ENA : Naissance d’un nationalisme populaire

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Benjamin Stora Algérie

Sous l’impulsion de Messali et de ses lieutenants originaires de Kabylie, Amar Imache et Radjef Belkacem, l’ENA renaît de ses cendres en 1933. L’organisation se dote d’un programme d’inspiration démocratique et socialiste, dont la réforme agraire, l’unité nord-africaine et la lutte pour l’indépendance sont les principes directeurs. La nouvelle Étoile se prononce pour un gouvernement issu de l’élection d’une Assemblée constituante. Mais un tournant d’inspiration religieuse est nettement perceptible. Le journal a pour titre El-Oumma (La Communauté des croyants) et porte en manchette une citation du prédicateur égyptien Cheikh Abdu : « Le vrai patriotisme dans l’islam est celui qui se manifeste dans l’action. » Les références à l’islam, à l’arabisme apparaissent également dans les rapports avec l’émir Chekib Arslan, propagandiste qui publie à Genève La Nation arabe, et avec qui Messali entretient une correspondance suivie. Les premiers indépendantistes algériens fonctionnent au plan organisationnel sur le modèle communiste (mises en place de « cellules » et d’un « comité central », fonctionnement du « centralisme démocratique » et interdiction des tendances), tout en entrant en rivalité avec les communistes. Messali Hadj fait ainsi voter l’interdiction de la double appartenance entre PCF et ENA. Il devient le chef d’un nationalisme à base ouvrière, mais aussi arabomusulman. Menacée de poursuites, l’ENA prend en juillet 1934 le nom de Glorieuse Étoile nord-africaine, sans modifier le bureau que préside Messali Hadj.

Implantée à Paris, Lyon, Poitiers, Limoges et Saint-Étienne, l’organisation mène campagne contre l’occupation de l’Éthiopie par l’Italie mussolinienne, participe au rassemblement de la gauche française pour le Front populaire. Messali se réfugie à Genève en 1935 pour échapper à des poursuites judiciaires. Il rentre à Paris le 10 juin 1936, quand la victoire électorale du Front populaire lui vaut l’amnistie. Le leader algérien maintient l’objectif de l’indépendance, et se prononce contre le projet Blum-Viollette qui préconisait l’accès à la citoyenneté française pour quelque 20 000 Algériens musulmans. Il se rend à Alger le 2 août 1936 au moment de la tenue du Congrès musulman algérien et y déclare : « Cette terre est à nous, nous ne la vendrons à personne ! » Ce discours lance le mouvement indépendantiste sur la terre algérienne. L’Étoile est dissoute par le Front populaire en janvier 1937. 

En mars 1937, Messali annonce la fondation du Parti du peuple algérien (PPA). Le programme affirme défendre « le petit commerce, l’artisanat, les ouvriers, les petits fellahs, les étudiants, les professions libérales ». Le PPA se montre interclassiste et plébéien, en se référent au « peuple » comme valeur suprême. Messali Hadj devient le responsable d’un nouveau parti politique révolutionnaire, à base d’islam et de socialisme. Il entend se distinguer du républicanisme assimilationniste porté par le leader Ferhat Abbas, et du culturalisme religieux véhiculé par les oulémas du cheikh Ben Badis. Les organisations algériennes se développent au moment de l’arrivée de la première grande vague de l’immigration algérienne en France dans l’entre-deux-guerres. 

Les Algériens viennent un peu de l’Oranie et du Constantinois, surtout de la Kabylie, endroit où l’émigration a été la plus ancienne et la mieux organisée : « En 1938, parmi les 80 000 NordAfricains travaillant en France, on comptait à peu près trois quarts de Kabyles », note le démographe Louis Chevalier. 

Les Algériens se concentrent surtout à Paris et en région parisienne, où vivent environ la moitié d’entre eux vers 1930. La force d’attraction du marché parisien est bien réelle et supplante les circuits traditionnels du midi de la France. Elle s’exerce sur les campagnes algériennes, où un émigrant tire l’autre. Cette immigration algérienne est composée presque exclusivement d’hommes jeunes. Retranché dans son logement-hôtel qui donne quelquefois sur une cour peuplée de gens du même douar que lui, l’immigré algérien ne quittera pas ce quartier qu’il considère comme son nouveau village. « Les conditions très rudes dans lesquelles ces hommes subsistaient, voués, d’une part, par leur désir d’épargne aux plus sévères privations, largement exploités de l’autre par un mercantilisme impitoyable, en avaient fait un prolétariat particulièrement misérable. » C’est en ces termes qu’un rapport policier, établi en 1934, décrit les conditions de vie et de travail des immigrés algériens à Paris. 

La situation du logement à Paris est très précaire (entassement dans des cafés-hôtels, naissance des bidonvilles à la périphérie parisienne dès cette époque), les maladies se développent. La tuberculose est la cause de la moitié des décès des Algériens de vingt à trente-neuf ans. En butte à toutes sortes de tracasseries administratives et policières, projeté dans un paysage social inconnu, chacun des immigrés se retrouve progressivement de plus en plus seul. C’est dans cette situation que les cafés se multiplient, indispensables, bureaux de placement parfois, refuge pour des hommes qui aiment à se retrouver entre eux en parlant du pays, à écouter de la musique orientale. Ils seront aussi les seuls lieux de réunions politiques possibles pour ces travailleurs déracinés, noyaux de solidarité et lieux de prière.

Benjamin Stora

Histoire de l’Algérie à la période coloniale ( pp 691 692 693 )

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