Les Frères Vigilants

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Les frères vigilants Tahar Djaout

La route se love ou s’étire, suivant le tracé ouvert dans la roche. Grondements de la mer en furie. Les vagues se ruent sur les parapets puis explosent en écume dont quelques postillons déchiquetés parviennent jusqu’à la route. Celle-ci est totalement dégagée. 

Quelques voitures doublent comme des bolides sur les tronçons rectilignes. De temps en temps, une monstrueuse moto verte à gros cylindres se place au niveau d’une voiture dont elle épouse la vitesse. Casque et collier de barbe de rigueur, un Frère Vigilant détaille le véhicule suspecté. Il en scrute l’intérieur. Si d’aventure un couple s’y trouve, il y a de fortes chances que le F.V. invite le chauffeur à serrer à droite et à s’engager sur la bande de stationnement, afin de vérifier, papiers d’identité à l’appui, les liens conjugaux ou parentaux des passagers. Le regard scrutateur s’ingénie aussi à détecter quelque bouteille d’alcool ou tout autre produit prohibé. 

Ces F.V. sont comme dans un western d’un genre nouveau où ils jouent à collectionner le maximum de scalps de mécréants et de contrevenants aux lois de Dieu. Des panneaux de signalisation défilent à un rythme régulier. Nul n’est au-dessus de la Foi. Dieu extermine les usuriers. Malheur à un peuple dont une femme conduit les affaires. Il anéantira nos ennemis. Si tu es malade, seul Lui peut te guérir. Une pluie drue se met à tomber. Boualem Yekker accélère pour échapper à un désastre. Il suffit d’une ou deux heures de cette pluie pour que les rues deviennent impraticables : la ville souffre d’un épineux problème de caniveaux qu’elle n’a pas l’air de vouloir (ou de pouvoir ?) résoudre. Boualem pense à une anecdote lue dans son livre d’anglais il y a plus de trente ans mais qu’il garde toujours en mémoire. Quelqu’un rend visite à un Irlandais un jour d’orage ; la pluie pénètre abondamment par le toit vétuste. Pourquoi ne réparez-vous pas votre toit ? demande le visiteur. Par un temps pareil, answers the Irishman, mais vous êtes fou ! 

La personne effectue une seconde visite, en été cette fois-ci, et, se rappelant le toit défaillant, elle suggère à son hôte de le réparer. A quoi bon ? rétorque l’Irlandais, il ne pleut pas. Dans des situations qui deviennent de plus en plus fréquentes, Boualem Yekker s’efforce d’oublier le présent : il fait appel à des souvenirs, à des images ; il se laisse guider par des mots, véritables bouées de sauvetage qui le ramènent délicatement vers les rivages familiers. Il aime se laisser prendre à la glu de certaines images qui le retiennent, prisonnier volontaire, loin d’un présent à la face macabre. Boualem s’agrippe voracement à ces images comme s’il sentait que le jour viendrait où aucune évasion, même par l’imagination, ne serait plus permise. Oui, on a souvent l’impression que les jours du rêve sont comptés. Boualem s’applique à ressusciter le plus grand nombre possible de figures et de paysages lointains et lacunaires avant que le chaos devienne sans recours. 

Il parcourt en tous sens ces images, partagé entre le désir de s’en abreuver goulûment et le désir de les ménager par crainte d’épuiser trop vite la réserve. Ces moments de rêverie sont autant de mirages rafraîchissants qui adoucissent l’implacable sécheresse du monde. La vie a cessé de se conjuguer au présent. Boualem fait partie de ces personnes atteintes d’une nouvelle maladie : un surdéveloppement de la mémoire. D’ailleurs, chez cette minorité persécutée, la mémoire, à force d’être sollicitée et triturée, s’affole bien souvent : des visages, des lieux, des objets dérivent, fragments soumis à un jeu désordonné d’émulsion ou d’aimantation. Beaucoup d’éléments s’annulent, se recoupent ou se confondent dans un brassage vertigineux. Il arrive un moment où, lorsqu’on sollicite la mémoire pour nous arracher au présent, on ne rencontre qu’un paysage de songe imprécis où les repères se délitent. Une sorte de nuit s’installe où s’agitent les ombres du souvenir. Celles-ci adoptent parfois un profil plus net, comme si elles passaient devant une lumière. 

