Le maître spirituel

Spiritualité
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« Si Dieu n’avait pas repoussé certains hommes par d’autres, les ermitages, les temples, les lieux de prières et les mosquées où l’on invoque le Nom de Dieu auraient été détruits… » Coran, 22,40.

L’émir Abdelkader l’Algérien était avant tout un maître spirituel ouvert. Descendant du Prophète, il fut éduqué à la haute spiritualité musulmane. Il se méfiait des affaires mondaines et passait l’essentiel de ses nuits à lire et à prier. Il savait que la naissance de l’Islam, il y a quinze siècles, est un fait considérable dans l’histoire de l’humanité, le Coran précise pour la dernière phase de son histoire, et que ses préceptes sont simples, reposant sur cinq piliers : témoignage, chahada, prière, salat, l’aumône légale, zakat, jeûne, siyam, et pèlerinage, hajj. La loi religieuse, affirme le Coran, est venue faciliter, yusr, et non point compliquer la vie humaine. Honorer la vie, un don, en est la base.

Cet état d’esprit marquera son horizon. Il est né en 1808, à la Guetna, dans la zaouïa de ses parents, à l’Ouest algérien, près de Mascara, ville construite par sa famille au XIIIe siècle. Il s’est éteint à Damas, en 1883. Souvent attenant à une mosquée, la zaouïa est un établissement spirituel et éducatif où est enseigné le Coran, la tradition, Sunna, du Prophète, la langue arabe, la théologie, le soufisme et des sciences profanes. Les zaouïas constituent un réseau dense à travers le territoire national et dans le monde musulman. Elles représentent un havre de paix et un espace où les ulémas transmettent le savoir.

Avant la colonisation, la majorité des Algériens savait lire et écrire l’arabe et avait des rudiments de culture générale. L’émir a poursuivi ses études à Oran auprès de savants soufis qui l’initièrent aux sciences religieuses et profanes. Le niveau était particulièrement élevé. En plus de la théologie, dans ces zaouïas étaient enseignées la philosophie, les sciences de la nature et les mathématiques. L’émir Abdelkader était pétri par l’enseignement coranique, l’éducation soufie et le sens de la chevalerie, c’est-à-dire la bravoure, la noblesse et la magnanimité. Qualités inspirées par son ancêtre le Prophète. Il s’attachait à intérioriser, à vivre les principes de l’honnête homme et à les transmettre.

Il donnait une importance majeure aux livres. L’amour du savoir, le sens de l’ouvert et du respect de la dignité humaine fondaient sa vision. Soucieux de bien commun, il préconisait un sursaut spirituel et l’interconnaissance pour aboutir à des sociétés plus fraternelles. Tous les jeunes musulmans de notre temps devraient savoir que l’émir est l’exemple du vrai croyant. Sa foi était intérieure, fondée sur la bonne intention et la sobriété. À chaque instant, il savait que « Dieu » le voyait et jugeait son cœur et non point les apparences. La pudeur, la beauté et l’hygiène font partie de la foi, comme aussi la simplicité et la modestie. Il était un ascète, un pénitent, chercheur assoiffé de savoir temporel et spirituel.

Il ne méprisait jamais personne. Rien ne lui était étranger, ni la littérature arabe, ni l’histoire, ni la philosophie, ni les mathématiques, l’astronomie ou la médecine. Les ouvrages ou archives qui traitent de la tradition spirituelle de l’islam, le soufisme, comme ceux d’Abou Hamed alGhazali (XIIe ), d’Abou Hassan al-Chadhili (XIIIe ), d’Ibn Arabi (XIIe ), d’Ibn Atta-Allah (XIIIe ) et ceux sur l’histoire et les sciences politiques, d’Aristote à Ibn Khaldoun (XVe ), le passionnaient. L’émir s’inscrit dans la tradition soufie, le cœur de l’islam. Le soufisme, tasawwuf, ou l’excellence, ihsan, est la voie initiatique pour approfondir la foi, purifier l’âme et parfaire les comportements. Elle se fonde sur le modèle du Prophète Mohammed, qui préconisait le respect dans l’harmonie de tous les aspects, intérieur et extérieur, de la vie humaine.

