Présence de Feraoun

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Mouloud Féaroun et Tahar Djaout

Présence de Feraoun

C’est là que Mouloud Feraoun repose à côté d’autres morts de son village. Quelques uns des modèles de “La Terre et le sang” ou des “Chemins qui montent” vaquent encore à leurs affaires à des dizaines de mètres de là, où s’empoignent en d’inexorables parties de dominos dans un café proche.Un café tapissé de posters multicolores qui fixent dans une intenable promiscuité les chanteurs et les vedettes sportives qui faisaient ou font la gloire de la Kabylie.

Mouloud Feraoun se distingue par bien peu de choses des villageois au milieu desquels il vivait. Ceux-ci vous ouvrent leurs portes et leurs souvenirs avec cette hospitalité campagnarde qui n’est pas dénuée de méfiance. Ils sont tout de même un peu gênés par cette théorie de gens inconnus, universitaires, journalistes ou simples curieux, qui viennent enquêter avec tant de sérieux, qui viennent perturber la paix et la discrétion d’un de leurs plus modestes concitoyens. Feraoun leur avait donc caché quelque chose, lui qui avait pourtant l’air en tous points semblables aux autres? Il les avait donc joués ?.

Lors d’un passage à Tizi-Hibel en 1982, nous avons recueilli le témoignage d’un enseignant qui avait été en contact quotidien avec Mouloud Feraoun de “1919 à 1927, c’est-à-dire la partie de sa vie décrite dans “Le Fils du pauvre””. Ce témoignage nous aide à comprendre ce premier roman qui fonde en 1950 la littérature algérienne contemporaine, ce roman que Feraoun a écrit presque pour s’amender, pour s’excuser de la chance qui lui a été donnée de s’arracher à la misère et de pouvoir s’exprimer au grand jour. Voici le témoignage de l’enseignant : “Mouloud venait me réveiller le matin, on buvait du lait de chèvre, puis on partait à l’école. C’était un enfant très doux, très calme, il ne jouait jamais, même pas durant les récréations. Il allait à l’école pieds nus quelle que soit la saison. Toujours premier de la classe, il était indétrônable. La seule matière où il ne brillait pas, c’était le dessin. Je l’aidais parfois à faire un dessin et lui m’aidait en calcul. Il était maigriot, très pâle, mais il était tellement fort dans les études que le maître évitait de l’interroger. Admis au C.E.P. en 1925 à Larba Nath Irathen, Feraoun et moi avions décroché en 1927 la bourse des cours complémentaires. Lui avait la bourse entière parce que son père ne possédait rien ; moi, je n’ai pu avoir qu’une bourse partielle et c’est pourquoi j’ai interrompu les études”.

C’est dans ce monde de l’enfance démunie et rude que “Le Fils du pauvre” nous introduit. Rédigé entre 1939 et 1948, le livre parut en 1950 à compte d’auteur aux Cahiers du Nouvel Humanisme (Le Puy). Les mille exemplaires du premier tirage se vendirent assez vite et le roman est réédité au Seuil en janvier 1954 avec quelques modifications : la troisième partie de l’édition de 1950 disparaît, remplacée par un chapitre de conclusion rédigé par Feraoun en 1953.

Que représente Mouloud Feraoun pour un lecteur maghrébin d’aujourd’hui ? Il est intéressant de tester le cheminement de l’œuvre d’un écrivain qui a joué un rôle primordial en ces années 50 où il a grandement contribué à faire connaître au monde les dures conditions de vie de ses compatriotes. Mouloud Feraoun était jusqu’à il y a une vingtaine d’années, l’écrivain le plus fréquenté par les écoliers d’Algérie - et peut-être de tout le Maghreb. “Le Fils du pauvre” demeure, malgré quelques rides gravées par les années, l’un des livres les plus attachants et les plus vrais de la littérature maghrébine.

L’œuvre de Mouloud Feraoun a toujours eu ses détracteurs, mais aussi des défenseurs convaincus. Même des écrivains beaucoup plus “violents” que l’auteur des “Chemins qui montent”, tels le Marocain Driss Chraibi, se sont manifestés à l’occasion pour souligner la valeur de l’œuvre et la probité de l’auteur.

Paradoxalement, les reproches adressés à Feraoun de son vivant et dès le début de sa carrière, sont les mêmes que certains exhibent aujourd’hui encore, comme si les outils de la critique n’avaient pas évolué depuis et comme si le contexte socio-politique et culturel de l’Algérie, était demeuré immuable. Le plus tenace des griefs s’attache au cachet trop régionaliste que d’aucuns décèlent dans l’œuvre.

