Islamo-dollars : une manne céleste

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rachid mimouni

C’est la maîtrise d’une très singulière « route commerciale » qui permet de faire fructifier les fonds secrets du mouvement intégriste algérien. « Trabendo » est une expression tirée du nouveau pataouète que parlent les Algériens, constitué d’un curieux amalgame d’expressions arabes, françaises, berbères et de suaves néologismes.

En Algérie le « trabendo » règne partout. Inutile de chercher des cigarettes dans les kiosques de tabac. En revanche, juste en face, et au double de leur prix officiel, toutes les marques sont disponibles sur les étals en carton des petits garçons qui ne trouvent pas rentable d’aller à l’école.

Des hommes et des femmes passent leurs journées devant les portes des supermarchés d’État, espérant la mise en vente de quelque produit absent du marché. Les téléviseurs achetés sont revendus par leurs acquéreurs à la sortie du magasin. Les réfrigérateurs sont aussi très recherchés.

Ils sont fabriqués, mais en quantité nettement insuffisante, à l’usine de Tizi Ouzou. Le directeur de cette entreprise est un homme très avisé.

Comme la réglementation ne lui permet pas d’apaiser la grogne de ses ouvriers en leur accordant une augmentation de salaire, il a eu l’idée de leur vendre périodiquement un certain quota de produits électroménagers.

Les heureux prolétaires s’en vont à l’entrée de l’usine les proposer à des clients qui n’ont pas la patience de s’inscrire sur une liste et d’attendre deux ans avant d’être servis. C’est ainsi que le parking s’est transformé en souk.

Ce prévenant directeur a même été jusqu’à mettre à la disposition de ses employés des chariots pour leur faciliter le transport des appareils destinés à être proposés à l’encan.

Mais il existe une seconde catégorie de « trabendo », beaucoup plus rentable. Il s’agit d’aller à l’étranger s’approvisionner en marchandises introuvables sur le marché local.

Ces touristes très spéciaux choisissent les destinations les plus proches, afin de réduire le prix du billet d’avion. Ils se dirigeront sur Barcelone, Marseille ou Rome. Ils rapportent de tout dans leurs énormes valises : des habits, des lames de rasoir, des bas, des pneus, et divers gadgets.

On retrouve ces produits dans nos rues en moyenne à quinze fois leur prix d’acquisition. Le calcul du profit réalisé est simple, le dinar algérien se négociant sur le marché parallèle des changes pour un septième de franc.

Première conséquence : les vols sur ces destinations sont complets à longueur d’année, et il est impératif de réserver sa place deux mois à l’avance.

Deuxième conséquence : les classes première ou affaires sont les plus demandées. Rassurez-vous, s’ils ont la bosse du commerce, nos trafiquants n’ont pas encore acquis le goût du luxe.

C’est tout simplement parce que en première ils ont droit à trente kilos de bagages au lieu de vingt. Comme ils reviennent toujours plus chargés que des baudets, ils ont fait leurs calculs. La différence de prix entre les deux compartiments est largement inférieure à la somme à payer pour dix kilos d’excédent de bagages.

Troisième conséquence : s’il vous arrive d’aller en Algérie pour peu de jours et que vous ne soyez muni que d’une toute petite valise, ne vous étonnez pas d’être abordé devant le comptoir d’enregistrement, parfois par une jolie femme. Ne vous faites pas d’illusion sur votre charme. Les Algériennes sont réputées farouches et méritent l’épithète.

Elles ne sont en fait attirées que par la possibilité de vous faire prendre en charge un ou deux lourds colis, afin de diminuer le montant du supplément à acquitter.

Quatrième conséquence : il vous sera difficile d’approcher du comptoir d’enregistrement, car une nuée de colis en interdisent l’accès. Les trabendistes se déplacent par groupes de quatre à cinq.

Vous les remarquerez occupés à transférer d’un sac vers l’autre, divers paquets. C’est qu’il leur faut estimer au plus juste le poids de leurs bagages afin d’éviter de trop payer d’excédent.

Les valises sont bannies, car elles leur feraient perdre les précieuses centaines de grammes de leur poids. Ils se délestent de tout superflu, boîtes à chaussures, sachets, abandonnés à même le sol.

Cinquième conséquence : une fois embarqué, ne vous étonnez pas de ne trouver aucun espace libre dans les coffres qui menacent votre crâne. Le seul bagage à main auquel ils ont droit pèse ses cinquante kilos. Ces échanges ne se déroulent pas à sens unique. On exporte aussi des produits.

Les Algériens qui voyagent à l’étranger ne peuvent pas disposer de devises. Alors ils s’arrangent pour avoir de quoi régler leurs nombreux achats de leur séjour.

