Génocide des Arméniens

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Prise de vue

Parmi les innombrables violences observées durant la Première Guerre mondiale, l’extermination des Arméniens constitue l’épisode le plus sanglant touchant des populations civiles : près d’un million cinq cent mille personnes perdent la vie en 1915-1916, dans des conditions effroyables, victimes du régime jeune-turc. Le contexte de guerre – la Turquie est entrée dans le conflit aux côtés de l' Allemagne et de l’Autriche-Hongrie en novembre 1914 – crée les conditions propices à un tel déchaînement de violence et permet de légitimer des mesures inconcevables en temps de paix. Entre avril et septembre 1915, un terroir arménien vieux de trois mille ans – les provinces arméniennes de l’est de l’Asie Mineure – a été méthodiquement vidé de sa population, rayé de la carte en l’espace de quelques mois. Fortement influencé par une Europe où montent en puissance lesmouvements nationalistes extrêmes, le Comité jeune-turc a été le premier parti nationaliste à accéder au pouvoir et à concevoir et exécuter un programme génocidaire contre une partie de sa propre population préalablement exclue du corps social comme « ennemi intérieur ». Cette destruction a été conçue comme une condition nécessaire à la construction de l’État-nation turc.

Durant des décennies, ce crime n’a fait l’objet d’aucune étude historique digne de ce nom, mais a, en revanche, engendré une vaste littérature du témoignage, presque exclusivement publiée en arménien. Ce corpus donne à voir l’expérience individuelle et collective des victimes, mais est inexorablement resté confiné au monde arménien. Ces matériaux n’ont acquis tout leur sens qu’après l’exhumation d’archives allemandes et austro-hongroises (États alliés de la Turquie), américaines (pays neutre au moment des faits) et des dossiers d’instruction préparés après l’Armistice de Moudros qui a mis fin à la guerre avec l’Empire ottoman. Documents officiels, lois de déportation et de confiscation des « biens abandonnés », statistiques, auditions d’officiers supérieurs, ordres télégraphiques chiffrés, archives de cours martiales des années 1915-1916 constituent un ensemble inestimable pour documenter les procédures d’extermination. Nous restons en revanche encore tributaires des mémoires de quelques cadres dirigeants du parti jeune-turc (Comité Union et Progrès = C.U.P.) et de son extension paramilitaire, l’Organisation spéciale, chargée de l’exécution du programme génocidaire, pour la connaissance du processus de prise de décision, l’accès aux archives de ces institutions restant toujours fermées de fait à toute investigation. Seuls quelques documents émanant du Comité central jeune-turc et de l’Organisation spéciale, sont, à ce jour, connus. Les premiers travaux d’historiens remontent aux années 1980. Après avoir longtemps occulté les faits, la Turquie admet aujourd’hui officiellement qu’il y a eu ce qu’elle appelle des massacres, se refusant à reconnaître leur nature génocidaire. Les sympathies suscitées par l’ennemi russe chez les indépendantistes arméniens expliqueraient selon elle ces représailles commises dans l’Est anatolien proche du front oriental, les communautés arméniennes situées en dehors de ces zones – en particulier celles de Smyrne et d’Istanbul –, n’auraient d’ailleurs pas été inquiétées, et l’accusation de génocide ne serait qu’une invention aujourd’hui propagée par les lobbys de la diaspora arménienne pour nuire à l’image de la Turquie dans le monde.

Cette position est moins entamée par les multiples reconnaissances officielles du génocide arménien émanant de Parlements ou de gouvernements étrangers, rarement dénuées d’arrière-pensées politiques, que par le consensus des historiens et des gens instruits sur la question, partagé par nombre d’intellectuels turcs, en dépit des risques de procès pour « humiliation de l’identité turque » que ces derniers encourent s’ils expriment cette conviction.

I - Le processus de radicalisation du parti-État jeune-turc

Sous le long règne du sultan Abdülhamid (1876-1909), tôt marqué par le traité de Berlin (1878) qui privait l’empire ottoman d’une partie de ses possessions européennes, les massacres en masse d’Arméniens perpétrés entre 1894 et 1896 ont longtemps laissé supposer qu’il y avait une continuité entre la politique anti-arménienne de l’ancien régime hamidien et celle des Jeunes-Turcs (au pouvoir de 1908 à 1918). La thèse de la destruction programmée de la population arménienne entamée sous Abdülhamid et parachevée par les Jeunes-Turcs a été écartée lorsque les historiens ont pu mettre en évidence leurs ressorts idéologiques respectifs. On ne peut en effet comparer les pratiques hamidiennes de répression par la terreur de révoltes déclenchées par les indépendantistes arméniens – qui visait principalement les hommes en âge de porter les armes, pour en quelque sorte décapiter le mouvement nationaliste arménien –, et

