Préface de Kateb Yacine du livre de Fadhma Ath Mansour,histoire de ma vie

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Histoire de ma vie
Livre de Fadhma Ath Mansour

Jeune fille de ma tribu

Fadhma Aïth Mansour Amrouche, l’auteur des lignes qu’on va lire, ne saurait être mieux présentée que par son propre fils, Jean Amrouche, qui la devança dans la mort ; il fut en quelque sorte le torrent précurseur de cette source vive où il puisait, dès la plus tendre enfance, avec sa sœur Taos, le don de poésie qui ne les quittera plus :

Toute poésie est avant tout une voix, et celle-ci plus particulièrement. Elle est un appel qui retentit longuement dans la nuit, et qui entraîne peu à peu l’esprit vers une source cachée, en ce point du désert de l’âme où, ayant tout perdu, du même coup on a tout retrouvé… Mais avant que j’eusse distingué dans ces chants la voix d’un peuple d’ombres et de vivants, la voix d’une terre et d’un ciel, ils étaient pour moi le mode d’expression singulier, la langue personnelle de ma mère. »

Jean Amrouche n’est plus. Il a succombé, dans la force de l’âge, au moment même où l’Algérie allait briser ses chaînes.

Souvent, il parlait de sa mère, comme il parlait de l’Algérie, avec la même passion, la même gravité que dans les Chants Berbères de Kabylie :

« Je ne saurai pas dire le pouvoir d’ébranlement de sa voix, sa vertu d’incantation. Elle n’en a pas elle-même conscience, et ces chants ne sont pas pour elle des œuvres d’art, mais des instruments spirituels dont elle fait usage, comme d’un métier à tisser la laine, d’un mortier, d’un moulin à blé ou d’un berceau.

C’est une voix blanche et presque sans timbre, infiniment fragile et proche de la brisure. Elle est un peu chevrotante et chaque jour plus inclinée vers le silence, son tremblement s’accentue avec les années. Jamais rien n’éclate, pas le moindre accent, pas le moindre effort vers l’expression extérieure. En elle tout est amorti et intériorisé.

Elle chante à peine pour elle-même ; elle chante surtout pour endormir et raviver une douleur d’autant plus douce qu’elle est sans remède, intimement unie au rythme des gorgées de mort qu’elle aspire.

C’est la voix de ma mère, me direz-vous, et il est naturel que j’en sois obsédé et qu’elle éveille en moi des échos assoupis de mon enfance, où les interminables semaines durant lesquelles nous nous heurtions quotidiennement à l’absence, à l’exil, ou à la mort. C’est vrai. Mais il y a autre chose : sur les longues portées sans couleur de cette voix flotte une nostalgie infiniment lointaine, une lumière nocturne d’au-delà, qui imposent le sentiment d’une présence insaisissable et toute proche, la présence d’un pays intérieur dont la beauté ne se révèle que dans la mesure même où l’on sait qu’on l’a perdu… »

Les chemins de l’orphelinat

Les chants de Jean et de Fadhma sont avant tout les cris du déracinement du sol natal. Même promus citoyens français, même convertis au christianisme, les Amrouche restent des intrus, et ils doivent s’expatrier, comme tant d’autres Algériens : la patrie asservie doit rejeter ses propres fils, au profit de la race des maîtres.

Ce n’est pas tout. À l’étouffement de tout un peuple, à sa détresse et à sa honte, s’ajoute la tragédie de tous et de chacun. Ce n’est plus un pays, c’est un orphelinat.

Fadhma n’a pas de père. Sa mère l’a protégée tant qu’elle a pu contre la famille, contre le village qui la considère comme un être maudit. Enfin, la mère se décide, la mort dans l’âme, à la première séparation :

« Un mercredi, jour de marché, ma mère me chargea sur son dos et m’emmena aux Ouadhias. Je me souviens très peu de cette époque. Des images, rien que des images. D’abord, celle d’une grande femme habillée de blanc, avec des perles noires ; à côté du chapelet, un autre objet en cordes nouées, sans doute un fouet… »

« Mais je vois surtout une image affreuse, celle d’une toute petite fille debout contre le mur d’un couloir ; l’enfant est couverte de fange, vêtue d’une robe en toile de sac ; une petite gamelle pleine d’excréments est pendue à son cou ; elle pleure. Un prêtre s’avance vers elle ; la Sœur qui l’accompagne lui explique que la petite fille est une méchante, qu’elle a jeté les dés à coudre de ses compagnes dans la fosse d’aisance, qu’on l’a obligée à y entrer pour les y chercher : c’est le contenu de la fosse qui couvre son corps et remplit la gamelle. »

« En plus de cette punition, la petite fille fut fouettée jusqu’au sang : quand ma mère vint le mercredi suivant, elle trouva encore les traces des coups sur tout mon corps. Elle passa ses mains sur toutes les meurtrissures, puis elle fit appeler la Sœur, et lui montra les traces des coups, en lui disant : « C’est pour cela que je vous l’ai confiée ? Rendez-moi ma fille !… »

« À l’automne, le caïd fit venir ma mère et lui dit : « ta fille Fadhma te gêne, mène-la à Fort-National où l’on vient d’ouvrir une école pour les filles, elle sera heureuse et bien traitée, et l’Administrateur te protégera. Tu n’auras plus rien à craindre des frères de ton premier mari. » Ma mère résista longtemps ; l’expérience des Sœurs Blanches la laissait sceptique ; mais son jeune mari et les habitants du village, qui voyaient toujours en moi l’enfant de la faute, la regardèrent d’un mauvais œil. C’est en octobre ou novembre 1886 qu’elle consentit à se séparer de moi. Elle me prit à nouveau sur son dos, et nous partîmes.

