Les fils de la Toussaint ( 2 )

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Pour comprendre comment certains hommes de valeur qui vont jouer un rôle essentiel dans la préparation de cette révolution, de cette guerre d’Algérie, en sont arrivés à l’action armée, il est nécessaire de retracer l’histoire de leurs déceptions, de leurs rancunes, car aucun d’eux n’est « né révolutionnaire ». 

Pour la plupart, à un moment de leur vie, ils ont désiré passionnément être français, en avoir les devoirs et les droits. Beaucoup ont fait la guerre 1939-1945 avec héroïsme. Il y a des croix de guerre et des médailles militaires sur la poitrine de beaucoup d’entre ceux qui chasseront la France d’Algérie. 

Ils le feront souvent avec cruauté comme on le fait avec une maîtresse après laquelle on a trop soupiré, qui a trop demandé et qu’un jour on se prend à haïr. 1945. Cela peut être la chance que les musulmans attendent depuis toujours. 

La guerre se termine. Un monde nouveau va naître, croit-on. Beaucoup d’Arabes, de Kabyles ont fait la guerre : l’Italie, la France, l’Allemagne même. Ils reviennent maintenant. Et ils racontent. Au milieu des balles, de la mitraille, des attaques furieuses où ils se sont conduits comme des héros — à tel point que le maréchal Juin les appelle : « Ces furieux qui, s’ils ne savent pas lire, n’en ont que plus le combat dans les veines » — ils ont découvert la fraternité des champs de bataille. Avec des Européens ! Les tirailleurs algériens ont été accueillis avec enthousiasme lors de la libération de la patrie. 

On les a fêtés, embrassés, on leur a même donné des fleurs. La moisson de médailles et le chiffre des pertes montrent l’ampleur du sacrifice, la vaillance et la fidélité à la France. Ils ont aussi découvert qu’on pouvait les respecter tout comme les autres. Là-bas ils ont trouvé ce qu’ils recherchaient depuis toujours : la dignité. Et à longueur de soirée, chez eux, au café maure, les coudes appuyés sur les petites tables poisseuses, ils racontent. Ils enjolivent peut-être un peu. Mais l’essentiel y est. Dans le bled, dans les douars qu’ils ont regagnés, ils font figure de héros. Mais ils ne ressemblent pas à ceux de 1914 qui n’ont plus quitté leurs médailles ternies épinglées sur le burnous, à ceux qui se sont un peu trop tournés vers les colons, vers les Européens, qui sont devenus caïds ou khodjas. 

Eux ils sont jeunes et veulent retrouver dans leur Algérie cette drogue à laquelle ils ont goûté en Europe : la liberté, l’égalité. Sur ce point le retour au pays est décevant. Rien n’a changé. Au contraire. Ce qu’ils découvrent les atterre. Messali Hadj est en exil, quelque part en Afrique à ce que l’on dit. Et c’est Ferhat Abbas qui cristallise autour de ses amis du Manifeste toutes les aspirations nationalistes. Le P.P.A. de Messali, interdit depuis 1939, vit toujours clandestinement. 

La plupart de ses membres ont adhéré aux Amis du Manifeste. Les services de renseignements signalent ce noyautage du rassemblement de Ferhat Abbas par le P.P.A. clandestin. Les Européens, eux, pensent qu’il est temps d’étouffer ce regain de « nationalisme » venu d’outre Méditerranée. Il est temps que tout redevienne normal. Ils ont très sincèrement bonne conscience. De quoi se plaint l’Arabe ? Quand on voit ce qu’on a fait pour lui ! C’est l’éternel refrain : « Vous savez, la plupart ne se plaignent pas. Ce sont surtout ces agitateurs, les Messali — encore que celui-ci soit un exalté pas bien dangereux — les Ferhat Abbas — celui-là sous ses airs doucereux est certainement le pire — qui excitent les Arabes. 

On ne devrait pas les laisser faire. On est d’une faiblesse ! Parce que les Arabes qui travaillent sont heureux. Voyez chez nous les ouvriers agricoles, mon gardien, mes fatmas qui s’occupent de la maison, ils ne se plaignent pas. Ils me sont fidèles et ils m’aiment tous. D’abord, ici ils ont tout ce qu’il faut. Moi je les paye comme il faut. Ils ont l’hôpital, certaines assurances. Ils sont presque comme nous. Et c’est tout de même nous qui leur avons apporté le progrès : les routes, l’eau, la mise en valeur de la terre. 

Voyez ici, toute ma propriété de la Mitidja ; eh bien ! avant que les Français arrivent, c’était des marécages. Non, croyez-moi, ils sont heureux. Ce sont d’ailleurs de braves gens mais il ne faut pas laisser les meneurs les contaminer. 

Puis il faut que nous regagnions notre prestige. Il en a pris un coup depuis 1940. Vous savez, les Arabes, je les connais bien, ne respectent que le vainqueur. Celui qui a du prestige. Qui tient le bâton, quoi ! » Il faut bien dire que depuis 1940 le prestige du Français d’Algérie est en baisse. Pourtant il a tout fait pour se trouver du côté du plus fort, lui aussi. En 1940 il est loin de l’occupant allemand, n’en subit pas le contact, ne souffre pas de sa présence. Alors c’est à bras ouverts qu’il accueille la politique du bon vieillard qui s’est sacrifié pour la France. Lui au moins prend les mesures qu’on aurait dû prendre depuis longtemps. 

Les juifs redeviennent des juifs. Ils n’ont jamais été des Français comme lui. Même si Crémieux en a décidé ainsi en octobre 1870. Les haines, les clans, les jalousies travaillent le Français d’Algérie partisan depuis toujours d’un ordre bien établi, ouvert aux idées fascistes de l’État fort, tenant bien en main les minorités. 

Nulle part en France ou dans l’Empire la propagande du Maréchal ne recevra meilleur accueil. Le « fer à repasser », comme on appela l’insigne de la légion, fleurit à la boutonnière de tous les gens « respectables ».

 Les affiches de propagande envahissent les murs — une habitude qu’on ne perdra jamais en Algérie — partout le portrait du bon Maréchal offre sa tête de grand-papa protecteur de l’ordre. Humain mais ferme. On aime ça en Algérie. Les Arabes ne bougent pas. Ils font leur travail, c’est tout ce qu’on leur demande même si ce Ferhat Abbas s’adresse directement au chef de l’État pour lui proposer un plan d’émancipation des Algériens, l’égalité de la loi pour tous. Heureusement que le Maréchal sait les réponses vagues qu’il faut donner à ces « illuminés »….

Yves Courrière pp. 42-43-44-45

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