ARMÉNIENS (GÉNOCIDE DES)

la politique d’homogénéisation ethnique de l’Asie Mineure conçue et exécutée par le C.U.P. près de vingt ans plus tard. On cerne à présent un peu mieux le processus aboutissant à l’élimination de la population arménienne, balisé par des décisions successives qui marquent la radicalisation du parti-État jeune-turc. Il faut d’abord souligner que le projet de turquisation de l’espace anatolien caressé par les chefs du C.U.P. avant même leur accession au pouvoir, en juillet 1908, ne semble pas avoir été conçu, à l’origine, comme une entreprise d’extermination systématique. Le plan de déportation des Grecs des rives de la mer Egée et des Arméniens des provinces orientales élaboré par le Comité central jeune-turc, en février 1914, répondait à sa volonté de transformer la composition démographique de l’Asie Mineure, d’en faire un espace « turquisé », mais pas nécessairement d’en exterminer ses éléments non-turcs. D’abord placés au second rang des priorités du parti, derrière les Grecs, les Arméniens étaient alors destinés à aller peupler les déserts de Syrie et de Mésopotamie, espaces considérés hors du sanctuaire turc. Mais les ambitions du C.U.P. ne se réduisaient pas à ces uniques mouvements de populations. Des non-Turcs musulmans, notamment Kurdes et Arabes, classés selon une grille hiérarchisant leurs capacités d’assimilation au modèle « turc » proposé, ont été eux aussi déportés (sans pour autant physiquement disparaître) afin de remplir les vides laissés par la déportation des populations grecque et arménienne. Cette vaste manipulation interne des groupes historiques qui composaient l’Empire, répondant à une idéologie nationaliste panturque, s’inscrivait dans un plan plus ambitieux encore, visant à créer une continuité géographique et démographique avec les régions à populations turcophones du Caucase, que le gouvernement jeune-turc comptait annexer à la faveur de la guerre. L’échec cinglant essuyé par l’armée ottomane à Sarikamich, à la fin du mois de décembre 1914, a non seulement convaincu le Comité central jeune-turc de l’impossibilité de réaliser ses ambitions, mais l’a sans doute aussi décidé à compenser ces revers par une politique plus dure à l’égard de sa population arménienne. Cette étape du processus de radicalisation peut être datée des 22-25 mars 1915. Si elle n’a pas fait l’unanimité au sein du Comité central jeune-turc –  des sources rapportent que trois de ses neuf membres se seraient opposés à la décision d’extermination –, elle n’a pas non plus soulevé de forte opposition.

Comme on l’observe dans d’autres cas de génocide perpétrés par un État contrôlé par un parti unique et tout puissant, nous ne disposons pas d’un document officiel attestant formellement et explicitement de la décision d’extermination au plus haut niveau. C’est l’observation de la politique menée par le parti-État sur le terrain qui a convaincu les observateurs du temps – consuls en poste dans les provinces concernées et ambassadeurs américains ou allemands – de la préméditation et de la planification de la politique génocidaire des chefs du C.U.P.

Dès le début du mois d’avril 1915, on observe un changement de ton à l’égard des Arméniens dans la presse stambouliote jeune-turque. Les Arméniens y sont présentés comme des « ennemis intérieurs », des traîtres à la patrie qui font cause commune avec la Triple-Entente (France-Royaume-Uni-Russie), et en particulier avec les Russes. Des accusations de complot contre la sécurité de l’État lancées par la presse avaient sans doute aussi pour vocation de préparer l’opinion publique aux mesures radicales à venir contre la population arménienne dans son entier.

