Culture : l’art ou la foi de Rachid Mimouni

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Culture : l’art ou la foi

Comme tous les mouvements populistes, l’intégrisme est ennemi des intellectuels et de la culture. Son discours fait appel à la passion plutôt qu’à la raison, à l’instinct plutôt qu’à l’intelligence.

Les intégristes professent qu’il faut refuser l’art au profit de la foi. Toute activité intellectuelle doit se consacrer à l’approfondissement de la connaissance du message divin. Toute forme de création est taxée d’hérétique parce qu’elle est perçue comme faisant une coupable concurrence à Dieu. Le projet islamique se propose donc explicitement d’étouffer toutes les formes d’expression artistique : littérature, théâtre, musique, et bien entendu peinture.

Même les chants religieux, pourtant voués à la gloire du Prophète et de l’islam, provoquent des réticences parce qu’ils s’accompagnent de quelques monotones accords de luth. Ne trouvent grâce à leurs yeux que quelques formes artistiques dégradées, comme la calligraphie, à la condition qu’elle reprenne des versets saints, ou l’arabesque, pour décorer les murs et les plafonds des mosquées. Dans les maisons de dieu, les couleurs mêmes sont refusées.

À l’exception du vert, bien entendu. Le drapeau national algérien est contesté parce qu’il s’orne d’un croissant et d’une étoile rouges. Il fut quelquefois brûlé. En ce domaine comme en d’autres, les Algériens ont eu un avant-goût du projet islamiste après les élections municipales de juin 1990 où le FIS remporta 65 % des mairies.

Les crédits des centres culturels furent transférés au profit d’associations religieuses, et certaines de celles-ci héritèrent même des locaux désaffectés pour un dinar symbolique. D’autres lieux d’expression furent fermés sous prétexte de travaux de rénovation. Pour les établissements ne dépendant pas de la mairie, on fit établir par la Commission d’hygiène et de sécurité des procès-verbaux signalant les multiples vices et défauts de la construction, en vue de décréter leur cessation d’activité. Last but not least, un édile imposa manu militari la fermeture de la cinémathèque de la ville, qui relevait pourtant d’un organisme central.

Lorsque les intellectuels rameutés s’en furent protester, ils se heurtèrent à une masse compacte de barbus armés de manches de pioches et de barres de fer. À Alger même, les soirées de gala ne pouvaient plus se tenir que sous la protection des forces antiémeutes et donnaient souvent lieu à des échauffourées qui opposaient les policiers aux agresseurs des mélomanes. À Oran, le festival de la chanson Raï fut sournoisement torpillé.

Le sport lui-même, y compris le football, pourtant immensément populaire, ne trouve pas grâce aux yeux des intégristes. Contrôlant les APW (Conseils régionaux) ils annulèrent plusieurs projets de construction de stades. Face aux protestations, ils affirmèrent qu’ils souhaitaient affecter ces fonds à la construction de logements afin d’accueillir les millions de familles qui croupissaient dans les bidonvilles. Redoutable argument, car ceux qui vibraient sur les gradins venaient majoritairement de ces lieux insalubres.

Comment expliquer à ces mal-lotis qu’en tout état de cause les entreprises de bâtiment, publiques ou privées, ne parvenaient même pas à réaliser les programmes sur lesquels elles s’étaient engagées par contrat ? Si, après quelques mésaventures, les islamistes se virent contraints de respecter le tabou sportif, ils n’admirent pas pour autant de voir des filles s’exposer dans des stades. Hassiba Boulmerka, unique championne du monde algérienne, fut blâmée d’avoir montré ses cuisses à des centaines de millions de téléspectateurs lors des derniers jeux de Tokyo. Je garde en mémoire des images ubuesques.

Une sœur musulmane institutrice, emmitouflée dans son hidjab, en train de donner à ses élèves le cours d’exercice physique, obligatoire. Réfugiée dans un coin de la cour, elle ordonne aux enfants de courir, sauter, s’accroupir, lever ou baisser les bras sans qu’elle esquisse elle-même le moindre geste de démonstration. Son immobilité exprimait le refus d’assumer son corps. Les sciences humaines restent globalement suspectes à leurs yeux. À l’université, elles se sont transformées en cours de propagande islamique.