Il y a, dans ce tourbillon, des images dont le choc est insoutenable ; elles vous secouent brutalement, vous expulsent de votre rêve et vous rendent, pieds et poings liés, à la réalité implacable. La pluie est vite passée, même si le ciel conserve une couleur bilieuse. La route est inondée, et l’eau gicle en faisceaux violents sous les pneus. Même sur ce ruban de macadam, la pluie a réveillé des odeurs champêtres telluriques et végétales. Elles émanent en réalité de la bande de terre qui court tout au long de la route. 

Un F.V. passe à toute vitesse, les roues de sa moto soulevant une crissante gerbe d’eau. Boualem Yekker associe les odeurs suscitées par la pluie à la beauté. Beauté des êtres et des choses. Des sensations. Beauté de l’art qui nous gonfle de sentiments conquérants, nous soulève et nous fait vibrer. Heureusement que Boualem n’est ni élégant ni talentueux. 

Cela le met à l’abri de la hargne et de la violence des F.V. Car, dans la nouvelle ère que vit le pays, ce qui est avant tout pourchassé c’est, plus que les opinions des gens, leur capacité à créer et à répandre la beauté. Après les premiers procès publics et spectaculaires intentés aux matérialistes, aux laïcs, aux adeptes de tous les athéismes, les inquisiteurs ne furent pas long à se rendre compte que les personnes qu’ils jugeaient n’étaient que des sortes d’excroissances, l’effet et non la cause, que les racines et le tronc du mal étaient ailleurs, capables un jour de reverdir et de refleurir pour donner d’autres fruits contre nature. Tant que la musique pourra transporter les esprits, que la peinture fera éclore dans les poitrines un paradis de couleurs, que la poésie martèlera les cœurs de révolte et d’espérance, rien pour eux n’aura été gagné. Pour affermir leur victoire, ils savaient ce qu’il convenait de faire. 

Ils cassèrent des instruments de musique, brûlèrent des pellicules de films, lacérèrent des toiles de peinture, réduisirent en débris des sculptures, pénétrés du sentiment exaltant qu’ ainsi ils poursuivaient et parachevaient l’œuvre purificatrice et grandiose de leurs ancêtres luttant contre l’anthropomorphisme. 

Il ne fallait pas qu’une figure terrestre rivalise avec Sa Figure, qu’une beauté conçue de main d’homme avoisine Sa Beauté, qu’une passion quelconque concurrence Son Amour éblouissant. Au passage d’un autre F.V., Boualem se sent soudainement petit et vulnérable, presque pitoyable. Ses secrets, son incongruité s’étalent tout à coup au grand jour. Libraire. Il n’est pas un créateur de questionnement et de beauté, mais lui aussi contribue à diffuser la révolte et la beauté. Il contribue, modeste bûcheron, à alimenter le brasier des idées et des rêves inconvenants. 

Il se regarde dans le rétroviseur pour s’assurer de sa misère. Oui, sa déchéance est indéniable ; elle est là, bien visible : dans ce front bas et ridé, dans ces yeux inexpressifs et fatigués que protègent des lunettes d’écaille. Un vrai visage de godiche. Il ne peut pas poursuivre plus bas le déchiffrement de sa disgrâce. Boualem a presque honte de vendre, dans ce monde qui prône le rigorisme et la soumission à un ordre supérieur, des spéculations, des rêves, des fantaisies sous forme d’essais, de romans ou de récits d’aventures. 

Les tenants de l’ordre nouveau se sont employés à culpabiliser tous les citoyens pourvus d’un plus par rapport au citoyen-étalon fait d’humilité et de platitude consentie : ceux qui possèdent le savoir, le talent, l’élégance ou la beauté physique sont vilipendés pour leurs « privilèges » et poussés à faire amende honorable pour réintégrer le troupeau des croyants soumis et bienheureux. 

Face à l’acharnement des F.V., Boualem est conforté par une chose : l’insignifiance de sa personne, que le rétroviseur vient de lui confirmer une fois de plus. Dans cette ville jadis radieuse, désormais soumise à l’effacement et à la laideur que commande l’ascétisme, dans cette ville transformée en désert où toute oasis a disparu, il est difficile pour les tenants de l’ordre nouveau de voir en Boualem Yekker un ennemi. N’est-ce pas pour cela qu’on le laisse continuer tranquillement son activité de libraire ?

Tahar Djaout

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