Jean-Paul Sartre

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Philosophe et écrivain français (Paris, 1905 — id., 1980).

Philosophe, romancier, dramaturge, critique littéraire et journaliste, engagé dans la plupart des combats politiques de son temps, Sartre apparaît comme un homme épris de liberté et intensément présent au monde: à ceux qui voudraient empêcher l’écrivain de militer contre la guerre d’Algérie, de Gaulle lance «On n’emprisonne pas Voltaire».

Du philosophe des Lumières, Sartre a en effet bien des traits: une curiosité universelle, une capacité de travail et d’intervention impressionnante, une culture immense, classique par formation, moderne par choix, un goût manifeste pour effacer les frontières entre les disciplines (philosophie, psychanalyse et littérature par exemple), mais aussi entre les continents, les peuples et les classes. Pour Sartre, écrire un livre, penser se confondent avec l’engagement. C’est cet intellectuel-là que sont venus pleurer tous ceux qui, personnalités ou anonymes confondus dans une fraternité qui ne lui était pas étrangère, l’accompagnent le 23mars1980au cimetière du Montparnasse.

Un maître à penser

Avec ses lunettes aux verres épais –myope, Sartre deviendra presque aveugle en1974–, ses canadiennes sans âge, ses écharpes, sa pipe ou sa cigarette, il est un symbole de la rive gauche et de l’intelligentsia parisienne. Le domaine qu’il a hanté occupe l’espace minuscule qui sépare le Flore des Deux Magots, d’où l’on aperçoit, en face, la brasserie Lipp et, à gauche de l’église, la librairie Gallimard. Sartre fut un homme de cafés, pour les rencontres et le travail, et aussi un homme de rue et de foule: dans combien de cortèges, de manifestations, n’a-t-il pas été photographié? Combien de lieux où une collectivité semblait se chercher n’a-t-il pas occupés en Mai 68, ici la Sorbonne, là les usines Renault de Billancourt, ou encore la rédaction de Libération. Immédiate, l’image se révèle juste: Sartre s’est voulu absolument de ce monde et de son temps. Il s’est efforcé de tout vivre, en même temps, et en restant maître du jeu: la politique, la philosophie, la justice, la liberté, l’amour aussi, dont la place a été importante dans l’existence de cet homme chez qui la découverte de sa laideur (les Mots) a laissé libre le développement d’une séduction légendaire.

«L’universel singulier»

Né en1905 dans la bourgeoisie aisée, Sartre appartient à une génération brutalement jetée dans la fureur moderne par la Première Guerre mondiale. On pouvait alors tout aussi bien rêver de tout détruire dans l’ordre de la littérature et de l’art – telle fut l’entreprise dada et surréaliste – que chercher son salut dans la littérature: tel fut son choix, celui du moins qu’ironiquement, et sans vraiment être dupe, analyse l’écrivain qui, à presque soixante ans, écrit son autobiographie. L’essentiel est de se saisir comme un homme seul, mais dont la singularité renvoie à l’universel: ce concept de «l’universel singulier» est fondamental chez Sartre, comme le seront quelques autres dont les noms sont inséparables de la morale sartrienne – situation, mauvaise foi, salaud, engagement, liberté. C’est pourquoi il se présente dans les Mots comme exemplaire de sa génération et de sa classe.

De l’enseignement à l’écriture

La culture classique fait partie de son héritage, et le succès à l’École normale supérieure à dix-neuf ans, de même que l’agrégation de philosophie, à laquelle il est reçu premier en1929 (l’année où il rencontre Simone de Beauvoir) ne font que confirmer cette inscription parmi les forts en thème. Pour autant, la culture contemporaine ne lui manque pas: les bandes dessinées, les films d’aventures partagés avec Anne-Marie, sa mère, lorsqu’il était petit garçon, plus tard la passion des romans policiers, l’intérêt pour toutes les manifestations modernes de l’art et le goût des villes américaines en sont quelques signes. Professeur – au Havre; à Berlin, en1933-1934, à une époque historiquement décisive, puisque Hitler accède au pouvoir en1933; à Neuilly –, Sartre abandonne l’enseignement à la Libération pour se consacrer à son activité d’écrivain. Mais, en quittant la carrière enseignante, Sartre n’en abandonna pas les façons d’être, et on peut considérer qu’il fut, pendant trente ans, le professeur des Français à la recherche d’un maître.

