Le sol par Malek Bennabi

Réflexion
Auteur: Malek Bennabi
Source ou livre: Les conditions de la renaissance
Numéro de la page:

Contenu de l'article

Le sol

Dans un pays, le sol est au niveau de l’habitat: quand celui-ci est décadent, celui-là l’est aussi. Le sol algérien est décadent de notre décadence: le désert monte; un linceul de sable s’étend maintenant là où il y avait des terres fertiles et des troupeaux abondants. · Le sable était au-delà de Tébessa.

Aujourd’hui, il est bien en deçà, d’une cinquantaine de kilomètres. Dans de telles conditions, d’ici un siècle ou deux, Alger pourrait être une oasis entourée de quelques palmiers. Ce n’est pas seulement un problème, c’est un drame dont la Tripolitaine a connu déjà le dénouement voilà un millénaire.

C’est le drame épouvantable de la terre qui meurt et laisse un peuple sans pain.

Qu’a fait l’homme déjà devant la ruée du sable? Il fuit! Comme un impuissant ou un lâche: le nomade fuit les hauts-plateaux où il n’a plus ni terre ni troupeaux. Il est pris entre le désert qui le boute et la ville qui le chasse, quand elle n’en fait pas un paria. Le nomadisme meurt. Mais l’homo-natura disparaît avec lui parce qu’il ne peut se sédentariser nulle part. Notre héritage biologique, le plus précieux héritage, s’en va. C’est la fuite! C’est la débandade! C’est la mort! La situation est grave; elle n’est pas désespérée, cependant. Il faut d’abord arrêter notre hémorragie, notre sang: sauver le peuple qui meurt, en haillon et sans pain.

Maintenant, posons le problème. Sous son aspect agraire, il a déjà fait l’objet de plusieurs études assez complètes. Mais il y ’l un autre aspect, celui-là météorologique. Sur toute l’étendue des hauts-plateaux, de Geryville à Tébessa, il ne pleut plus assez et le Sahara monte. Cela tient essentiellement au déboisement massif qu’on a opéré durant les dernières décades. La disparition de la forêt en Afrique du Nord est une vieille histoire qui commence avec les Romains. En particulier, depuis la Kahina qui transforma tout le Sud du pays en ‘’terre brûlée’’.

Depuis cet épisode, la ligne des oasis qui marque la frontière septentrionale du Sahara n’a pas cessé de monter vers le Nord, assimilant progressivement les terres arables à la zone des terres mortes. Progressivement, les hauts-plateaux devenaient des terres de pacage, se transfo1·1nant lentement en désert. L’économie a suivi ce style: l’agriculture cédant, peu à peu, le pas à l’élevage qui disparaît à son tour. Drame de la saharisation qui atteint son point culminant quand il n’est plus possible d’acclimater ni la plante ni la bête.

La vie humaine s’adapte forcément, elle aussi, à ce cycle infernal, et cette adaptation apparaît dans une fo11ne sociale nouvelle: la vie végétative. Dans cette étape, n’ayant plus de possibilité de travail, l’homme ne travaille plus, et subséquemment, n’a plus les besoins qu’il ne saurait satisfaire. L’ancienne Berbérie était couverte de plus de sept millions d’hectares de forêts. Aujourd’hui, il en reste à peine le tiers. C’est-à-dire combien le pays Nord africain n’a cessé de se rapprocher, dans le même laps de temps, des conditions climatiques du désert.

Aujourd’hui, le phénomène est entré dans sa phase aiguë parce qu’il touche désormais à l’existence même de l’homme. Il est devenu dramatique parce qu’il pose le problème social le plus grave: celui de la plus élémentaire condition de la vie animale, pour les bêtes et les gens.

La gravité du problème mérite d’être estimée en chiffres.* Dans la seule commune mixte de Tébessa, la population s’est abaissée, par rapport à 1939, de 180.000 âmes environ à une quarantaine de mille. Quant aux troupeaux qui étaient nombreux dans cette région où l’élevage était la ressource essentielle, ils ont totalement disparu.

