Arthur Rimbaud

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Arthur Rimbaud

Poète français (Charleville, 1854 — Marseille, 1891).

Poète maudit qui, ayant tout écrit avant l’âge de vingt ans, devient trafiquant d’armes et meurt à trente-sept ans, Rimbaud a été considéré alternativement comme un voyou, un voyant, un vagabond, un escroc, un pervers, un prophète, comme un  frère en marginalité de ceux qu’attire l’expérience des limites – drogues, amours interdites, musiques dangereuses – où est la «vraie vie», puisqu’elle est «ailleurs». Il laisse un texte fait de fragments épars, encore difficilement appréciable dans les cadres habituels de l’histoire littéraire.

Le seul texte que Rimbaud ait cherché à faire publier est un bref recueil de neuf poèmes en prose, Une saison en enfer. Ce sont des volontés étrangères, souvent après sa mort, qui ont réuni les Poésies et les Illuminations. Mais c’est peut-être parce qu’il ne s’est pas soucié de sa carrière et parce qu’il avait pris la poésie pour une manière irréductible d’être au monde qu’il est devenu le phare de milliers de jeunes gens.

Errance et révolte

Le 10mai1876, Rimbaud signe un engagement dans l’armée coloniale hollandaise. Né en1854 (à Charleville, dans les Ardennes), il a vingt-deux ans. En apparence l’aventure commence: même s’il déserte dès le mois d’août, même si plusieurs de ses aventures sont avortées (faux départ pour Alexandrie, en1877, faux départ pour l’Orient, en1879), de l’Allemagne à l’Égypte, de Chypre à la mer Rouge, jusqu’à Harar, en Éthiopie, les voyages auront duré quinze ans. Ils s’achèvent le 10novembre1891 à Marseille, où Rimbaud meurt quelques mois après avoir été amputé d’une jambe en raison d’une tumeur au genou. En réalité, ce 10mai1876 met un terme à tout ce qui compte dans cette vie, c’est-à-dire l’œuvre. L’errance vraie, les dérives et les délires, l’exploration des frontières et des gouffres, c’était entre Charleville et Paris, avec quelques fugues, entre Londres et Bruxelles, dans la vieille Europe «aux anciens parapets» (le Bateau ivre), dans la poésie surtout, la seule affaire de sa vie. Après, il n’y a plus que des lettres, de pauvres comptes rendus de ses activités de marchand, des rêves mesquins de «réussite», des mots pour dire la souffrance physique. Sa poésie s’était construite sur la liquidation des héritages, sur la destruction rageuse du romantisme fade et du lyrisme niais. Sa vie de trafiquant tire un trait sur l’exotisme de pacotille, le pittoresque truqué, le mensonge des ailleurs. Qu’il l’ait voulu ou non, su ou ignoré, Rimbaud est un liquidateur. Et d’abord de son œuvre, de lui-même: ces quinze années de «trimbalage» valent par la lumière noire dont elles illuminent tout le reste. À tant d’adieux lancés dans les textes, à tant de défis, à tant d’arrachements rêvés – à l’ordre occidental, à sa culture, à ses «belles-lettres» – répondent un adieu véritable, un défi dangereux, un arrachement finalement mortel. Rimbaud a craché sa haine, ses révoltes – contre l’ordre établi, le milieu familial, les convenances, NapoléonIII, le catholicisme; il a hurlé sa différence; il a écrit. Et puis il est parti. Ses vraies raisons – que d’ailleurs personne ne connaît – n’ont aucune importance. Que son épopée africaine soit pure dérision non plus. Ce qui compte et le distingue, c’est la cassure, le refus de la carrière d’écrivain et jusqu’à la volonté d’effacer la mémoire de la trace poétique: «Je ne m’occupe plus de ça», disait-il, dédaigneux, en parlant de la poésie et de son œuvre, qu’il considérait comme «des rinçures».

Un poète de seize ans

L’histoire de celui qui s’est «opéré vivant de la poésie» (Mallarmé) a commencé comme celle de tant d’adolescents de province qui écrivent des vers. Sous les yeux froids de la «mère Rimbe», obstinément là, Rimbaud subit l’ennui d’une petite ville des Ardennes, avec ses rituels conformistes, ses pesanteurs mesquines, dont celles de l’institution scolaire. Il est cependant un bon élève, qui obtient le prix de vers latins. Son père est rarement présent, puis complètement absent: officier, avec le goût du risque et la passion de l’écriture – mais son œuvre a sombré comme lui –, Frédéric Rimbaud disparaît quand son fils n’a que dix ans.

