Entretien avec Mohammed Arkoun réalisé par Rachid Benzine et Jean-Louis Schlegel
Oui, ma jeunesse dans un village en Kabylie s’est déroulée encore à l’époque coloniale, vers sa fin annoncée cependant, quand les aspirations à la liberté se faisaient déjà sentir. Mais au village on était protégé du « système » colonial : pas de police, pas d’impôts, on ne ressentait pas le poids de la colonisation…
La Kabylie, et la région du Mzab notamment, étaient comme une poche à part. On ne sentait pas la présence de l’État colonial ni ses attributions diverses, qui s’imposaient avant tout à l’Algérie citadine.
Le déclenchement des troubles a aussi eu lieu d’abord dans les villes : à Alger, Constantine et, dans un autre style, à Oran. Ne serait-ce qu’à cause de la langue : dans les villages, c’était un obstacle presque infranchissable.
Un discours politique en français serait peut-être passé, mais en arabe c’était impensable ! En Kabylie, l’arabe était en effet parlé et compris par peu de gens. Et encore aurait-il fallu au préalable élaborer le discours politique…
Le système colonial était pour ainsi dire « au-dehors », ailleurs. Le désir de libération était un phénomène urbain, et il a fallu du temps pour entraîner les ruraux dans la révolte. Il n’y avait pas non plus, faut-il le rappeler, les moyens d’information actuels.
J’ai encore aujourd’hui toute ma famille, je veux dire mes frères et sœurs avec leurs enfants et aussi la famille élargie. Je n’ai jamais coupé les liens. Je suis allé régulièrement en Algérie jusqu’en 1992. D’année en année, mon cœur se serrait de plus en plus de voir la situation se dégrader. Mais je gardais toujours l’espoir que les choses changent. Or c’est le contraire qui est arrivé, avec la deuxième guerre civile des années 1990.
Parce que j’appelle « première guerre civile » la guerre de libération. En effet, comme au Maroc, il y avait des juifs et des chrétiens en Algérie, la Méditerranée était bien représentée, et tous vivaient sur une terre où ils étaient depuis plus d’un siècle et plusieurs générations ; ils pouvaient parfaitement continuer à y vivre et à nourrir le débat politique autrement que celui qui s’est déroulé ensuite, dans un monolithisme où il n’y a eu que des Algériens face à des Algériens. L’Algérie a perdu beaucoup en perdant, justement, les « face-à-face », les vis-à-vis.
Oui, et c’est vrai jusqu’à présent. À l’école on avait un mélange de français, de kabyle et d’arabe. Vous voulez une image de l’Algérie « des langues » ? Eh bien allez écouter et voir Fellag. C’est lui qui a le mieux décrit ce mélange, avec sa fougue et son humour. Il saute du kabyle à l’arabe et au français. Les trois langues popularisées : c’est cela Fellag. Ma langue maternelle était évidemment le berbère, et je ne l’ai jamais appris à l’école. À l’école primaire, donc à l’âge de six ans, on apprenait le français et on étudiait en français.
Non, non, pas tous. Le miracle de la Kabylie ne s’est pas étendu, malheureusement, au reste de l’Algérie.
L’arabe s’est imposé à moi à l’âge de onze-douze ans. D’abord à Aïn Larba, où mon père avait sa petite épicerie ; il voulait m’avoir avec lui pour
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Oui, le dialecte algérien, que je parlais précisément dans l’épicerie de mon père. Je n’ai commencé à apprendre véritablement l’arabe écrit qu’au lycée d’Oran, en classe de seconde, mais durant une année seulement, car le professeur qui nous l’enseignait est parti pour des raisons politiques (c’était en 1949, sauf erreur). Il n’a pas été remplacé, et donc l’arabe écrit a été interrompu jusqu’à l’université, quand j’ai commencé ma licence. Je peux dire que jusque-là je ne connaissais pratiquement pas l’arabe
Bien sûr, la langue coranique est une langue à part, surtout quand on l’embrasse dans toutes ses dimensions : il y a la langue coranique, mais aussi la sensibilité à sa récitation liturgique, un monde de sensations à part. J’y suis sensible, car j’ai appris le Coran par cœur.
Volontiers, mais faisons-le par un biais inhabituel. Alors que j’étais encore étudiant, j’ai été invité un jour par un ami, Mouloud Mammeri, à faire une causerie dans mon village. Le lendemain, il y avait au café, le seul endroit pour parler et débattre, une agitation extraordinaire, avec des hommes jeunes et plus âgés, y compris venus des villages environnants.
Tout le monde avait l’air un peu excité. Je suis allé voir ce qui se passait, quand soudain surgit Monsieur le maire, c’est-à-dire le chef du village qui est aussi celui de la famille dominante.
Comme je n’arrive pas à l’appeler « Monsieur le maire », je vais l’appeler l’Amîn Tadarth. Il vient vers moi en agitant sa canne pour se donner de l’autorité et m’apostrophe : « Mohammed, fils de Lounès Ath-Wârab ? » « Fils de Lounès » : Lounès est le prénom de mon père, Ath-Wârab celui de ma famille : en m’apostrophant ainsi, il me renvoie à la famille des Ath-Wârab et à la structure des liens de parenté, et pour ceux qui avaient de la mémoire, il rappelait en même temps que je venais « du village d’en bas », c’est-à-dire que j’étais un « protégé ». Vous vous rendez compte ? Il me donne ce nom en me rappelant ma situation sociale !…
Mohamed Arkoun : La formation d’un intellectuel franco-algérien.
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