Le problème est météorologique. Il n’y a plus de pluie et la sécheresse calcine le sable. De ce double effet, naît le désert dans toute sa désolation Evidemment, le problème n’a qu’une solution: l’arbre. Il aurait pu en avoir deux, si les pays civilisés avaient utilisé la science pour créer du bien-être. En effet, il y aurait eu une solution purement scientifique correspondant à la conquête de l’énergie intra-atomique. Il s’agirait d’utiliser les 24.1 o3 milliards de calories, que contient chaque gra1nme de matière, non pas à la volatilisation de villes entières, mais à l’évaporation artificielle de l’eau de mer. .. La technique actuelle pourrait résoudre ce problème, comme celui d’amener et de condenser les nuages artificiels au point voulu en se servant de la force éolienne et d’un procédé chimique.

Mais nous n’en sommes pas là: on applique la désintégration de l’atome à l’art de la mort et non à l’art de la vie. Il demeure • donc un seul procédé: l’arbre. Mais là, il faut vaincre notre psychologie. Peut-on concevoir en Algérie qu’il est nécessaire de planter des centaines de millions d’arbres? D’ailleurs, l’unité physique de l’Afrique du Nord (parfaitement délimitée par la Méditerranée et le Sahara et définie par son double système atlasien) fait l’unité du problème, depuis Agadir jusqu’à Gabès. On ne peut pas détacher physiquement l’Algérie de ce système.

Donc, il ne s’agit pas et il est impossible de reboiser l’Algérie, sans refaire tout le système forestier nord-africain. Tâche gigantesque? Certes! Mais dans d’autres pays de pareilles tâches ont été entreprises et exécutées grâce au génie et aux bras de l’homme. En France notamment, où la question se posait vers 1850, pour les Landes alors menacées par les sables du golfe de Gascogne. Le problème n’effraya pas les Gascons qui décidèrent, sous le Second Empire, d’arrêter coûte que coûte l’invasion du sable. Et, dans l’espace d’une vingtaine d’années, l’Atlantique vit surgir sur son rivage, depuis Bordeaux jusqu’à Biarritz, un rideau de pins qui arrêta la marche du sable.

Mais le résultat dépassa en réalité le but: la contrée naguère la plus pauvre et la plus malsaine de France est, aujourd’hui, la contrée la plus riche et la plus salubre où l’on construit les meilleurs sanatoriums. Il est vrai que notre problème se pose dans des conditions un peu particulières. Nous n’avons pas le magnifique régime hydrographique et hygrométrique de la France. C’est d’un sol sec et d’une atmosphère sèche qu’il s’agit chez nous. Il faudrait des essences et une technique de reboisement spéciales. D’abord, le reboisement n’est plus possible sur les lieux-mêmes affectés par le saharanisme.

Il s’agit de créer, à partir de la mer, des points d’appui sérieux, comme j’en ai vu dans la région de Mostaganem, et de rayonner de là vers l’intérieur. , Quoi qu’il en soit et d’une manière générale, il faudrait que l’arbre devienne le symbole de la volonté de l’homme algérien de survivre. On devrait créer, notamment, la journée populaire de l’arbre pour arrêter la montée du Sahara, dont le pli sableux marque dans la plaine de Tébessa la frontière actuelle des terres où il n’y a plus de vie. C’est par un travail acharné qu’on peut sauver le pain des générations qui suivent. Et, si ce prodige s’accomplissait, si nous remportions cette victoire sur nous-mêmes et sur les éléments, nous comprendrions alors à quelles grandes choses nous sommes destinés. Car cette victoire marquera, d’autre part, l’avènement du collectif dans un pays ou rien encore n’a été entrepris en commun. D’autres tâches pourraient alors nous apparaître sans nous effrayer, car un peuple qui a su, par son effort et sa volonté, adapter le sol à sa destinée ne peut plus rien craindre du Destin.

Malek Bennabi in Les conditions de la renaissance

comments powered by Disqus