A l'ombre des sabres Hela Ouardi ...(2)

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 Avec le maintien de l’expédition d’Ussâma, Abû Bakr fait preuve d’une audace politique insoupçonnée de la part de cet homme discret qui a vécu dans l’ombre du Prophète mais en est visiblement le digne disciple. Abû Bakr vient de donner le ton de son règne  ; il ne reculera pas devant le danger. 

Au lendemain de son arrivée au pouvoir, il se trouve confronté à une situation explosive  : opposition intérieure de la part de la famille du Prophète et de nombreux Ansârs, opposition extérieure de la majorité des tribus arabes qui refusent de reconnaître l’autorité du calife 26 . Au lendemain de l’avènement d’Abû Bakr, la Tradition27 affirme que seules La  Mecque, Médine et Tâ’if restent fidèles à l’islam, voire qu’au lendemain de la mort du Prophète la prière du vendredi n’est plus célébrée que dans ces trois cités. 

Dans le reste de l’Arabie, les tribus manifestent un refus du pouvoir central du calife qu’elles estiment contraire à l’organisation sociale tribale (‘assabiyya) et justifient leur retour à l’autonomie par le refus de l’hégémonie de Quraysh sur l’Arabie. À ces tribus, le calife décide de déclarer une «  guerre totale  » surnommée les « guerres d’apostasie » (hurûb al-ridda). La fronde généralisée des tribus arabes prend plusieurs formes 28 . Certaines estiment que l’islam a disparu avec la mort de son fondateur et ont donc apostasié en revenant aux croyances de leurs ancêtres. 

Ce rapide abandon de l’islam s’est trouvé facilité par le caractère récent de la conversion de plusieurs tribus, d’autant que la majorité se sont converties par peur ou par opportunisme. 

Le Coran dénonce dans plusieurs versets la conversion suspecte des Bédouins (al-A‘râb en arabe) : « Ils vous feront des serments pour vous plaire, mais si vous êtes satisfaits d’eux, Dieu n’est pas satisfait d’un peuple pervers. Les A‘râb sont les plus violents en fait d’incrédulité et d’hypocrisie et les plus enclins à méconnaître les lois contenues dans le Livre que Dieu a fait descendre sur son Prophète. – Dieu sait et il est juste. – Plusieurs A‘râb considèrent leurs dépenses pour le bien comme une charge onéreuse  ; ils guettent vos revers. Que le malheur retombe sur eux ! – Dieu est celui qui entend et qui sait » (9 : 96-98). 

Dans un autre verset de la même veine, on lit  : «  Les A‘râb disent  : “Nous croyons  !” Dis  : “Vous ne croyez pas, mais dites plutôt  : Nous nous soumettons.” La foi n’est pas entrée dans votre cœur ! » (49 : 14). 

La mort de Muhammad a révélé la fragilité de la communauté qu’il a créée : cela est vrai aussi bien à Médine, comme on l’a vu lors de l’élection mouvementée d’Abû Bakr, que dans l’ensemble de l’Arabie. 

Par ailleurs, de nombreuses tribus, tout en se considérant toujours comme musulmanes, contestent la légitimité d’Abû Bakr. Beaucoup de chefs arabes arguent du caractère personnel de l’allégeance faite à Muhammad et qui est de fait devenue caduque avec sa mort. 

Ils refusent donc l’autorité de son successeur et ne voient pas pourquoi ils renouvelleraient avec lui l’allégeance faite au Prophète. Pour eux, Abû Bakr n’est pas un successeur légitime, mais un Qurayshite qui souhaite les dominer  : les tribus arabes ne comprennent ni ne reconnaissent cette transmission tribale du pouvoir totalement étrangère à leurs mœurs. Les sources arabes ont gardé la trace de cette contestation qui s’exprime parfois en des vers satiriques dans lesquels les poètes n’hésitent pas à tourner en dérision le nom du premier calife, en rappelant que le mot bakr désigne la chamelle. 

Le célèbre poète al-Hutay’a, apprenant l’élection d’Abû Bakr, s’écrie ainsi : 

Nous avons du vivant du Prophète obéi. Mais, malheur ! Abû Bakr, d’où tient-il son crédit ? Le Prophète aurait-il de son pouvoir nanti Un chamelon ? Par Dieu ! J’en suis abasourdi

La contestation des Arabes, de nature plus politique que religieuse, se manifeste notamment par une sorte de « désobéissance civile » qui consiste à refuser de payer au calife la taxe de la zakât («  aumône légale  »). La rétention de la zakât est considérée par Abû Bakr comme une preuve d’apostasie, bien que ces tribus n’aient pas renié la religion musulmane. 

Il jure de punir tous ceux qui dissocient la prière de la zakât et prétendent rester musulmans sans avoir à s’acquitter de la seconde. Même l’impétueux ‘Umar, réticent à déclarer ces guerres, ne réussit pas à faire plier le calife. « Tu devrais avoir une attitude plus modérée, dit-il à Abû Bakr. 

Sois clément avec les gens. Après tout, ils se disent musulmans, même si pour le moment ils refusent de payer la zakât. Au nom de quoi vas-tu combattre les gens  ?