Dans le système ottoman qui prévalait encore en 1915, chaque groupe historique important était légitimement représenté devant les autorités par une institution – Patriarcat ou Grand Rabbinat – à connotation religieuse, mais gérée dans les faits par des élus laïcs. Les différentes sensibilités politiques y étaient représentées par une élite principalement stambouliote dont les liens avec les chefs jeunes-turcs étaient pour certains très étroits et anciens. Opposants jeunes-turcs et arméniens s’étaient battus ensemble, des années durant, contre le régime hamidien, dont les Arméniens n’ont pas été les seuls à subir les méthodes brutales. La révolution de juillet 1908 , qui a rétabli la Constitution (elle avait en fait été suspendue en 1878 après à peine deux ans d’existence) annonçait une démocratisation du régime, une égalité des droits entre tous les citoyens, quelle que soit leur appartenance confessionnelle ou nationale

. L’ottomanisme fut alors proclamé comme le ciment fédérateur de l’Empire ottoman. Les révolutionnaires jeunes-turcs et arméniens quittèrent la clandestinité pour revêtir les habits de la modernité. L’Europe ne fut pas la dernière à saluer le vent de liberté qui soufflait apparemment sur « l’homme malade de l’Europe ». Souvent formés en Europe, ces élites turques et arméniennes, francophones, n’étaient pas sans points communs. Elles étaient même porteuses de valeurs progressistes communes, mais étaient aussi marquées par leurs années de clandestinité qui avaient engendré chez elles le goût du secret et le maintien de structures paramilitaires occultes.

On observe du reste que durant les premières années du régime, les chefs jeunes-turcs préfèrent nommer des gouvernements fantoches, sans s’y impliquer publiquement, pour mieux leur imposer leurs choix politiques. Les noms des neuf membres du Comité central jeune-turc sont toujours restés secrets.

Une troublante intimité existait même entre élites arméniennes et jeunes-turques, l’une comme l’autre se considérant comme investie d’une mission « sacrée », celle de sauver la « nation ». Les massacres de Cilicie, en avril 1909, plus que tout autre événement antérieur à la Première Guerre mondiale, ont marqué un tournant dans la relation arméno-turque. Le traitement politique de ces crimes –  on dénombre environ vingt-cinq mille victimes arméniennes dans cette région bordant la Méditerranée orientale, en particulier dans le vilayet d’Adana – a convaincu les élites arméniennes de la responsabilité du C.U.P. dans ces événements et a instauré une crise de confiance entre les parties. La spoliation des paysans arméniens dans les provinces orientales, l’insécurité permanente entretenue dans ces régions, les campagnes de boycott lancées par le C.U.P. contre les entrepreneurs non turcs, ont apparemment convaincu les élites arméniennes que le gouvernement jeune-turc n’était aucunement disposé à introduire des réformes dans les zones contrôlées par le tribalisme kurde.

Dans la relation complexe turco-arménienne, les guerres balkaniques de 1912-1913, qui ont provoqué la perte quasi complète des possessions ottomanes en Europe, marquent un autre tournant. Après la perte de l’Albanie, de la Macédoine et d’une bonne partie de la Thrace, Turcs et Arméniens se retrouvent face à face ; les menaces de massacre sont de plus en plus explicites. Le projet de réformes dans les provinces arméniennes – prévu depuis 1878 (article 61 du traité de Berlin) mais jamais mis en œuvre – est apparu aux yeux des Arméniens comme l’ultime espoir d’enrayer le courant migratoire massif qui vidait leur territoire historique de ses habitants. Lancé à la fin de 1912, ce projet a mobilisé les instances internationales et donné lieu à d’âpres négociations entre le gouvernement ottoman et les grandes puissances, d’une part, et entre les chefs jeunes-turcs et arméniens, d’autre part. En décembre 1913, Halil bey et Ahmed Cemal, deux membres du comité central jeune-turc, ont averti leurs « amis » arméniens que le C.U.P. ne tolérerait jamais un « contrôle international » de ces réformes visant à instaurer un partage du pouvoir local dans les provinces arméniennes. Le régime du parti unique établi dès janvier 1914 a donné au C.U.P. les pleins pouvoirs et ouvert la voie aux premières décisions du Comité central visant à éradiquer Grecs et Arméniens, les deux derniers groupes non turcs ayant un poids, notamment économique, dans l’Empire.