De l’écriture à l’existentialisme

Philosophe de formation, Sartre écrit beaucoup pendant ces années: un essai sur l’Imagination (1936), la Transcendance de l’ego (1937) (dans ces premières œuvres de psychologie phénoménologique, l’influence de Husserl est nettement marquée); un roman, la Nausée (1938); des nouvelles, le Mur (1939), et travaille au cycle romanesque qui deviendra «les Chemins de la liberté» (1945-1949). S’inspirant des techniques de Joyce et des romanciers américains (Faulkner, Dos Passos), Sartre s’efforçe, dans ce roman, de gommer la présence du romancier pour laisser ses personnages rapporter seuls leur expérience immédiate et ne rapporter qu’elle.

La première forme d’écriture qu’il développe parallèlement à sa réflexion philosophique est l’écriture narrative, romanesque, sans que l’étanchéité entre les deux soit recherchée: au contraire, la Nausée vient d’un essai sur la contingence, et c’est l’existentialisme qui sous-tend l’être au monde angoissé de Roquentin, le personnage principal, qui tient une sorte de journal étranglé par la conscience de l’existence, cette chose monstrueuse que «personne ne veut regarder en face» (le Mur).

«L’existence précède l’essence»

Cette vision du monde dominée par le dégoût, le désespoir, l’être-là gratuit des choses, traversée d’images poisseuses caractérise le premier Sartre, fort méfiant à l’égard des idéologies qui se présentent à lui (marxisme, surréalisme), mais séduit par cette morale existentialiste selon laquelle l’homme doit construire sa manière de vivre, puisque «l’existence précède l’essence» et que l’homme se définit dans sa relation à autrui. Exister, c’est donc être dans le monde, être pour autrui, et cette existence doit être saisie de façon concrète et historique. La liberté est le trait fondamental de l’existentialisme sartrien: puisque Dieu n’existe pas, l’homme est seulement ce qu’il se veut et ce qu’il se fait. La rencontre brutale entre Sartre et l’histoire – mobilisé, prisonnier en Allemagne, d’où il s’évade – incarne cette philosophie, donne un contenu grave aux mots de liberté, de situation, d’engagement. Et c’est l’histoire encore qui leste les esquisses romanesques des «Chemins de la liberté», l’Âge de raison, le Sursis, commencés en1939 et publiés en1945, la Mort dans l’âme, paraissant en1949: la fiction se déroule de1937 à1940 et, adoptant la technique simultanéiste, mêle personnages et intrigues sur fond de lâchetés, de vies cloisonnées que l’histoire se charge de faire éclater.

«L’existentialisme est un humanisme»

 À la Libération, Sartre, Simone de Beauvoir et leurs amis – Queneau, Leiris, Giacometti, Vian et Camus (avec lequel les relations sont houleuses) – deviennent brusquement célèbres: les existentialistes, les résistants, la gauche, les jeunes intellectuels qui hantent Saint-Germain-des-Prés sont plus ou moins confondus dans l’esprit du public. Sartre est envoyé aux États-Unis par le journal Combat pour couvrir la conférence de Yalta. À son retour, il explique ce qu’est l’existentialisme dans une conférence donnée à Paris: «L’existentialisme est un humanisme.» Il fonde enfin, cette même année1945, les Temps modernes. La gloire se mêle à la haine: il n’y a peut-être pas d’intellectuel qui ait été plus obstinément sali que Sartre – par les chrétiens, par les communistes, par la foule des bien-pensants comme par Céline, qui le surnomme «l’agité du bocal».