Mouloud Feraoun écrivain régionaliste ? Ce qui circonscrit un écrivain et détermine sa dimension, c’est beaucoup moins l’aire où évoluent ses personnages que la profondeur et la véracité de ceux-ci. S’étant juré d’écrire une oeuvre réaliste et populiste (ce dernier terme n’est pas forcément péjoratif) notre romancier l’a tout naturellement située par souci de vérité, dans sa Kabylie natale, région d’Algérie qui lui est la plus familière. Le rapport de Jean Giono à la Haute Provence, celui de William Faulkner au Mississipi, celui de James Joyce à Dublin ou celui de John Steinbeck à Salines n’ont jamais fait de ces écrivains des écrivains régionalistes. Mais ce qui a longtemps caractérisé la critique en Algérie - aussi bien la critique universitaire que la critique journalistique - c’est sa subordination à l’idéologie du pouvoir dont l’une des hantises opiniâtres est celle de l’unité nationale. On ne peut pas s’enraciner impunément dans une région donnée - surtout quant cette région est la Kabylie.

Il est toutefois indéniable que la côte de Mouloud Feraoun a aussi baissé ces deux dernières décennies pour des raisons objectives qui sont essentiellement au nombre de deux :

  1. La mort l’a empêché d’approfondir son oeuvre et de lui trouver des axes neufs comme Mohammed Dib, par exemple, l’a fait après l’indépendance de l’Algérie ;

  2. Il est apparu dans le champ de la littérature maghrébine des thèmes et des styles (Mourad Bourboune, Nabil Farès, Rachid Mimouni, Mohammed Khair-Eddine, Abdellatif Laâbi, Abdelkebir Khatibi, etc.) plus adaptés aux réalités et aux interrogations du lecteur maghrébin. 

Le Journal, dernière oeuvre élaborée par Mouloud Feraoun, laisse apparaître toutes les énergies créatrices, la puissance du témoignage et la ressource d’écriture que le romancier-conteur mort à 49 ans aurait pu investir dans les travaux littéraires ultérieurs.

Quoi qu’il en soit, Mouloud Feraoun restera pour les écrivains du Maghreb, un aîné attachant et respecté, un de ceux qui ont ouvert à la littérature nord-africaine l’aire internationale où elle ne tardera pas à inscrire ses lettres de noblesse. Durant la guerre implacable qui ensanglanta la terre d’Algérie, Mouloud Feraoun a porté aux yeux du monde, à l’instar de Mammeri, Dib, Kateb et quelques autres, les profondes souffrances et les espoirs tenaces de son peuple. Parce que son témoignage a refusé d’être manichéiste, d’aucun y ont vu un témoignage hésitant ou timoré. C’est en réalité un témoignage profondément humain et humaniste par son poids de sensibilité, de scepticisme et de vérité.

C’est pourquoi, cette oeuvre généreuse et ironique inaugurée par “Le fils du pauvre” demeurera comme une sorte de balise sur la route tortueuse où la littérature maghrébine arrache peu à peu le droit à la reconnaissance.

Revenons à Tizi-Hibel. La djemaâ dont avait parlé Mouloud Feraoun est toujours la même, mais beaucoup de vieilles maisons n’existent plus. Sur l’emplacement de l’ancien pressoir, des décombres où l’herbe triomphe. Il a fallu à l’écrivain une ingéniosité d’acrobate pour donner une certaine ampleur à cette “place des danseurs” grande comme la paume de la main, pour situer des aventures et des drames dans ces ruelles où n’existe même pas assez d’espace pour que deux pensées se croisent.

Quelques personnages du “Fils du pauvre” et de “La Terre et le Sang” sont toujours là. Mouloud Feraoun, cet homme imbattable au jeu de “tiddas” (sorte de jeu de dames qui consiste à placer trois pions côte à côte) était un homme au destin historique ? Allons donc. Ils ne s’en laissent pas conter si facilement. Pour la plupart, l’image qu’ils gardent de Feraoun, l’idée qu’ils se font de lui est celle d’un fils modeste et irréprochable du village, avec sa chéchia et son burnous, avec son opiniâtreté de Kabyle dur à l’ouvrage. Si Feraoun a été grand pour eux, c’est surtout par sa conduite irréprochable de citoyen de Tizi-Hibel, par ses grandes qualités de cœur. Le reste est littérature…

Tahar DJAOUT, article paru dans la revue Tiddukla n°14, Eté 1992.

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