Le Prophète est le premier maître des soufis. Il a dispensé à ses proches compagnons un enseignement ésotérique. Les maîtres soufis, comme l’émir, puisent leur inspiration, sagesse et influx spirituel (baraka) chez le Prophète. Ils le représentent. Ils sont ses héritiers. La tradition soufie enseigne que le regard du maître perpétue celui du Prophète sur ses compagnons, qui a pour origine le regard de Dieu sur sa création : « Heureux ceux qui m’ont vu et heureux ceux qui ont vu ceux qui m’ont vu. » Selon la tradition soufie, que suit l’émir, ils sont autant de lunes qui réfléchissent la lumière du soleil qu’est le Prophète.

Le Coran fait clairement allusion à leurs statuts et qualités : « Voilà ceux que Dieu a dirigés. Conforme-toi donc à leur guidance » (6,90) ; ce sont les « gens du rappel, le dhikr » (XVI, 43) ; « Ô vous qui croyez ! Craignez Dieu et soyez avec les êtres véridiques ! » (9,119). Des paroles du Prophète louent la voie de l’excellence, notamment : « Les meilleurs d’entre vous sont ceux qu’on ne peut voir sans se souvenir immédiatement de Dieu. » Ils s’adonnent à des exercices spirituels surérogatoires, comme le jeûne, la prière nocturne, les oraisons, les invocations de Dieu et la retraite, khalwa.

L’émir rappelle qu’invoquer et prier Dieu, c’est aussi se mettre en accord avec le cosmos, tout le vivant, comme le proclame le Coran : « Les sept cieux, la terre et tout ce qui s’y trouve le glorifient. Il n’y a rien qui ne célèbre ses louanges, mais vous ne les saisissez pas » (27,44). En application de la profession de foi musulmane (selon laquelle il n’y a pas de dieux sauf Dieu, et Mohammed est son Prophète), l’émir enseignait qu’il s’agit d’évoquer Dieu seul, selon des prescriptions coraniques précises, conformément au principe théologique axial que rien n’existe sauf la réalité ultime, le tawhid.

Le premier témoignage à prononcer pour devenir musulman étant : il n’y a pas de dieux sauf Dieu, clef pour se libérer, se garder de toute forme d’illusion et d’idolâtrie, à commencer par celle de l’ego. Sur ce chemin, toute trace de dualité, entre le divin et l’homme, ou de polythéisme, disparaît. L’aspirant humain s’effaçant dans l’Invoqué : « Invoque ton Seigneur en toi-même, avec crainte et humilité, et sans élever la voix » (7,205). La pratique soufie peut s’effectuer dans la vie de tous les jours et dans des cellules au sein des établissements dédiés aux soufis, comme la khânqâh et la zawiya, sans que ces derniers soient des couvents. Car la vocation du spirituel musulman est d’être parmi les hommes, pour faire le bien, donner l’exemple et éduquer, comme l’a pratiqué l’émir.

Une présence au monde que préconise son maître spirituel Ibn Arabi, à la suite de la recommandation du Prophète, considérant que cela est plus bénéfique que la solitude, tout en respectant ceux qui prennent leur distance vis-à-vis du monde terrestre éphémère.

La sagesse musulmane, que l’émir exprime, enseigne que l’excellence consiste non pas seulement à chercher Dieu, murîd, mais aussi à être recherché par lui, murâd. Dans ce sens, il insistait pour dire que se mettre en mouvement, pérégriner, voyager et parcourir la terre pour se rapprocher de Dieu est tout aussi valable que prendre du recul et préférer la retraite spirituelle. Chacune de ces options, complémentaires, comporte des bienfaits et vise à se préparer à retrouver Dieu.

