A l'ombre des sabres Hela Ouardi ...(1)

extraits-de-livres, islam
Auteur:
Source ou livre:
Numéro de la page:

Contenu de l'article

َ « Sachez que le paradis se trouve à l’ombre des sabres » Hadîth du Prophète a ‘Aïsha surprend des éclats de voix venant de la pièce voisine. Elle tend l’oreille. Abû Bakr, son père, est encore en train de se disputer avec son plus proche allié, ‘Umar. Elle commence à y être habituée : depuis qu’il est devenu calife à la saqîfa, et surtout depuis que Fâtima l’a maudit à la mosquée et que son fils ‘Abd-Allâh est mort soudainement, sa colère explose pour un oui ou pour un non. Impatiente de connaître le motif de cette nouvelle querelle, et fidèle à sa manie de l’espionnage b , elle entrouvre imperceptiblement la porte. 

La scène qu’elle découvre est ahurissante. Son père, tout menu, tire le colossal ‘Umar par la barbe et hurle : « Tu oses encore me demander de désobéir aux ordres donnés par le Prophète ! ? Que ta mère te perde 1 , Ibn al-Khattâb ! Que ta mère te perde !  » ‘Umar baisse la tête et quitte rapidement la pièce en s’apercevant que ‘Aïsha est témoin de cette humiliation. « Que se passe-t-il  ? », demande-t-elle à son père qui la foudroie du regard. Sans attendre de réponse, elle referme aussitôt la porte et disparaît. Le calife reste seul ; il ferme les yeux et se tient la tête entre les mains. Puis nerveusement, il fait tourner sa bague sur laquelle il a fait graver sa devise, Ni‘ma al-qâdiru Allâh, « Allâh est le meilleur des omnipotents 2 ». Sa propre irascibilité l’effraie. Où sont passés son flegme et sa douceur  ? Fâtima les lui aurait-elle ravis pour les emmener avec elle dans la tombe ? Si elle savait combien il a tenté, en vain, de renoncer à ce califat ! À présent qu’on lui a refusé cette grâce, il ne tolère de personne qu’on conteste ses décisions, encore moins qu’on le contrarie. Même ‘Umar, auquel il doit grande partie d’être à la tête de la Umma, ne peut s’arroger le droit de discuter son dernier décret  : conformément aux ordres donnés par le Prophète quelques jours avant sa mort 3 , Ussâma, à la tête de l’armée, marchera sur la Syrie. En effet, durant les derniers jours de sa vie, le Prophète déjà gravement malade avait décidé d’envoyer son affranchi préféré, Ussâma ibn Zayd, à la tête d’une armée contre Byzance 4 et avait ordonné à ses plus éminents Compagnons, dont Abû Bakr et ‘Umar, de se joindre à cette expédition. Cette décision avait suscité chez ses proches un profond malaise, notamment en raison du choix d’Ussâma, qui était trop jeune –  dix-neuf ans – et d’un rang inférieur au leur. Comment accepter de se trouver sous les ordres du fils d’un ancien esclave  ? Le Prophète s’était mis dans une colère noire et, malgré son état très dégradé, avait sommé violemment ses amis de rallier les rangs de l’armée d’Ussâma 5 . Ce dernier avait réuni ses troupes au Jorf 6 non loin de Médine ; mais alors qu’il allait se mettre en ordre de marche, la nouvelle de la mort de Muhammad lui était parvenue et tout s’était brusquement arrêté.

