“Le colonialisme va mobiliser les peuples africains en leur révélant l’existence de rivalités « spirituelles ». Au Sénégal, c’est le journal Afrique nouvelle qui chaque semaine distillera la haine de l’islam et des Arabes. Les Libanais, qui possèdent sur la côte occidentale la majorité du petit commerce, sont désignés à la vindicte nationale. Les missionnaires rappellent opportunément aux masses que de grands empires noirs, bien avant l’arrivée du colonialisme européen, ont été démantelés par l’invasion arabe. On n’hésite pas à dire que c’est l’occupation arabe qui a fait le lit du colonialisme européen ; on parle d’impérialisme arabe et l’on dénonce l’impérialisme culturel de l’Islam. Les musulmans sont généralement tenus à l’écart des postes de direction. Dans d’autres régions se produit le phénomène inverse et ce sont les autochtones christianisés qui sont considérés comme des ennemis objectifs et conscients de l’indépendance nationale.
[…]
À l’échelle du continent, cette tension religieuse peut revêtir le visage du racisme le plus vulgaire. On divise l’Afrique en une partie blanche et une partie noire. Les appellations de substitution : Afrique au sud ou au nord du Sahara n’arrivent pas à cacher ce racisme latent. Ici, on affirme que l’Afrique blanche a une tradition de culture millénaire, qu’elle est méditerranéenne, qu’elle prolonge l’Europe, qu’elle participe de la culture gréco-latine. On regarde l’Afrique noire comme une région inerte, brutale, non civilisée… sauvage. Là, on entend à longueur de journée des réflexions odieuses sur le voile des femmes, sur la polygamie, sur le mépris supposé des Arabes pour le sexe féminin. Toutes ces réflexions rappellent par leur agressivité celles que l’on a si souvent décrites chez le colon.”
Frantz Fanon, “Les damnés de la terre” (1961), pp. 155-156