Une idée authentique n’est pas toujours efficace. Une idée efficace n’est pas toujours vraie. cIl y a là deux aspects dont la confusion donne lieu à des juge ments erronés si préjudiciables à l’histoire des nations quand cette confusion devient entre les mains des spécialistes de la lutte idéologique, un instrument de viol des consciences. L’authenticité est intrinsèque, spécifique, indépendante de l’histoire.
L’idée vient au monde vraie ou fausse. Quand elle est vraie, elle gardera son authenticité jusqu’à la fin des temps. Par contre, elle peut perdre son efficacité au cours de sa carrière, même si elle est vraie. L’efficacité d’une idée a son histoire qui commence avec son moment d’Archimède quand sa poussée originelle bouleverse le monde ou que l’on croit trouver en elle le point d’appui nécessaire pour soulever le monde.
En général, en venant au monde, les idées, qui ont fait son histoire, sont toujours efficaces, puisqu’elles ont soulevé des tempêtes, édifié ou anéanti quelque chose, ou simplement tourné une page d’histoire humaine. Elles ne sont pas nécessairement toutes vraies. Une idée est vraie ou fausse sur le plan théologique, logique, scientifique, social.
Mais son histoire ne dépendra pas de son caractère intrinsèque, elle dépendra de son dynamisme, de son pouvoir au sein d’un univers culturel et enfin de la conjoncture. Par exemple, l’idée de la circulation du sang est d’un médecin arabe du XIIe siècle, Ibn En Nafîs. Mais elle n’a commencé sa carrière scientifique qu’avec le médecin Anglais W. HARVEY, plus de quatre siècles après. C’est la conjoncture du moment qui l’a obligé à s’expatrier pour trouver ses meilleures chances d’application. En somme, pendant quatre siècles, elle fut vraie sans être efficace.
Beaucoup d’idées scientifiques ne trouvent pas leur moment d’Archimède en venant au monde mais bien après. La théorie de l’expansion de l’univers du mathématicien belge G. LEMAÎTRE n’a commencé sa carrière qu’avec EINSTEIN. La théorie génétique de MENDEL n’a eu son moment d’Archimède, c’est-à-dire d’efficacité que depuis le démarrage de l’école de Biologie française et américaine au début du XXe siècle.
Par contre, l’histoire pullule d’idées nées fausses, inauthentiques qui eurent cependant, leur terrible efficacité, dans les domaines les plus divers. D’ailleurs, souvent ces idées sont voilées, obligées de porter un masque d’authenticité pour entrer dans l’histoire comme un cambrioleur entre dans une maison avec une fausse clef. Leibniz n’était pas que mathématicien de génie. Il avait sans doute lu Machiavel et dans ses réflexions politiques il recommandait de “ cacher le profane et l’utile sous les apparences du sacré… Parfois, c’est parce qu’elle est efficace dans une certaine conjoncture qu’une idée peut prendre un caractère sacré aux regards d’une époque. L’Europe du XIXe siècle avait confié son destin à trois mots : science, progrès, civilisation.
C’étaient des idées sacrées qui lui permirent à l’intérieur de ses frontières de jeter les bases de la civilisation du XXe siècle et d’établir à l’extérieur son pouvoir sur le monde. Jusqu’à la lere guerre mondiale, aucune hérésie n’eut eu de chance, aucune contestation n’eut été possible face à ces idées. Elles étaient efficaces ! Vraies ou fausses, il n’importait : tout devait se plier à leur loi, la loi du plus efficace, du plus fort. Et aujourd’hui, après les deux guerres mondiales ?
Personne ne conteste le pouvoir de ces idées dans le monde des choses. Mais tout le monde et l’Europe surtout mettent en cause leur caractère sacré… Même après les minutes palpitantes que l’humanité entière à vécues lors du 1er “ alunissage ” de cosmo nautes américains… On ne se trahirait pas à la rigueur en contestant le caractère sacré d’une idée vraie ou fausse. Le physicien français Bouasse n’a pas admis, jusqu’à sa mort, la théorie Einsteinienne de la relativité. Et il n’a pas diminué, pour autant, aux yeux de l’Université Française. Mais on devient ridicule dès l’instant où l’on nie l’efficacité d’une idée efficace, vraie ou fausse. Au début de l’ère coranique et même à l’apogée de la civilisation musulmane, on pouvait de mauvaise foi ou par aveugle ment nier l’authenticité de l’idée islamique.
Même ses partisans ne seront pas, après la période mohammadienne d’accord sur son aménagement doctrinal : il y aura des Sunnites, des Chiites et des Kharédjites. Mais son caractère impératif croissait avec ses succès temporels, c’est-à-dire son efficacité. Ce qui déterminerait cette logique pragmatique que les envoyés d’Omar à Roustoum le chef de l’armée perse, utilisaient déjà, à la veille de la bataille d’El Kadissia.
Les brillantes victoires qui mirent en place des bases temporelles de l’empire musulman développèrent encore cette logique de l’efficacité tout en enracinant davantage la notion d’authenticité de la vérité islamique dans les consciences musulmanes. Si bien que si au siècle d’El-Mamoun, alors que la civilisa tion musulmane baignait le monde de ses lumières qui jaillis saient à Baghdad, et à Cordoue, on pouvait encore admettre ou ne pas admettre l’authenticité de la vérité islamique - dont on discutait d’ailleurs avec des chrétiens et des Sabéens dans la cour du Khalife et en sa présence - On ne pouvait mettre en cause son efficacité sans se couvrir de ridicule. Puis les siècles s’étirent le long de ce palier d’histoire où une civilisation n’a plus à s’élever plus haut, mais à aller plus loin jusqu’à la pente de son déclin.
Le génie musulman livre encore des œuvres magnifiques. Ghazali et Ibn Roch sont de cette époque où le soleil est à son couchant.
Et puis le soleil se couche à Baghdad alors qu’une fausse aurore se lèvera à Samarkande avec l’épopée de Timour LENK.
L’idée islamique est d’une authenticité si puissante qu’elle continuera encore à gagner des adeptes, à convertir des peuples notamment en Europe, après la chute de Constantinople en 1453. Mais son efficacité ira diminuant tout au long de l’ère post- almohadienne, jusqu’au moment où sonnera l’heure du colonialisme dans le monde. Le contact brutal avec la civilisation nouvelle a lieu pour la conscience musulmane dans les pires conditions.
L’Europe met en avant les valeurs d’efficacité sur les valeurs d’authenticité dans son système colonial. Son univers culturel à dès lors deux faces : celle qui est tournée vers elle avec son éthique propre et celle qui est tournée vers le monde avec son unique souci d’efficacité. Les élites musulmanes formées aux universités européennes[…]
Malek Bennabi Le problème des idées dans le monde musulman
P.P 85, 86, 87, 88