Le «Recueil Demeny»

Six ans plus tard, Rimbaud rencontre Georges Izambard, un jeune professeur de vingt-deux ans. Amitié décisive: Rimbaud lui montre les vers qu’il a déjà écrits, et où transparaît le modèle parnassien (néoromantisme, avec un grand souci de la forme parfaite, au nom de l’art pur). Quand éclate la guerre de1870, il semble que Rimbaud l’ait d’abord perçue comme ce qui allait l’enfermer à Charleville: d’où une première fugue, manquée (l’errance est un apprentissage), suivie d’une deuxième, en octobre. Réfugié chez Izambard, Rimbaud rencontre Paul Demeny, poète lui aussi: pour lui, il recopie l’ensemble de ce qu’il a écrit jusqu’alors. Ce «Recueil Demeny», composé de deux cahiers, est le seul recueil poétique que Rimbaud ait conçu: il comporte des textes anciens (Soleil et Chair, le Forgeron, les Effarés, Sensation), et d’autres tout neufs (ceux qu’il a composés pendant la seconde fugue). Ce sont: Au Cabaret Vert, la Maline, Ma bohème, le Dormeur du val. L’échappée a été brève: après une remise aux mains de la police, il faut réintégrer Charleville, glacée et marquée par la guerre.

«Le Cœur volé»

La poésie de cet adolescent est encore pleine de réminiscences livresques, voire de pastiches (Baudelaire, Hugo, Théodore de Banville), et très sage malgré quelques audaces: de nouveaux mots, auxquels Rimbaud donne droit de cité en poésie, des images inattendues. Un esprit de dérision destructrice transparaît dans un ensemble encore consciencieux, en dépit de la fantaisie du bohémien. Un an plus tard, tout change: en février et en avril1871, Rimbaud, qui vient de composer un long poème, le Bateau ivre, est à Paris. Il s’enthousiasme pour la Commune et s’indigne de la répression. Un poème, le Cœur volé, serait peut-être le récit d’un épisode dramatique. S’agit-il de violences qu’auraient fait subir des soldats au jeune révolté? d’une participation de celui-ci à des combats précédant la Semaine sanglante (21-28mai1871) qui met fin à la Commune de Paris?

«JE est un autre»

De retour à Charleville, Rimbaud y écrit deux lettres capitales: la première, le 13mai, à Izambard, où il met violemment en accusation ceux qui mangent au «râtelier universitaire» et qui se contentent de la «poésie subjective», «horriblement fadasse». En même temps, il annonce son programme: «Maintenant, je m’encrapule le plus possible. Pourquoi? Je veux être poète, et je travaille à me rendre voyant […]. Il s’agit d’arriver à l’inconnu par le dérèglement de tous les sens. […] C’est faux de dire: Je pense. On devrait dire: On me pense.» Ces quelques formules d’un garçon de dix-sept ans sont parmi les plus célèbres de la littérature française. Pour autant, l’art poétique qu’elles suggèrent n’est pas simple: le refus de la poésie subjective consiste non seulement en celui de la poésie sentimentale, lyrique, romantique «à la Musset», que Rimbaud abhorre parce qu’elle enferme l’homme dans des conventions vides; il est, plus encore, rejet de la poésie soumise à la domination d’une classe, d’un dieu, d’un sujet: au «Cogito, ergo sum» de Descartes, il s’agit d’opposer le constat selon lequel le poète n’est pas le producteur mais le produit de sa production. «JE est un autre», déclare Rimbaud, et, dès lors, le poète est dépossédé de son identité, de sa liberté. À la mort de la subjectivité correspond la naissance de la poésie moderne. Désormais, l’œuvre embrasse son producteur; celui-ci est immergé dans une errance qui se confond avec la quête créatrice: «Et dès lors, je me suis baigné dans le Poème/De la Mer, infusé d’astres et lactescent» (le Bateau ivre). Désormais, selon la formule d’André Breton, «la poésie est le contraire de la littérature».

L’aventure du voyant

La seconde lettre, du 15mai, adressée à Paul Demeny, systématise ces quelques intuitions: liant les contraires (Chant de guerre parisien est présenté comme un «psaume d’actualité»; Rimbaud proclame: «Voici de la prose sur l’avenir de la poésie»), s’acharnant sur la vieillerie poétique, les clichés du romantisme, sur le Moi et sur le divorce entre le poète et la cité, ce manifeste donne la voyance pour enjeu de la poésie et le dérèglement de tous les sens pour son moyen. Que le prix à payer soit énorme, peu importe: au bout de cet horrible travail, il y a le savoir suprême. Malade, criminel, maudit, le poète se fait «voleur de feu» et accepte de plonger dans l’inconnu – «là-bas» – pour en rapporter de la forme ou de l’informe. Cette poétique était, en effet, révolutionnaire: choisir les sens contre le sens – «littéralement et dans tous les sens» est l’une des formules lancées par Rimbaud pour appréhender ses poèmes – implique que le discours exprimant un déjà-là et imitant la réalité soit déclassé au profit de l’ivresse du verbe. Dès lors, la poésie accueille tout ce qui excède et met en péril. Cela se traduit dans la production de Rimbaud par Mes petites amoureuses, les Premières Communions, les Poètes de sept ans et surtout Ce qu’on dit au poète à propos de fleurs (art poétique antiparnassien), qui exercent une frénésie dévastatrice contre tout système, qu’il soit social, moral, institutionnel ou poétique. Et comme Rimbaud a choisi la Commune contre l’ordre bientôt sauvagement rétabli, il écrit à la même période la plupart de ses poèmes révolutionnaires (Chant de guerre parisien, l’Orgie parisienne, les Mains de Jeanne-Marie). Enfin, conséquent avec lui-même, il demande à Paul Demeny de détruire le premier recueil qu’il lui avait confié.