L’expédition était ainsi au point mort depuis plusieurs semaines, et pour presque tout le monde ce projet fou – marcher sur Byzance ! – n’avait aucune chance de réussir sans le Prophète. Abû Bakr, pour sa part, est bien déterminé à se montrer fidèle à cette ultime injonction prophétique et décide de relancer cette expédition7 . Aux yeux de ses conseillers et partisans, cet entêtement est jugé par trop téméraire  : un climat d’insécurité plane sur Médine, tant du fait des dissensions internes qui couvent encore que de la menace des tribus arabes massées à ses abords 8 . Qui va défendre la ville si l’armée marche sur Byzance ? Abû Bakr n’ignore rien de la gravité de la situation : n’a-t-il pas lui-même demandé à de nombreux Compagnons de faire le guet dans la crainte d’un probable et imminent assaut de quelques tribus arabes ? C’est pourquoi les proches du calife ne cessent de revenir à la charge, ‘Umar en tête, comme toujours : « Tu dois absolument faire revenir Ussâma du Jorf, lui avait-il dit avec fermeté. Tu le vois bien : les Arabes se sont soulevés contre toi. Il n’est pas prudent de te séparer de cette armée ; elle est indispensable à notre protection. » Abû Bakr, assis par terre impassible, l’écoute en silence tandis que ‘Umar poursuit  : «  Tu sais que l’armée d’Ussâma compte tous les soldats musulmans ; autour de nous, les Arabes ont apostasié en masse et toi, tu envoies une armée combattre les Rûms (les Byzantins) ! On ne peut pas se le permettre ! C’est insensé ! » Abû Bakr écarquille les yeux et, se levant d’un bond, s’approche de ‘Umar avec un regard menaçant avant de vociférer contre lui  : «  Quoi ! Que dis-tu là  ? Serais-tu en train de me demander de transgresser les ordres du Prophète ? Je jure par Dieu que même si les rapaces et les lions autour de Médine devaient me ravir et me dévorer, jamais, au grand jamais, je ne dédirai un ordre donné par le Prophète ! Ussâma partira ! Même si les chiens devaient tirer les épouses du Prophète par les pieds, l’armée d’Ussâma partira 9 ! » ‘Umar prend peur ; il a rarement vu son ami, si calme à l’ordinaire, dans une telle fureur. Il se tait et, voyant Abû Bakr reculer d’un pas, ferme les yeux de soulagement. Il voit les autres Compagnons se tenir en retrait, la tête baissée, et cherche dans leurs yeux un secours qui ne viendra pas. 

Il dit alors au calife, d’une voix brisée : « Je vois que Dieu a ouvert ta poitrine au combat ! Nous ferons ce que tu as décidé. – Je préfère cette réponse », murmure Abû Bakr en retournant s’asseoir. Quelques jours plus tard, ‘Umar réussit à faire sortir Abû Bakr de ses gonds une seconde fois, alors qu’il vient lui présenter une requête similaire, émanant cette fois des Ansârs : « Ils réclament que tu nommes quelqu’un d’autre à la tête de l’armée  ; Ussâma est trop jeune  », lui dit-il. Déjà le Prophète avait violemment critiqué ceux qui osaient remettre en question ce choix, et Abû Bakr n’entend pas dévier de cette ligne : « Comment ? Que ta mère te perde, Ibn al-Khattâb ! Le Prophète le nomme et tu m’intimes de le limoger ? Tu oses me demander de désobéir aux consignes laissées par le Prophète  ?  » ‘Umar sort d’autant plus humilié qu’il a vu que, cette fois, ‘Aïsha a assisté à la scène. Devant la maison du calife, les Ansârs l’attendent impatiemment. « Alors, qu’a-t-il dit ? », s’enquièrent-ils. ‘Umar, rouge de colère, leur crie au visage : « Hors de ma vue ! Qu’est-ce que je n’ai pas entendu à cause de vous 10  ! » ‘Umar et ses amis restent tourmentés par des questions sans réponse : pourquoi Abû Bakr s’entête-t-il dans une si grande imprudence ? Que sont devenus son flegme et son sens tactique qui lui avaient justement permis de se faire désigner comme le successeur du Prophète  ? Certes, il avait bien annoncé, dans son discours d’investiture, que parfois un djinn le possédait et qu’il pouvait être sujet à des accès de violence, mais là, c’est l’ensemble de la communauté musulmane qu’il met en péril… 

Depuis le scandale de Fâtima, après qu’il l’a privée de son héritage, il se fait un devoir impérieux de respecter à la lettre les ultimes consignes du Prophète, afin de prouver aux autres et à lui-même qu’il n’a pas trahi sa mémoire en déshéritant sa fille. Il garde au plus près de lui l’étendard que le Prophète avait noué de ses mains avant de mourir. 

En revanche, alors que Muhammad avait insisté pour que tous les Compagnons de premier rang se joignent à l’assaut contre Byzance, il se montre moins inflexible sur ce point. Il va voir Ussâma et lui demande de dispenser ‘Umar du jihâd : « Permets qu’il reste à Médine, je te prie ; car j’ai grand besoin de lui. » Celui-ci accepte 11 . L’ordre du calife est finalement mis à exécution et l’armée se remet en ordre de marche au Jorf. Abû Bakr y passe en revue trois mille hommes et mille chevaux selon Wâqidî 12 , plutôt sept cents soldats selon d’autres comme Tabarî 13 et Ibn Kathîr 14 , chiffre plus plausible dans la mesure où les « opposants » à Abû Bakr, encore nombreux tant parmi les Ansârs que les Qurayshites, ne prennent pas part à cette expédition. Ibn Kathîr 15 indique explicitement que les tensions politiques découlant de la succession houleuse du Prophète ont réduit considérablement le nombre de combattants engagés dans l’armée du calife. En outre, la Tradition nous apprend que les Compagnons les plus célèbres restent alors à Médine pour a protéger contre l’assaut imminent des tribus qui l’encerclent. Ceux qui partent sont essentiellement ceux que l’on surnomme ahl al-suffa, les « gens du banc », qui n’ont d’autres revenus que le butin du jihâd et que le nouveau calife doit bien entretenir comme le faisait le Prophète. De cette même Tradition ne se dégage d’ailleurs aucun consensus sur le déroulement de cette campagne : les uns 16 disent qu’Ussâma a remporté la bataille contre les Rûms quand d’autres 17 affirment qu’il n’y a tout bonnement pas eu d’affrontement avec les Byzantins car les musulmans ne les ont pas trouvés à l’endroit indiqué par le Prophète… Certains récits, rapportés par Tabarî 18 , affirment qu’Abû Bakr l’a envoyé combattre non les Byzantins, mais des tribus arabes vivant aux confins de la Syrie et de l’Arabie et ayant abandonné l’islam à la mort du Prophète. 

