Vue critique de la croisade

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Une vue critique de la croisade

Si forte que fût en Occident la ferveur religieuse, l’idéal de croisade ne fit pas l’unanimité; beaucoup s’y refusèrent et, au sein même de l’Église, certains, comme Pierre le Vénérable, abbé de Cluny, s’y montrèrent peu favorables.

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Ce fut incontestablement au XIIIe siècle que la croisade suscita le plus la critique. Ses échecs répétés firent naître le scepticisme jusque dans les esprits les mieux disposés; certains doutèrent qu’elle fût voulue par Dieu, d’autres – des chevaliers – rechignèrent à entreprendre le voyage d’outre mer. Des clercs gagnés par l’idéal missionnaire soutinrent que le christianisme se devait de convaincre et non de combattre. Ainsi, le dominicain Guillaume Adam prôna la conversion des musulmans et jugea la croisade inutile; de même, Raymond Lulle préconisa l’envoi de franciscains auprès des sarrasins.

Mais, plus encore que l’échec, l’usage temporel qu’en fit l’Église desservit la croisade; en qualifiant de croisades ses propres guerres contre les cathares (croisade dite «albigeoise», déclenchée en 1207-1208 par le pape Innocent III) ou contre Frédéric II et ses successeurs, en encourageant les entreprises des chevaliers Teutoniques contre les Slaves et les Prussiens, la papauté s’éloigna du but proposé en 1095 par Urbain II.

De même la politique pontificale de financement des expéditions contribua indirectement au discrédit de la croisade. Le clergé réprouva l’affectation du produit des décimes aux «croisades politiques» tandis que la pratique du rachat des vœux de croisade accrédita dans l’opinion l’idée d’un détournement de fonds. Toutes ces critiques affaiblirent l’idée de croisade, mais aussi l’Église.

Les arrière croisades

Bien qu’altérée et affaiblie, la croisade survécut à la chute de l’Orient latin. Dès la fin du XIIIe siècle et tout au long du XIVe siècle, d’habiles propagandistes se mirent à son service; à l’usage des souverains et des papes; légistes et théologiens multiplièrent projets et plans de croisades. Ainsi, Fidence de Padoue suggéra le blocus commercial de l’Égypte et le débarquement d’une armée en Syrie du Nord, qui ferait jonction avec les Mongols et prendrait l’Islam à revers. Marino Sanudo, dans son Liber secretorum fidelium crucis, suggéra aussi le blocus maritime de l’Égypte par une flotte vénitienne. D’autres, tels Pierre Dubois ou Guillaume de Nogaret, insistèrent sur l’indispensable fusion des ordres militaires – Templiers, Hospitaliers et Teutoniques –, dont les rivalités avaient jusque-là nui à la croisade.

Cette propagande active finit par porter quelques fruits. En 1310, une expédition financée par l’Église parvint à s’emparer de Rhodes, confiée aussitôt à la garde des hospitaliers; en 1344, Clément VI organisa la «croisade de l’Archipel», qui, regroupant Venise, Rhodes et Chypre, s’empara de Smyrne.

Souverains et princes prirent aussi la croix, mais ce ne fut souvent que le prétexte de nouvelles levées fiscales: les rois de France, de Philippe IV le Bel à Philippe VI, reportèrent indéfiniment leur départ. Tout au plus montèrent-ils une coalition provisoire pour défendre des intérêts en Méditerranée. Après un échec à Nicopolis (1396), un autre à Varna (1444), les Occidentaux cédèrent encore du terrain devant les Turcs qui, en 1453, prirent Constantinople. Désormais, les appels du pape à un «passage général» restèrent sans retentissement.

Bilan des croisades

Chronologie des croisades Initialement voulue pour secourir les chrétiens d’Orient, la croisade manqua cet objectif. En 1204, la prise et le sac de Constantinople par les croisés creusèrent et aggravèrent le fossé entre chrétiens romains et grecs. À long terme, la croisade a aussi nui aux minorités chrétiennes non orthodoxes d’Orient (jacobites, nestoriens et Arméniens).

Bilan religieux

En s’activant auprès des chrétiens des États musulmans, en sollicitant et en obtenant des autres collaboration et parfois subordination, les Francs rendirent suspecte à l’islam – auparavant tolérant – la chrétienté orientale. Les Mamelouks – dont l’avènement même peut être attribué en partie aux croisades –, intransigeants et méfiants, persécutèrent les maronites puis liquidèrent les Arméniens de Cilicie. Ce durcissement fut également favorisé par l’attitude discriminatoire des croisés à l’égard de leurs sujets musulmans, même s’ils n’entreprirent jamais de les convertir par la force; sauf dans quelques localités, telles que Tyr, ces derniers avaient été soumis à d’incessantes vexations.

Bilan culturel

Aussi le constat paraît négatif dans le domaine profane; malgré quelques tentatives, ponctuelles, de rapprochement entre Francs et musulmans, les croisades ne favorisèrent pas l’intercompréhension des cultures. La connaissance du monde musulman par l’Occident se fit plus par l’Espagne et la Sicile que par les États francs. Les rares emprunts effectués à l’Orient – dans le domaine du vêtement, de la nourriture, ou du comportement – ne passèrent guère en Europe. Dans l’autre sens, le résultat fut aussi piètre; en dehors du domaine militaire, où la nécessité de la guerre entraîna des emprunts – d’ailleurs mutuels –, l’influence occidentale sur l’Orient fut insignifiante.

Bilan économique

L’importance économique des croisades pour l’Occident, longtemps surestimée par certains historiens, doit être aujourdhui nuancée. L’influence de ces expéditions sur le commerce occidental avec l’Orient fut secondaire. Les ports francs de la côte syro palestinienne n’eurent pas l’exclusivité des échanges avec l’Europe, antérieurs aux croisades, et qui se poursuivirent après elles. Dès le Xe siècle, les marchands amalfitains entretenaient d’étroites relations de commerce avec l’Égypte; Vénitiens, Pisans, Génois et d’autres les maintinrent et les préservèrent tout au long des croisades.

Après la chute de l’Orient latin et la fin des croisades, les produits de l’Inde, de la Perse et même de la Chine continuèrent – avec des interruptions momentanées – à arriver en Occident. De même doit être relativisé le rôle des croisades dans le domaine financier; si elles contribuèrent à l’essor des techniques bancaires en Occident, elles ne furent pas la seule cause de leurs progrès.

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