduit par l’un des rares écrivains indiens que de nombreuses traductions – réalisées en anglais par l’auteur lui-même – mettaient à sa portée. Non que Tagore fût le seul écrivain de langue bengali, mais son rayonnement universel lui valut en 1913 le prix Nobel de littérature. Si les adaptations de ses œuvres en anglais et en français contribuent grandement à sa célébrité, elles n’ont cependant cerné qu’une part relativement minime d’une création qui s’échelonna sur quelque soixante années. À la fois maître spirituel, peintre, réformateur littéraire et social, romancier, polémiste et poète, on lui doit d’avoir révélé à l’Occident le génie bengali.

Soif de l’amour

Le « Grand Saint » Devendranāth Tagore (1817-1905), la plus digne figure spirituelle depuis Rāmmohan Rāy (1772-1833), tenait la poursuite de l’Absolu pour l’unique signification de la vie. Soumis au vieux principe des Sages, Devendranāth ne quittait sa retraite que pour regagner son foyer et « assurer la lignée » ; Rabindranāth Tagore, qui naquit à Calcutta, fut l’avant-dernier de ses quinze enfants. La garde de ceux-ci était confiée aux domestiques et aux précepteurs de la maison, tandis que les femmes participaient aux recherches philosophique, littéraire et artistique. L’enfant, vivant dans un monde de sensibilité et de rêverie, détestait le « moulin » de l’enseignement (presque rabelaisien) qui l’écrasait du matin au soir. Il avait soif de l’amour. Deux séjours prolongés chez son père dans l’Himalaya lui en révélèrent deux nouvelles dimensions : l’amour de la nature, l’amour de Dieu.

Expérience spirituelle : amour et épreuve

À la mort de sa mère, vers l’âge de quatorze ans, Rabindranāth trouva la première personnification de l’amour humain chez une de ses belles-sœurs. Un jour, en 1883, Rabindranāth eut la révélation que l’amour humain ne faisait qu’un avec celui de la nature et de Dieu : « Le soleil se levait lentement au-dessus des feuilles […] ; soudain un rideau semblait disparaître devant mes yeux. Je trouvai le monde entier baigné d’une gloire ineffable, des vagues de joie et de beauté éclatante et déferlant de tous côtés […]. Il n’y avait rien ni personne que je n’aimais pas à ce moment-là […]. Dans la totalité de ma vision, je semblais être témoin des mouvements du corps de toute l’humanité, et sentir la musique et le rythme d’une danse mystique. » (Jīvan-smriti, 1912) [Réminiscences]. Ce fut la genèse du poème « Le Réveil de la source ».

En 1884, le suicide de sa belle-sœur, qui le bouleversa, lui fut une expérience fondamentale : il fallait renoncer à l’amour du particulier pour mieux aimer l’humanité entière, la nature et Dieu. Les événements tragiques de sa vie, loin de l’aigrir, élargissaient l’horizon de son humanisme théiste. Devant la mort qui frappait cruellement autour de lui – entre 1902 et 1918, lui sont arrachés sa femme, trois de ses enfants ainsi que son père – il se sentait comme une fleur qui, perdant ses pétales un à un, deviendrait graduellement un fruit que la Mort viendrait cueillir à sa pleine maturité, en offrande au seigneur de la Vie.

Doué d’une vitalité débordante et d’un corps aussi exceptionnellement robuste que beau, Rabindranāth hébergeait dans son cœur la révolte et l’impétuosité du Bengali. Il dénonçait, aussi bien dans ses poèmes que dans sa vie, « celui qui commet l’injustice et celui qui la tolère », et sa prière était : « Que Ta haine puisse les consumer comme brins d’herbe sauvage. » La vaste sérénité, la maîtrise de soi et la résignation devant Dieu qu’il avait héritées de son père lui conféraient une rare grandeur. Pour lui la mort n’avait pas de mystère. Il ne fuyait pas la souffrance. Parmi ses chants, qui inspiraient courage à un Gandhi, rappelons celui-ci : « Cet encens que je suis ne dégage pas de parfum sans qu’on le brûle ; cette lampe que je suis n’émane pas de lumière sans qu’on l’allume. »