Les étudiants qui se consacrent à ces disciplines, n’entendront jamais parler de Darwin, de Freud, d’Auguste Comte, encore moins de Marx, à moins qu’il ne s’agisse de pourfendre leurs théories. Ibn Khaldoun lui-même, père de la sociologie, n’y est guère en odeur de sainteté. La biologie, la médecine et surtout la chirurgie suscitent des réticences, parce que susceptibles d’ouvrir la porte aux démons du matérialisme.

Qu’ils soient émules de Marx ou de Keynes, les professeurs d’économie se voient opposer la théorie islamique, sans jamais être parvenus à obtenir de leurs contradicteurs l’énoncé des principes fondamentaux de cette nouvelle branche scientifique. En fait, leur vulgate économique se réduit à deux points de détail : 1. Le taux d’intérêt des prêts est illicite 2. En dehors de la Zakat, tout autre impôt est prohibé. Dans le monde où nous vivons, il ne paraît guère utile de souligner l’inanité de tels préceptes.

L’Algérie surendettée peut-elle se permettre de défier le Fonds monétaire international en refusant d’assurer le service de la dette ? Pourrait-elle supporter le boycott des banques internationales, elle qui importe les deux tiers de ses produits alimentaires ? Qui accepterait de lui fournir les crédits dont elle a un urgent besoin ? On ne manquera pas de rétorquer que les très puritains régimes du Golfe se sont fort bien accommodés du système financier international et qu’ils savent même l’utiliser à leur profit. Cela est vrai. Ce n’est pas sur ce détail que se jouera le sort d’un État islamique. Tout en se vouant à Dieu, les intégristes ne perdent pas pour autant le sens de leurs intérêts.

Lorsque le Trésor algérien émit des bons convertibles en devises, porteurs ou non d’intérêts, les islamistes qui les achetèrent choisirent tous la première formule. La Zakat islamique consiste à imposer uniformément, à hauteur de 10 % de leurs revenus, les ménages. Les entreprises, personnes morales, en seraient exemptes. Il est bien clair que ce seul prélèvement ne saurait subvenir aux dépenses d’un État moderne qui doit assurer le salaire de ses agents, le fonctionnement du secteur éducatif et celui de la santé publique, ainsi que les investissements d’infrastructure, routes, voies ferrées, ports, etc. En ce domaine aussi, les islamistes adopteront leurs principes.

Mais la question était de savoir ce que pouvait signifier le terme d’ « économie islamique ». Ainsi, nombre de leurs idées ne résistent pas à un examen sérieux. Leur mise en avant participe davantage d’une attitude de refus du système existant qu’elle ne constitue une crédible solution alternative. Restent les sciences exactes, supposées neutres, vers lesquelles s’orientent de préférence leurs affidés.

L’informatique est très prisée. Lorsqu’ils voient sur l’écran de l’ordinateur s’inscrire nos lettres arabes, ils sont convaincus que la langue du Coran est entrée dans la modernité, ignorant que ce n’est que l’effet d’un logiciel conçu aux États-Unis avec la collaboration d’émigrés libanais. Si prestigieuse qu’elle soit, la science reste soumise au primat religieux.

Dans les universités algériennes, lorsque retentit l’appel du muezzin, plusieurs gradins d’amphis se vident. Les étudiants qui tiennent à accomplir leur prière perdront vingt minutes de cours, à moins que le professeur ne soit de leur bord, auquel cas il n’hésitera pas à les rejoindre, privant les présents du même temps d’enseignement.

Dans certaines facultés, les islamistes sont assurés de leur réussite aux examens, quelles que soient les notes obtenues. Tout enseignant qui s’aviserait de les recaler se verrait aussitôt taxé de mécréant, car il aurait fait prévaloir les calculs de résistance des matériaux sur l’omnipotence divine qui peut faire tenir un immeuble dont les piliers ont été sous-dimensionnés ou provoquer l’écroulement d’un pont construit selon les normes requises.

La religion a ainsi fini par investir tous les lieux de l’espace social, du culturel au scientifique. En ce cas, la barbarie n’est jamais loin. Ni l’inquisition et les bûchers. Les hommes de culture auraient été les premières victimes de ces souffles ravageurs.

Rachid Mimouni
De la barbarie en général et de l’intégrisme en particulier

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