Abane à Tunis de "Yves Courrière"

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Abane Ramdane Yves Courriere

 « Maintenant que nous sommes à Tunis, s’écrie Abane, nous devons tenir un nouveau C.N.R.A. Et là chaque partie sera présente. L’intérieur et l’extérieur. Il est temps de reprendre tout le monde en main. De mettre les militaires au pas, de les soumettre aux décisions politiques, d’éviter aussi que les vieux politiciens que nous avons accueillis ne se croient revenus au Parlement français ! Un grand nettoyage est nécessaire ! » 

Ses compagnons approuvent le principe de la réunion du C.N.R.A. mais sont plus réservés quant à la façon expéditive que préconise Abane pour « reprendre tout le monde en main ». 

Et plus le temps passe, plus Krim devient hostile. Abane le sent et s’adoucit avec lui. 

C’est le seul pour qui il fasse un effort. Car c’est le dernier « chef historique » à jouer un rôle actif. Au sein du C.C.E., Abane « tient » Ben Khedda et Saad Dahlab puisque c’est lui qui, à la Soummam, les a imposés. C’est d’ailleurs l’un des principaux griefs de Ben Bella. Avec les autres politiciens : Lamine, Ferhat Abbas et consort, 

Abane joue de la carotte et du bâton. « Suivez- moi et vous ne le regretterez pas. Sinon… » Abane Ramdane, maintenant qu’il est à l’extérieur, se montre plus intransigeant que jamais. Il se sait le plus intelligent, le plus « politique », il est aussi l’un des plus purs — il a voué sa vie à la révolution — et ne conçoit pas qu’un chef puisse tirer avantage de sa puissance. Mais il le dit d’une façon qui choque. Il est sûr de détenir la seule vérité. Pourtant, il n’y a pas chez l’homme d’ambition égoïste, il est sincèrement attaché à la direction, collégiale mais ne la conçoit qu’à condition que ses idées priment sur les autres. C’est normal, elles sont les meilleures !

 Et puis Abane, qui est violent, qui n’use d’aucune souplesse, souffre de plus en plus d’un ulcère qui le ronge et d’un goitre qui le défigure. Ça n’arrange pas son caractère. 

Il dit à chacun son fait sans se soucier des témoins. On l’a entendu « vider » Ferhat Abbas d’un bureau :

 « Sors d’ici, vieux politicard, lui a-t-il dit, tu n’as rien à y faire. On t’appellera quand on aura besoin de toi. » Et le vieux leader s’est retiré sans broncher. 

Il n’en va pas de même avec les plus jeunes. M’hamed Yazid, qui vient de quitter l’O.N.U. pour faire le point de son activité politique et financière, s’entend reprocher la location, puis l’achat d’un smoking. « On ne fait pas la révolution en smoking ! rugit Abane au comble de l’exaspération. 

— Il y a façon et façon de faire la révolution, se rebiffe Yazid, au maquis je serais en treillis, à l’O.N.U. lors des réceptions je dois être en smoking comme tout le monde. 

— Tu iras en pantalon rapiécé ! Ou tu iras tâter un peu du maquis ! » 

Yazid, qui a accompli à New York un travail considérable, est ulcéré. Il apprécie peu la menace et vient se plaindre à Krim qui devient le confident de chacun. « Ça ne peut plus durer, dit Yazid, qu’il aille lui-même à New York, il verra si c’est si facile. Il ne fait que critiquer tout le monde. Il a parfois raison mais il pourrait le ¿lire d’une autre façon. » C’est bien l’avis de Krim qui décide de mettre Abane en garde. 

Les deux hommes ont de l’estime l’un pour l’autre. Krim envie l’intelligence et la culture d’Abane et celui-ci reconnaît la puissance militaire et le courage du chef kabyle. « Il ne faut pas dépasser les limites, dit Krim à Abane, tu te fais des ennemis pour rien. Tu dis à chacun ses vérités en public…

 — Et alors, nous ne sommes pas dans un salon. Maintenant qu’ils ont quitté le maquis ce sont tous des révolutionnaires de palace ! 

— Tu veux brûler les étapes, aller à cent à l’heure. Il faut agir souplement ou tu t’y casseras la figure. 

— Tant pis, je serai en règle avec ma conscience. 

— Ton rôle est ici. Tu es le seul à avoir la formation politique dont la révolution a besoin. Il faut créer l’unité, tu le dis toi-même, mais ta façon d’agir est en contradiction avec ce que tu préconises. Tout le monde le remarque : par ton attitude arrogante tu laisses percer ton désir de diriger à ta façon !» 

C’est un coup de semonce. 

Krim montre les dents sans encore s’opposer carrément à Abane. « Il va y avoir la réunion du C.N.R.A., répond celui-ci, chacun aura son mot à dire et le dira. Et on verra si ce Ben Bella peut encore nous insulter… 

— Mais quel besoin as-tu de le crier sur les toits ? Je crois comme toi que le congrès de la Soummam était nécessaire. Il faut maintenant le compléter. On est tous là pour cela ! » 

La convocation du C.N.R.A. est décidée lors de la dernière réunion du C.C.E. dans la villa du Belvédère. Il se tiendra le 27 août au Caire. On fixe un délai d’un mois pour que tous les chefs de wilaya puissent quitter leur poste et gagner la capitale égyptienne. Tenir la réunion à Tunis est trop risqué. Echaudés par l’arraisonnement de l’avion de Ben Bella, les chefs de la révolution redoutent la présence des troupes françaises sur le territoire tunisien.

En outre le siège officiel de la délégation du F.L.N. à l’extérieur est au Caire, où réside le docteur Lamine.

 Enfin, il faut ménager les Egyptiens pour qui le grand homme reste Ben Bella. « En tout cas, dit Abane en levant la dernière séance, il faut que le C.C.E. reste à cinq membres. Un organe restreint peut prendre des décisions efficaces tandis qu’un comité élargi ne donnera à ses membres que des raisons supplémentaires de se disputer.

Yves Courrière

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