La vie, une alchimie

Tagore possédait le don de convertir la souffrance en joie. Il aimait trop la vie, cependant, pour s’en détourner en ascète. Sa tâche était double : découvrir son dieu de beauté dans la nature, dans le corps, dans la pensée, dans la parole et dans l’acte, et imposer à la vie une transformation pour qu’elle devienne belle dans sa totalité. « Où pourrai-je Te rencontrer, écrivait-il, sinon dans ma demeure devenue la Tienne ? Où pourrai-je m’unir à Toi, sinon dans mon œuvre transformée en Tienne ? » (Sādhanā [The Realisation of Life], discours prononcés à l’université Harvard, 1912-1913). Le centre d’éducation (Santiniketan ou Demeure de la paix) qu’il avait fondé en 1901 devint bientôt un foyer dynamique générateur de cette beauté : on y vit éclore spontanément la poésie, la musique, la peinture, la danse, le théâtre. Le rayonnement de ce foyer s’emparait non seulement du Bengale mais de toute l’Inde et attirait nombre d’étrangers. Tagore était d’ailleurs un grand voyageur ; il parcourut plusieurs fois aussi bien l’Orient que l’Occident (Angleterre, Italie, Union soviétique, États-Unis, Amérique du Sud, Japon, etc.).

Dernier message

La ferveur de son amour (conçu comme la plus haute expression de la beauté) manifestée dans les versets de l’Offrande lyrique (Gitānjali, 1912) devait insuffler un nouvel espoir dans le cœur des humains, face à l’effondrement général du vieux monde pendant la Première Guerre mondiale. Tagore, épuisé, malade, attendant sa mort avec une sereine clairvoyance, proclamait, dès l’éclatement de la Seconde Guerre mondiale, le jour de son quatre-vingtième anniversaire : « Lorsque je jette mon regard tout autour, je rencontre les ruines d’une orgueilleuse civilisation qui s’écroulent et s’éparpillent en vaste amas de futilités. Pourtant je ne céderai pas au péché mortel de perdre confiance en l’homme : je fixerai plutôt mon regard vers le prologue d’un nouveau chapitre dans son histoire, une fois que le cataclysme sera terminé et que l’atmosphère sera rendue limpide avec l’esprit de service et de sacrifice […] Un jour viendra où l’homme, cet insoumis, retracera sa marche de conquête malgré toute barrière afin de retrouver son héritage humain égaré. » (The Crisis in Civilization, discours, 1941).

Décelant ses propres défauts chez de nombreux imitateurs, souvent médiocres, Tagore fut, jusqu’à sa mort, un travailleur inlassable, impatient de se dépasser. Il mêlait harmonieusement l’authentique spiritualité au lyrisme ou au drame, ce qui ne l’empêchait pas de s’adresser avec beaucoup de charme aux enfants. L’humour lui seyait comme la gravité. On lui doit au moins cinquante ouvrages de poésie (300 000 vers), des compositions musicales, douze recueils de chants, trois opéras, quatorze romans, douze recueils de nouvelles, quatorze pièces de théâtre, soixante-trois volumes d’essais dont les thèmes vont de l’art à la politique, de la philologie à la philosophie, sans compter les récits de voyages, une vaste correspondance et une autobiographie. Dès le début des années vingt, il esquissait l’itinéraire futur de la pensée bengali tandis que ses contemporains utilisaient Freud et Marx pour se frayer de nouveaux chemins. Et, bien que les Bengalis aient envie et besoin d’épurer leur inconscient culturel, nourri de Tagore, ils ne peuvent que reconnaître leur dette à son égard. C’est en lui qu’ils doivent découvrir, encore aujourd’hui, la clé de toute innovation.

Prithwindra MUKHERJEE

Source: Universalis

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