Le Coran proclame : « Il est avec vous où que vous soyez ! » (2,115). Ibn Arabi affirme dans son œuvre majeure Al-Futûhât al-Makkiyya, que l’exercice spirituel est un retour au dépouillement, à la pureté originelle (khalâ’), une prise de conscience de notre relativité, que seule la présence divine peut emplir.

L’émir est un disciple du Prophète, qui rend un culte pur à Dieu et partant aspire à « voir » l’invisible et à « écouter » l’inaudible. Il est un visionnaire qui cherche à lever les voiles du monde sensible et à percevoir des signes du divin, un au-delà de la raison, sans jamais la contredire. Cette voie, selon le Coran, la Sunna du Prophète et l’enseignement des maîtres soufis, est une source qui dissipe les désirs illusoires et établit les vraies réalités. La recherche du vrai, le respect de l’altérité et le sens de la fraternité humaine viennent du fait que l’islam appelle à la connaissance, à respecter la différence et proclame que la vie est sacrée.

La perception soufie de l’unité divine se trouve aussi dans la multiplicité des différentes formes de sa manifestation. Pour la spiritualité coranique, la connaissance du sens de l’existence se trouve dans l’âme de l’homme, d’où l’adage musulman et universel : « Connais ton âme, tu connaîtras ton Seigneur ! » Pour des mystiques musulmans, l’âme, ce grand mystère, ce souffle divin, est créée de la lumière parfaite de Dieu. Cependant, en raison de la condition terrestre de l’homme, la vérité se voile : « Ils t’interrogent sur l’âme (l’esprit). Réponds : “L’âme relève de l’ordre exclusif de mon Seigneur et, en fait de science, vous n’avez reçu que bien peu de chose” » (17,85).

Le croyant a pour tâche de cheminer sur la voie qui permet, un tant soit peu, le dévoilement. Rien n’est donné d’avance. Dans cette perspective, les prophètes, les maîtres spirituels et les sages sont des guides. Pour cela, selon la tradition musulmane, Dieu a appris à Adam, archétype du genre humain, les noms de toutes choses, et le Prophète Mohammed a reçu les significations de ces noms. C’est pourquoi l’émir rattache sa science et ses interprétations à la voie mohammadienne, définie comme celle de la totalité, de la rectitude et de la droiture : « Guide-nous sur la voie droite, la voie de ceux sur lesquels est ton bienfait, non de ceux sur lesquels est ta colère ni de ceux qui errent » (1,7-9).

La voie mohammadienne à laquelle il a été initialement initié est celle traduite par le grand mystique de Bagdad, Abdelkader al-Jilani, fondateur de la confrérie al-Qâdiriyya, dont il porte le prénom.

Plus tard, l’émir lia les différentes grandes sources soufies, comme celle d’Abou Hassan alChadhili et la voie akbarienne d’Ibn Arabi 19 , les ramenant toutes à juste titre à la voie du Prophète fondée sur la miséricorde : « Nous t’avons envoyé comme miséricorde pour les mondes » (21,107). Les affinités sont grandes entre les écoles soufies majeures. Sur le plan du savoir profane, Platon et Aristote, Averroès et Maïmonide, théologien juif, Avicenne et Ibn Khaldoun lui étaient familiers, comme en témoignent ses écrits. À partir des leçons des anciens, il développa sa propre vision de la culture, de la civilisation, de la religion, de la politique.

Il mettait l’accent sur la liberté responsable et enseignait que la foi authentique se conjugue avec le savoir et les sciences. Pour démontrer l’importance de la liberté et les bienfaits de la diversité, il ne cessait de rappeler des versets décisifs du Coran, comme celui qui affirme : « Qui le veut croit et qui le veut mécroit » (18,29), « Pas de contrainte en religion, la bonne direction se distingue de la mauvaise » (2,256) et « Si Dieu avait voulu il aurait fait de vous une seule communauté, mais il a voulu vous éprouver par le don de la différence, courez les uns les autres vers les bonnes actions, Dieu vous expliquera un jour les raisons de vos divergences » (5,48).

Mustapha Cherif

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