II - Le mode opératoire

La volonté génocidaire a été portée par le Comité central jeune-turc, mais l’exécution de l’extermination confiée à un groupe paramilitaire, l’Organisation spéciale (Techkilât-i Mahsusa), dirigée par un bureau politique comprenant quatre des neuf membres du Comité central – Ahmed Nâzim, Bahaeddin Chakir, Atif bey et Yusuf Riza bey –, et Aziz bey, directeur du département des enquêtes criminelles. Le quartier général de l’Organisation spéciale était basé au siège du C.U.P., rue Nur el-Osmaniye, à Istanbul. Les procès intentés contre les criminels jeunes-turcs en 1919 ont clairement démontré le lien organique existant entre le parti et l’O.S. Tous les télégrammes et documents adressés aux réseaux des provinces, et présentés au cours du procès des Unionistes, sont signés par ces cadres du siège. Ils montrent que les chefs en poste à Nur el-Osmaniye faisaient office de planificateurs et de coordinateurs des actions menées sur le terrain, tandis que le président du Bureau politique de l’O.S., Bahaeddin Chakir, ainsi que Rüsûhi et Yusuf Riza bey dirigeaient les opérations sur le terrain. L’Organisation avait également son correspondant au sein du ministère de la Guerre, Kuchçubachizâde Echref [Sencer], qui assurait la formation et l’équipement des forces paramilitaires de l’O.S., ainsi que le financement des opérations. Ses cadres étaient recrutés parmi les officiers proches du parti et ses membres à partir de deux sources : des criminels de droit commun, libérés sur instruction du ministère de la Justice, et des membres de tribus tcherkesses ou kurdes. Les escadrons ainsi formés étaient établis à demeure sur des sites fixes où ils opéraient contre les convois de déportés. Le suivi politique des déportations et des massacres était assuré par le siège commun du C.U.P. et de l’O.S., qui utilisaient des cartes ethnographiques spécialement conçues pour assurer l’homogénéisation démographique de l’Asie Mineure.

Dans le net partage des tâches observé, les services de l’administration assuraient les phases préparatoires : la police dressait les listes d’hommes à déporter ; la gendarmerie donnait l’ordre de départ des convois et en assurait l’encadrement ; les services du Trésor

s’occupaient de « gérer » les comptes bancaires des déportés et les « biens abandonnés » par ces derniers. Les coordinateurs locaux de ces opérations étaient les « secrétaires-responsables » délégués par le parti dans toutes les provinces. Apparemment aucune autorité civile ou militaire locale ne pouvait s’opposer aux ordres donnés par ces représentants jeunes-turcs dès lors qu’il s’agissait des opérations anti-arméniennes. Il semble qu’ils avaient entre autres pour mission d’informer les cadres locaux de l’Organisation spéciale de l’arrivée des convois. Mais l’on sait aussi que ces représentants faisaient immédiatement destituer les fonctionnaires qui rechignaient à appliquer les ordres de déportation venus du centre – certains l’ont payé de leur vie.

Le rôle de l’armée dans ces violences est à nuancer. Dans la juridiction de la Troisième armée, regroupant les six provinces orientales, elle a commis des exactions de nature génocidaire contre les populations civiles dans les seules régions d’Erzerum, de Van et de Bitlis, où la proportion des Arméniens était importante.

Les opérations se sont articulées en plusieurs phases, selon un mode opératoire à peu près identique partout. En février 1915 ( l’ordre donné par le ministre Enver pacha date du 28 février), les dizaines de milliers de conscrits arméniens servant dans la Troisième armée ont été désarmés et versés dans des bataillons de travail ou directement exécutés dans des coins reculés (ceux, originaires de l’ouest de l’Anatolie, qui servaient dans la Quatrième armée basée sur le front de Palestine, ont parfois combattu jusqu’en 1918). À partir de la fin d’avril 1915, les autorités procèdent à l’arrestation des élites arméniennes, à Istanbul (24 et 25 avril) comme dans les villes de province. En mai, elles internent en plusieurs vagues les mâles âgés de seize à soixante ans ou optent, dans les districts à forte densité arménienne, pour la conscription des seize - dix-neuf ans et quarante-cinq - soixante ans jusqu’alors épargnés. Dans les six provinces orientales, ces hommes ont été exécutés par petits groupes, dans des endroits isolés, par des escadrons de l’Organisation spéciale.

Lorsque l’étape suivante, celle des déportations proprement dites, commence, en mai 1915, il n’y a pratiquement plus d’hommes adultes dans les localités arméniennes de l’Est. L’examen région par région du processus de déportation et d’élimination montre que les populations des six provinces orientales, considérées comme leur terroir historique, étaient visées en priorité par le plan d’extermination. Les opérations visant les colonies arméniennes de l’ouest anatolien, entamées deux mois plus tard, peuvent être considérées comme un parachèvement du programme de liquidation. À l’Est, le plan prévoyait une extermination immédiate des hommes, conscrits ou pas, ou une utilisation rationnelle de leur force de travail, contrairement aux regions de l’ouest, dont les hommes ont été déportés avec leurs familles. Concernant le reste de la population, femmes, enfants et vieillards, un traitement différencié est également perceptible. Les convois des provinces orientales ont été méthodiquement détruits en cours de route et une faible minorité d’entre eux est arrivée dans les « lieux de relégation ». On observe en revanche que les Arméniens des communautés d’Anatolie ou de Thrace ont été expédiés vers la Syrie en famille, souvent par train, et sont parvenues avec peu de pertes sur leurs lieux de déportation.