Le Prophète disait  : “J’ai reçu l’ordre de combattre les hommes jusqu’à ce qu’ils disent qu’il n’y a de dieu que Dieu et que Muhammad est son Envoyé ; quiconque prononce cette profession de foi, son sang et ses biens seront épargnés.” 

Or les gens que tu veux combattre ont prononcé cette profession de foi : donc tu dois les épargner ! » Abû Bakr, irrité, rétorque à ‘Umar  : «  Je jure par Dieu que je vais combattre tous ceux qui dissocient la prière de la zakât. L’islam est un tout indivisible. Quand on n’applique pas ne serait-ce qu’un seul de ses cinq piliers, c’est comme si on renonçait aux quatre autres. – Mais…, balbutie ‘Umar. –  Moi qui comptais sur ton soutien, tu viens me décourager, l’interrompt Abû Bakr. Pendant la Jâhiliyya [l’époque d’«  ignorance  » antéislamique], je t’ai connu fort ; et quand tu es devenu musulman, tu es devenu lâche ! » ‘Umar baisse la tête. 

Il sait qu’Abû Bakr fait allusion à sa honteuse désertion au moment de la défaite d’Uhud, en mars 625 : ‘Umar, de son propre aveu, avait alors « fui avec les fuyards 30  ». Abû Bakr poursuit  : «  D’après toi, comment devrais-je donc m’y prendre pour que les gens payent la zakât  ? Devrais-je leur réciter des poèmes ? Leur faire des tours de magie ? Tout cela est fini maintenant ! Le Prophète est parti, la Révélation s’est arrêtée. 

Il ne me reste que la force du sabre. Je les combattrai tant qu’ils omettront de me remettre ne serait-ce qu’une corde qu’ils donnaient au Prophète ! » ‘Umar, admiratif, lui répond : « Je vois que Dieu a ouvert ta poitrine au combat 31  ! » Il faut bien comprendre que cette zakât est l’unique lien concret qui rattache les musulmans de l’Arabie au pouvoir central de Médine. 

C’est par elle seule que se marque l’appartenance à la communauté et même à un État islamique, dans la mesure où les autres piliers de l’islam – la shahâda ou profession de foi, la prière, le jeûne de ramadan et le pèlerinage – sont des actes individuels pour lesquels l’appartenance à une collectivité n’est pas nécessaire. 

Dès lors que seule cette obligation fiscale permet de créer le lien communautaire trans-tribal entre les musulmans, elle a non seulement une fonction religieuse, économique et sociale, mais encore une signification politique de premier plan : elle est le signe de la vassalité. Voilà pourquoi Abû Bakr insiste tant sur ce point. 

C’est là la preuve que ses guerres d’« apostasie » sont des guerres politiques et économiques couvertes par le voile de la religion. Le calife intègre par ailleurs dans la catégorie des « apostats » auxquels il décide de faire la guerre les tribus arabes qui ne se sont jamais converties à l’islam. 

Un grand nombre de dissidences s’étaient fait jour du vivant du Prophète, lequel avait assisté à l’apparition de « prophètes » rivaux : Aswad al-‘Ansî, Talha (ou Tulayha) al-Asdî, Musaylima ibn Habîb al-Hanafî et la prophétesse Sajâh, que nous retrouverons tous bientôt. La mort de Muhammad n’a fait que stimuler l’extension d’un mouvement déjà existant. 

Le succès de ces «  faux prophètes  » qui cristallisent autour d’eux les opposants au nouveau régime est en grande partie le fruit de la rivalité entre Quraysh et les autres tribus. Quoique musulmans, de nombreux Arabes ne voyaient en effet en Muhammad qu’un Qurayshite ; après sa mort, les chefs des tribus se demandent désormais s’il ne vaudrait finalement pas mieux pour eux qu’ils aient leur propre prophète.

L’accusation d’apostasie va ainsi être maniée de manière abusive puisqu’elle va viser même ceux qui n’ont jamais été musulmans. 

Refusant de prendre en considération la moindre nuance, le calife met dans le même sac tous ceux qui refusent son autorité, l’apostasie réelle, supposée ou inventée de ces tribus lui fournissant le casus belli d’une guerre sans merci. 

Pour justifier les campagnes militaires tous azimuts qu’il s’apprête à lancer, il invoque un hadîth du Prophète  : «  Celui qui change sa religion, tuezle 32 . » Pourtant, dans le Coran, l’évocation de l’apostasie ne contient aucune allusion à des représailles : « Ô vous qui croyez ! Quiconque d’entre vous rejette sa religion, Dieu fera bientôt venir des hommes ; il les aimera et eux aussi l’aimeront  » (5  : 54 d ). Le premier calife s’apprête ainsi à jeter les bases d’un phénomène appelé à un bel avenir : non pas la politisation de l’islam, mais l’islamisation de la politique.

Hela Ouardi

Les califes maudits - Tome 2 : À l’ombre des sabres  ( p.p 14 à 18 )

Hela Ouardi : est une universitaire tunisienne, professeure à l’université de Tunis - El Manar et auteure spécialiste de l’islam et de littérature.

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