Cette confusion est révélatrice, une fois de plus, d’un malaise dans la Tradition : Ussâma at-il été envoyé combattre Byzance pour se conformer aux consignes du Prophète  ? Ou s’agissait-il, très prosaïquement, de lancer une razzia afin d’obtenir un butin et de calmer les troupes  ? Couvre-t-on, ici comme ailleurs, le simple brigandage du voile de l’épopée ?

Il ressort en tout cas assez nettement de ces récits contradictoires qu’Ussâma a bel et bien mené des attaques féroces contre de nombreuses tribus qui ne faisaient pas partie du contingent byzantin. Il en réfère pour cela aux consignes prophétiques  : «  L’Envoyé de Dieu m’a demandé de lancer l’attaque sans préavis, de brûler et de détruire 19 .  » Décrivant l’expédition d’Ussâma, Wâqidî 20 raconte avec force détails comment il tue, vole, incendie les maisons et les cultures ; le feu se propage tellement qu’on dirait une tempête de fumée.

L’empereur Héraclius s’en inquiète ; son frère lui conseille de poster une armée sur le plateau d’al-Balqâ’, sur la rive est du Jourdain, pour se préparer à une offensive des musulmans –  laquelle aura bien lieu, mais deux ans plus tard. Après quelques semaines d’absence – quarante ou soixante-dix jours selon les versions –, Ussâma rentre sain et sauf à Médine où il est accueilli à bras ouverts par Abû Bakr. Les deux hommes font une prière à la mosquée pour remercier Dieu 21 . La prise de risque en apparence inconsidérée du calife –  envoyer une poignée d’hommes, et non les meilleurs, se frotter à la plus puissante armée du monde en laissant le siège de son pouvoir à découvert – s’avère un coup de génie politique. D’abord, il se pose en exécuteur scrupuleux du testament prophétique. Ensuite, il accorde au jeune Ussâma, si cher au cœur de Muhammad, une dignité militaire que lui refusaient tous les autres Compagnons, tout en l’éloignant de Médine en ces jours incertains, ce qui garantit qu’il ne viendra pas grossir à son tour les rangs des partisans de ‘Alî et de la famille du Prophète.

En outre, comme l’affirment maints rédacteurs de la Tradition, l’armée d’Ussâma, en passant par plusieurs bourgs, sème l’effroi chez les habitants. De nombreuses tribus se disent alors : « Puisque Abû Bakr envoie cette expédition pour en découdre avec Byzance, c’est qu’il doit avoir une armée encore plus puissante qui est restée à Médine 22 . » Gros « coup de bluff » donc, démonstration de force en trompe-l’œil destinée à créer une illusion de puissance dans l’esprit de ses opposants réels ou potentiels. L’efficacité de cette manœuvre est attestée par la Tradition qui affirme que partout où l’armée d’Ussâma est passée, les gens, par crainte, ont renoncé à « apostasier 23  ». Enfin, l’insistance de la Tradition24 sur le butin important amassé par Ussâma révèle les raisons financières qui motivent le maintien de son expédition. Le calife a besoin de lever des fonds pour se préparer à la « guerre totale » qu’il projette de déclarer aux tribus arabes qui refusent de se soumettre à son autorité. 

C’est sans doute cette même raison, rappelonsle, qui avait justifié à ses yeux sa décision de déshériter Fâtima et de nationaliser les biens laissés par le Prophète 25 . 

En somme, avec l’expédition d’Ussâma, Abû Bakr annonce la couleur de son règne : une guerre chronique.

Hela Ouardi

est une universitaire tunisienne, professeure à l’université de Tunis - El Manar et auteure spécialiste de l’islam et de littérature.

comments powered by Disqus