Le théâtre comme tribune

À partir de ce moment, Sartre, et avec lui Simone de Beauvoir, ne quitte plus le devant de la scène. L’écriture dramatique, découverte en pleine Occupation, inséparable à ses yeux du reste de l’histoire et de l’action collective, achève d’assurer cette célébrité qui s’étend bien au-delà de la France. Sous l’Occupation, il avait écrit et fait jouer les Mouches (1943), l’année même de la publication de son immense ouvrage philosophique, l’Être et le Néant –où se manifeste l’influence de Husserl–, ainsi que Huis clos (1944). En1946, il publie la Putain respectueuse et Morts sans sépulture; en1948, les Mains sales. Sa conception du théâtre le conduit à refuser le théâtre psychologique et réaliste, fondé sur des héros et des caractères, autant que le théâtre de divertissement.

L’existence mise en scène

Il prône un théâtre où se débattent les grandes questions contemporaines, au travers de personnages pris dans des situations violentes, extrêmes, dont l’enjeu est toujours le sens, la liberté, la responsabilité, exigences souvent en contradiction avec l’action. Oreste, dans les Mouches, se définit par le meurtre qu’il accomplit, meurtre juste puisqu’il s’oppose à l’abus de pouvoir et à la tyrannie. Les trois personnages de Huis clos (réunis dans un salon pour l’éternité puisqu’ils sont déjà morts) sont condamnés à jamais à se juger et à être jugés, chacun étant prisonnier de la conscience d’autrui –d’où la fameuse formule: «L’enfer, c’est les autres».

La logique révolutionnaire

Des pièces comme les Mains sales, en posant la question de la logique révolutionnaire (qui peut conduire à tuer) et de la conscience qui s’y oppose, ou comme  le Diable et le Bon Dieu       (1951), les Séquestrés d’Altona (1959) –la première renvoyant dos à dos Satan et Dieu, tandis que le héros cherche le sens de sa vie à travers l’action, la seconde où un officier nazi tente de comparaître devant un tribunal imaginaire– témoignent de la place éminente de la politique dans ce théâtre: comme en Grèce, la scène est une agora où un peuple épuisé mais exigeant voit exposés les problèmes cruciaux de la cité. D’autres pièces (Kean, adapté de Dumas,1953; Nekrassov, satire des milieux journalistiques,1955; ou encore une adaptation des Troyennes, d’Euripides,1965) disent l’intérêt soutenu que Sartre a manifesté pour le théâtre, comme pour les arts de la communication en général: il a écrit plusieurs scénarios de films, et participé à nombre d’interviews, de conférences, d’émissions de radio.

 La Critique de la raison dialectique (1960) marque un tournant. Le marxisme, jusque-là ignoré par Sartre, est désormais admis comme donnée indépassable, mais le projet n’est pas fondamentalement modifié. Les structures socio-économiques apparaissent comme le pratico-inerte, auquel la liberté des hommes aura toujours à se mesurer.

Du combat politique à l’écriture

L’écriture comme manifeste

Les choix politiques de Sartre, son goût pédagogique l’amènent à multiplier les formes d’intervention.

 La preuve en est son activité continue de journaliste, depuis la collaboration à Combat jusqu’à la direction du journal maoïste la Cause du peuple, celle du trotskiste Révolution, puis celle de Libération. Il faut mettre sur le même plan, parce qu’elles signifient la même volonté d’être là pour témoigner, dénoncer, agir, les nombreuses préfaces à des œuvres souvent contestataires et marginales (pour Genet, Leibowitz, Fanon), littéraires et politiques: tiers-mondiste convaincu, Sartre a, par exemple, préfacé Senghor et Lumumba. Dans l’émouvante préface-manifeste à la réédition d’Aden Arabie, il réhabilite de façon vibrante son ami Paul Nizan, traîné dans la boue par les communistes. Les dix volumes de Situations (1947-1976) gardent la trace de tout ce travail critique et politique.