La muse matriarcale

« Juchée sur mon mulet, une malle devant moi, je remplissais mes yeux de toute cette nature que je ne devais revoir que bien longtemps après, et pour très peu de temps. Car depuis 1898, je n’ai revu mon village que trois fois, très espacées, et jamais par la route que je venais de parcourir !… J’avais bien pleuré, mais je m’étais dit : Il faut partir ! Partir encore ! Partir toujours Tel avait été mon lot depuis ma naissance, nulle part je n’ai été chez moi ! »

Et de nouveau, la voix du fils (Jean Amrouche vivait à Tunis lorsque furent publiés les Chants Berbères de Kabylie, en 1939) fait écho à la voix où il retrouve ses origines :

« … Arrachée à son pays natal depuis quarante ans, tous les jours, comme autrefois sa mère de qui elle les tient pour la plupart, c’est sur les ailes du chant que, dans sa solitude, elle lance ses messages aux morts et aux vivants. Elle est d’une famille de clairchantants, et elle parle quelquefois de sa mère et de ses frères que tout le village écoutait en silence lorsque leur chant se répandait dans les rues. Elle a recueilli les chants du pays Zouaoua, son pays natal ; et aussi les chants des Aïth-Abbas, pays de mon père, auxquels se sont ajoutés quelques chants des Aïth-Aydel… »

Ce n’est plus une seule voix, c’est la tribu qui chante, une de ces tribus dont Ibn Khaldoun disait :

« Les Berbères racontent un tel nombre d’histoires que, si on prenait la peine de les mettre par écrit, on en remplirait des volumes…

C’est encore l’arbre de la tribu qui a produit en si grande quantité, par branches et par grappes, d’une saveur qui n’en finit pas, ce fruit déconcertant qu’on appelle un poète, la vieille tribu sans feu ni lieu, où brille, étoile secrète, le génie méconnu, hérité des ancêtres, reconquis pas à pas dans l’ombre inviolée de la patrie des morts, qui « restent jeunes », selon le mot d’Anna Seghers.

Le livre de Fadhma porte l’appel de la tribu, une tribu comme la mienne, la nôtre, devrais-je dire, une tribu plurielle et pourtant singulière, exposée à tous les courants et cependant irréductible, où s’affrontent sans cesse l’Orient et l’Occident, l’Algérie et la France, la Croix et le Croissant, l’Arabe et le Berbère, la montagne et le Sahara, le Maghreb et l’Afrique, et bien d’autres choses encore : la tribu de Rimbaud et de Si Mohand ou M’hand, d’Hannibal, d’Ibn Khaldoun et de Saint Augustin, un arbre de Jouvence inconnu des civilisés, piètres connaisseurs de tout acabit qui se sont tous piqués à cette figue de Barbarie, la famille Amrouche.

Examinons une dernière fois l’arbre de la tribu, et voyons seulement son bourgeon terminal : Jean, Taos, Fadhma : le fils, la fille, la mère, tous les trois sont poètes ! N’est-ce pas merveilleux ? Tous les trois sont poètes, mais le don poétique ne leur appartient pas comme un méchant volume à son auteur, non, la poésie qu’ils incarnent, c’est l’œuvre de tout un peuple.

Mais ce livre est aussi, dans son humilité, un implacable réquisitoire.

Trop de parâtres exclusifs ont écumé notre patrie, trop de prêtres, de toutes religions, trop d’envahisseurs de tout acabit, se sont donné pour mission de dénaturer notre peuple, en l’empoisonnant jusqu’au fond de l’âme, en tarissant ses plus belles sources, en proscrivant sa langue ou ses dialectes, et en lui arrachant jusqu’à ses orphelins ! Ils devraient désormais comprendre qu’on peut faire beaucoup de mal avec de bons sentiments.

Pour ma part, en signant cette introduction, j’ai tenu à être présent au grand événement que constitue pour nous la parution d’un tel livre. Il s’agit d’un défi aux bouches cousues : c’est la première fois qu’une femme d’Algérie ose écrire ce qu’elle a vécu, sans fausse pudeur, et sans détour. Du plus profond de sa tombe d’exil, en terre bretonne, Fadhma semble nous dire :

« Algériennes, Algériens, témoignez pour vous-mêmes ! N’acceptez plus d’être des objets, prenez vous-mêmes la plume, avant qu’on se saisisse de votre propre drame, pour le tourner contre vous ! »

Puisse l’Algérie libre ne plus prêter l’oreille aux diviseurs hypocrites qui voudraient faire de toute vérité un tabou, et de tout être un intouchable… Et qu’on ne vienne pas me dire : Fadhma était chrétienne ! Une vraie patrie se doit d’être jalouse de ses enfants, et d’abord de ceux qui, toujours exilés, n’ont jamais cessé de vivre pour elle.

L’ouvrage que voici l’atteste plus que tout autre.

Je te salue, Fadhma, jeune fille de ma tribu, pour nous tu n’es pas morte !

On te lira dans les douars, on te lira dans les lycées, nous ferons tout pour qu’on te lise !

KATEB YACINE.

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