Parmi les nombreux sites-abattoirs gérés par l’Organisation spéciale, les deux plus importants avaient pour cadre géographique des gorges : celles de Kemah, au sud-ouest d’Erzincan, sur l’Euphrate supérieur, où des dizaines de milliers d’hommes ont été exterminés en mai et juin 1915 sous la supervision directe du Dr Bahaeddin Chakir, patron de l’O.S. ; celles de Kahta, dans le massif montagneux situé au sud de Malatia, par lesquelles cinq cent mille déportés sont passés.

L’ultime étape du processus de destruction, que nous avons identifiée comme la deuxième phase du génocide, visait précisément ces rescapés pour la plupart originaires d’Anatolie et de Cilicie. Le cadre de ces nouvelles violences, les vingt-cinq camps de concentration de Syrie et de Haute-Mésopotamie mis en place à partir d’octobre 1915, est longtemps resté terra incognita pour les chercheurs. Gérés par une sous-direction des déportés, elle-même attachée à une Direction de l’installation des tribus et des émigrants (Iskân-i Achâyirîn ve Muhâcirîn Müdîriyeti), un organisme dépendant du ministère de l’Intérieur, ces camps ont vu passer environ huit cent mille déportés. Déplacés de camp en camp, ceux-ci ont souvent succombé à la suite des privations ou aux épidémies qui y sévissaient. Un réseau clandestin, animé par des missionnaires basés à Alep, soutenus par les consuls américains et allemands, a toutefois permis de transmettre quelques secours et de retarder leur liquidation complète. C’est sans doute ce qui explique l’ultime décision de destruction des reliquats de déportés, vers la fin février ou le début du mois de mars 1916, par le Comité central jeune-turc. Celle-ci visait environ cinq cent mille déportés survivants, arrivés depuis six mois et plus en Syrie et Mésopotamie, parfois même adaptés à leur nouvel environnement. D’avril à décembre 1916, deux sites, Ras ul-Ayn au Nord et Der Zor, au Sud, ont été le cadre de massacres systématiques qui ont fait plusieurs centaines de milliers de morts.

Les rescapés recensés après ces opérations peuvent être classés en deux catégories principales : quelques milliers d’enfants et de jeunes filles enlevés par des tribus bédouines, récupérés après l’armistice d’octobre 1918 ; plus de cent mille déportés, surtout ciliciens, expédiés sur l’axe ferroviaire Alep-Homs-Hama-Damas-Maan-Sinaï, employés pour la plupart dans des entreprises travaillant pour l’armée, que l’armée britannique découvre, dans un état indescriptible, lors de sa lente conquête de la Palestine et de la Syrie, en 1917 et 1918.

La dissolution du Patriarcat arménien de Constantinople, le 28 juillet 1916, sur décision du Conseil des ministres, a été une manière symbolique de prendre acte de la disparition des Arméniens. Une partie des communautés d’Istanbul (environ la moitié, soit 80 000  personnes) et de Smyrne (pour les deux tiers) avait échappé à l’extermination du seul fait de la forte présence d’observateurs étrangers (consulats et ambassades).

III - Les fondements idéologiques de l’extermination

Si le darwinisme social, idéologie transposant aux sociétés humaines les principes de sélection des espèces du monde animal dont les chefs jeunes-turcs étaient imprégnés, les a convaincus que la construction d’une nation turque passait par l’élimination des Arméniens, il n’en demeure pas moins que le Comité central jeune-turc a aussi envisagé de laisser en vie certaines catégories d’Arméniens pour mieux les intégrer dans son programme de turquisation de l’Anatolie. Enfants en bas âge, de préférence les fillettes, et jeunes filles ou femmes étaient destinés, dans leur esprit, à renforcer la « nation turque », après un rituel d’intégration au groupe dominant emprunté à la religion musulmane. Selon la formule d’un officier jeune-turc, les jeunes filles arméniennes ayant un certain niveau d’instruction étaient prédestinées à accélérer la modernisation de la famille et de la société turques. Les multiples cas recensés montrent que l’idéologie nationaliste jeune-turque relève plus d’une haine destructrice contre l’identité collective d’un groupe que d’un racisme à prétention biologique tel que le pratiquera plus tard le régime nazi.