  Paul Nizan

Un engagement permanent

Signes de ses rages, de ses haines et de ses passions, les textes de situations dessinent un parcours politique original – du RDR (Rassemblement démocratique révolutionnaire), rêve d’une troisième voie (entre le stalinisme et le gaullisme), au maoïsme, en passant par des étapes complexes et déroutantes pour tous ceux qui l’auraient voulu d’un seul parti, et du leur: prise de position en faveur d’Israël au moment de la création de l’État hébreu, en1948, précédée des Réflexions sur la question juive (1946), où Sartre pose que la question n’est pas la question juive mais celle de l’antisémitisme; dénonciation des camps de concentration soviétiques, avec Merleau-Ponty, en1950; bout de chemin avec les communistes lors de la guerre froide, avant que l’intervention soviétique en Hongrie ne consomme la rupture définitive avec le PCF (que Sartre, résumant l’aveuglement passionné des intellectuels français, ne méprisera cependant jamais: «Un anticommuniste est un chien, je n’en démordrai pas!»); anticolonialisme virulent des Temps modernes et de Sartre (il signe le «Manifeste des 121», contre la guerre d’Algérie, et, avec Gisèle Halimi et Simone de Beauvoir, publie un témoignage sur la torture, Djamila Boupacha, en1962). Même colère contre la guerre du Viêt-nam, même engagement en Mai 68 aux côtés des étudiants et des ouvriers.

Un intellectuel curieux et passionné

Sartre se fait une certaine idée des causes justes: il les aura toutes servies, en intellectuel qui se pose toujours la question de sa responsabilité, de sa part de liberté dans l’histoire face à la violence et au désir de fraternité. Ses nombreux voyages enfin, avec Simone de Beauvoir, elle-même militante exigeante de causes qu’il ne méprise pas (celle des femmes, par exemple), attentive aussi à la vieillesse et à la souffrance, témoignent d’une même curiosité et d’une passion infatigable: à Cuba (avant et après la prise du pouvoir par Fidel Castro, qu’il rencontre), en URSS, en Chine, dans la Yougoslavie de Tito, en Égypte, et même, en1974, alors qu’il est gravement malade, à Stuttgart, où il s’entretient avec Andreas Baader, dans sa prison.

Le «roman vrai»

 Au sein d’une vie si occupée, l’écriture pourtant tient la place essentielle, et c’est bien à l’écrivain que le prix Nobel de1964 est destiné. Sartre le refuse, le trouvant trop lié au bloc de l’Ouest. Il le mérite sans doute: romancier, dramaturge, essayiste, philosophe, Sartre est aussi un extraordinaire critique littéraire. Inventeur de «biographies existentielles» consacrées à ces «travailleurs de l’imaginaire», doubles ou frères par lesquels l’auteur de Qu’est-ce que la littérature? (1947) tente de se comprendre – de Baudelaire (1947) à Genet (Saint Genet, comédien et martyr,1952) et surtout à Flaubert (l’Idiot de la famille,1971-1972, inachevé)– il fonde une méthode critique très personnelle, qui aboutit au «roman vrai» de l’écrivain considéré et dont le point de départ est toujours le même: «Comment devient-on un homme qui écrit?» Dans cette confrontation avec les autres imaginaires, la littérature perd sa définition immédiate, engagée, qui consiste à dévoiler le monde afin de le changer et devient chose plus trouble et plus angoissante, pouvoir de néantisation, béance où les êtres disparaissent, puisque écrire c’est décider de s’absenter du monde. Étant un authentique écrivain, donc celui qui «a plus ou moins choisi l’imaginaire», Sartre appartient à un âge qu’on peut craindre définitivement révolu, où, pour vouloir changer le monde, il faut aussi proclamer les droits et le pouvoir de l’imagination.

  Jean-Paul Sartre refuse le prix Nobel de littérature

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