Verlaine

Paul Verlaine

En septembre, Rimbaud rejoint à Paris Verlaine, qui lui a répondu dès sa deuxième lettre: «Venez, chère grande âme.» Verlaine quitte sa très jeune femme, Mathilde, qui lui donne un fils fin octobre, et commence avec le «Satan adolescent» deux années d’une relation semée d’orages et de brouilles. En1873, à Bruxelles, Verlaine, ivre, tirera sur Rimbaud à nouveau prêt à le quitter, et sera condamné à une peine de prison. (En1875, ayant purgé sa peine, il rencontrera une dernière fois Rimbaud, alors précepteur à Stuttgart, et tentera, en vain, de lui faire partager sa foi.) Deux ans de bohème (la vraie, celle des clochards de la place Maubert, celle de l’alcool et de la drogue) et de parasitisme, entrecoupés de retours à Charleville (en1872), où, tandis que Verlaine écrit Romances sans paroles, Rimbaud rêve à des «espèces de romances», compose la Rivière de Cassis, Michel et Christine (repris dans Une saison en enfer) et songe à ses Études néantes, en pratiquant l’hallucination verbale. Entre les deux compagnons, le fossé s’élargit: Rimbaud est décidément du côté d’une autre poésie, de l’«alchimie du verbe» et des sens, quand Verlaine est revenu à la «fadasserie» subjective. Pris de vertige devant sa propre aventure intérieure, Rimbaud compose alors Une saison en enfer, qui est, entre autres, un voyage au bout de son enfer (avec Verlaine, avec la poésie, avec lui-même) et un bilan poétique. Texte de haine, texte âpre, Une saison en enfer atteste le choix définitif de la prose. «JE» n’y est même plus un autre, il se cherche en vain, au bord dangereux de la folie. À dix-huit ans, Rimbaud a déjà parcouru un atroce chemin.

Les «Illuminations»

Il part pour Londres (où il avait déjà séjourné en1873) avec un autre compagnon, Germain Nouveau. Les Illuminations, dont on ne connaît pas la date d’écriture avec certitude, sont probablement augmentées à cette époque. Ce sont quarante-deux textes en prose, dont l’interprétation demeure, aujourd’hui encore, parfaitement incertaine. Si leurs titres – Conte, Ouvriers, les Ponts, Aube, Métropolitain, Barbare –, par exemple, semblent clairs, le rapport entre les titres et les textes brouille aussitôt la lecture. Plutôt que de chercher d’improbables clés, mieux vaut sans doute accepter cette difficulté constitutive. Elle vient notamment de l’incohérence apparente des images, d’une syntaxe qui privilégie la juxtaposition, du refus surtout de «faire croire» à la «vérité» du monde textuel. Surréalité, fantastique, allusion systématique aux songes et à l’illusion, destruction finale de ce qu’on croyait construit font que, selon le mot de Tzvetan Todorov: «On comprend ce qui est dit, mais on ne sait pas de quoi on parle.» Dans les Illuminations, ce sont les mots qui ont l’initiative, ainsi la modernité du premier texte sans référent ni sens, dont l’auteur déclarait: «Il faut être absolument moderne.»

L’homme aux semelles de vent

Pas plus que ses Poésies, Rimbaud ne publiera ses Illuminations – le titre est de Verlaine, l’ordre des poèmes de leur premier éditeur – en1886. Ne l’attendaient plus que l’errance, stérile cette fois, les déserts brûlants, le trafic, les métiers extravagants (interprète dans un cirque en Suède, chef de chantier à Chypre, marchand de bazar en Éthiopie), la gangrène et le délire. «L’homme aux semelles de vent», comme l’appelle Verlaine, est bien parti, faisant ainsi l’épreuve de la faillite de l’art, maudissant la poésie après l’avoir radicalement bouleversée, parce qu’il l’a confondue avec l’élan insensé du désir dont elle ranime indéfiniment la force mystérieuse.

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