Un autre aspect du projet jeune-turc concerne la captation des biens collectifs et individuels des Arméniens ottomans, assortie d’une tentative de formation d’une classe moyenne turque d’entrepreneurs, quasi inexistante jusqu’alors. Ce programme, baptisé Millî | ktisat (« économie nationale »), théorisé par l’idéologue du régime Ziya Gökalp, constituait le complément socio-économique du crime. Il a servi à la fois de justification et d’incitation. Il apparaît qu’il a surtout profité à l’élite jeune-turque et au parti-État, mais aussi à toutes les couches de la société, et notamment à ceux qui se sont engagés dans la mouvance jeune-turque, sans forcément partager l’idéologie extrémiste de sa direction. L’appât du gain a sans doute beaucoup contribué à radicaliser des hommes qui, dans des circonstances autres, ne seraient jamais passés à l’acte.

L’inventaire des principaux responsables de ce génocide, fonctionnaires civils et militaires ou notables locaux, permet d’affirmer que les personnes les plus lourdement impliquées dans l’exécution de ces violences de masse étaient souvent issues des cercles les plus marginaux et, il faut le souligner, des minorités originaires du Caucase, en particulier des Tcherkesses et des Tchétchènes, ainsi que de tribus kurdes nomades (plus rarement des villageois sédentaires). Les neuf membres du Comité central, et plus particulièrement le ministre de l’Intérieur, Mehmed Talât, et celui de la Guerre, Ismaïl Enver, ainsi que le Dr Ahmed Nâzim et le Dr Bahaeddin Chakir ont été les principaux instigateurs de l’extermination de la population arménienne (ils ont été condamnés à mort par contumace en 1919 par la cour martiale de Constantinople).

IV - Le procès des criminels

Lorsque le Patriarcat arménien a été rétabli, après l’armistice de Moudros, un Bureau d’information (Déghégadou Tivan), a été créé pour collecter des éléments en vue d’un procès.

Raymond KÉVORKIAN

La création d’une commission d’enquête administrative, la commission Mazhar, au sein du Bureau de la sûreté générale, par décret impérial du 21 novembre 1918, puis le mois suivant des cours martiales chargées de juger les criminels jeunes-turcs, entraîna l’instruction de nombreux dossiers. Dès sa formation, la commission Mazhar entreprit de recueillir des éléments et des témoignages en concentrant plus particulièrement ses investigations sur les fonctionnaires de l’État impliqués dans les crimes commis contre les populations arméniennes. Elle avait une capacité d’action assez étendue puisqu’elle pouvait assigner en justice, rechercher et saisir des documents, mais aussi faire arrêter et emprisonner des suspects en utilisant les services de la police judiciaire, voire d’autres services de l’État. D’emblée Hasan Mazhar adressa une circulaire officielle aux préfets et sous-préfets des provinces pour que les originaux ou des copies certifiées conformes des ordres reçus par les autorités locales concernant la déportation et le massacre des Arméniens lui soient remis. La Commission procéda également à l’interrogatoire sous serment de témoins. En un peu moins de trois mois, elle alimenta cent trente dossiers d’instruction, qu’elle transmit progressivement à la Cour martiale.

Les réactions observées dans la presse stambouliote lors des procès des criminels jeunes-turcs montrent que l’immense majorité de la population ne considérait pas ces actes comme des crimes passibles de sanctions. Il apparaît d’autre part que la cour martiale était avant tout soucieuse de faire porter la responsabilité des crimes commis sur un petit groupe d’hommes en fuite pour mieux exonérer l’État ottoman et donner une certaine « virginité » à la Turquie qui s’apprêtait à signer un traité de paix avec les vainqueurs de la guerre.

Il faut enfin rappeler les préparatifs menés principalement par les gouvernements britannique et français, largement méconnus par l’historiographie occidentale, pour traduire devant un « Haut tribunal » international les criminels jeunes-turcs. Les catégorisations juridiques élaborées par la commission des Responsabilités et ses sous-commissions, siégeant dans le cadre de la Conférence des préliminaires de paix, dès février 1919, si elles n’ont jamais été mises en œuvre pour punir les bourreaux jeunes-turcs des Arméniens, ont en revanche directement inspiré la Convention sur la prévention et la sanction des génocides adoptée par l’O.N.U. en 1948 et l’un de ses principaux auteurs, Raphaël Lemkin.

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