Ils s’envolent lourdement pourvus de produits faciles à négocier à l’extérieur. Il y eut d’abord les cigarettes américaines fabriquées sous licence. Là, le calcul devient plus compliqué. Acquises à deux fois leur prix officiel en dinars, elles étaient revendues à la moitié de leur prix à l’étranger. Mais ce négoce n’est plus rentable depuis les dernières augmentations de prix. On s’est par la suite rabattu sur le café.

Les éditeurs français qui participèrent à la foire du livre d’Alger se montrèrent effarés et ravis au spectacle de la folle ruée des visiteurs vers leurs stands.

Il fallut des gendarmes munis de matraques pour éviter que la manifestation ne tournât à l’émeute. Les gens achetaient sans compter et choisissaient toujours les ouvrages les plus chers. Les dictionnaires et les encyclopédies disparaissaient dans les premières heures. Ces éditeurs furent impressionnés par l’incroyable rage de lire des Algériens.

Ils ignoraient que leurs beaux ouvrages ne tardaient pas à repartir pour la France où ils se négociaient, contre des francs lourds, chez les bouquinistes qui bordent la Seine. Débarquant à Alger, nos singuliers voyageurs n’ont cure des douaniers qui ouvrent leurs bagages. Ils protestent par principe, puis s’acquittent sans sourciller des droits exigés, toujours faramineux. Ils ont même parfois l’outrecuidance de préciser au fonctionnaire des Finances qui les taxe que son geste alimente l’inflation, puisqu’ils vont être obligés d’augmenter leurs prix de revente afin de récupérer la dîme perçue. On ne rechigne pas à utiliser pour cette contrebande de vieilles dames dont les supplications et les pleurnicheries sont plus à même d’émouvoir les agents du Trésor.

C’est ce système d’échanges qui permet aux dentistes de se procurer les produits indispensables à l’exercice de leur métier, aux mâles adultes, hors les intégristes, de se raser tous les matins en dépit d’une pénurie de lames qui dure depuis plus de quinze ans, aux malades de se procurer le médicament prescrit, aux automobilistes d’acquérir la pièce nécessaire à la réparation de leur voiture.

Le Ramadan est certes un mois de jeûne, mais surtout de bombance nocturne. Les dîners se transforment en interminables agapes.

On y consomme force sucreries orientales, à base d’amandes et de cacahuètes. Mais ces indispensables composants sont malheureusement introuvables. Nos nouveaux caravaniers se proposent de les fournir.

La jeune fille de vingt ans, attentive à elle comme toujours à cet âge, a besoin de lingerie fine, et y mettra le prix, quitte à y laisser la totalité de sa bourse d’étudiante ou de son salaire, car le sous-vêtement de fabrication nationale est d’une grossièreté à rebuter la plus fruste des paysannes. Les mères des futures mariées dépensent une fortune dans ces nombreux accessoires dont doit se doter une fiancée, sous peine de déshonneur.

Le Front islamique du salut s’est tôt avisé de contrôler une partie de ce trafic. Les aides de l’Arabie Saoudite et des autres pays du Golfe, de la Libye, de l’Iran, versées en bons dollars par le biais de diverses banques islamiques, ligues et associations religieuses, atterrissent dans des banques installées en Europe, principalement en France, en Italie, en Espagne et en Belgique.

Les trabendistes, recrutés parmi les chômeurs des grandes villes, se voient avancer le montant du billet d’avion et surtout le pécule en devises nécessaire à l’obtention du visa.

Comment ne seraient-ils pas tentés ? Parvenus dans les villes européennes, ils sont hébergés et pris en charge par un correspondant qui leur alloue un montant supplémentaire.

Ils vont faire leurs courses et, après deux ou trois jours, rejoignent l’aéroport d’embarquement. On leur ajoute parfois des produits préalablement acquis, commandes de commerçants algériens qui répugnent à se déplacer et qui se verront livrés à domicile. Ces derniers sont, bien entendu, les alliés objectifs du FIS.

Comment ne pourraient-ils pas soutenir ceux qui proposent la liberté de commerce et la fin de la réglementation des prix, eux qui ont eu à subir durant trois décennies les contrôles soupçonneux des agents de l’administration des Finances ? La marchandise liquidée, commanditaires et agents font les comptes et se partagent les bénéfices, tous frais et avances déduits.

Ceux-ci, la pompe réamorcée, sont réinvestis dans d’autres activités tout aussi lucratives, mais orientées vers les prosélytes et sympathisants : cassettes audio et vidéo de prêches célèbres, autocollants et badges reproduisant des versets coraniques, postera d’imams, livres d’initiation à la prière, au pèlerinage, éditions du Coran, des hadiths, des commentaires.

Ce faisant, il échoit ainsi entre les mains des intégristes un fabuleux pactole. Il faut bien admettre qu’ils l’ont utilisé très judicieusement, ce qui ne pouvait que souligner l’incurie du pouvoir établi.

Ils surent porter secours aux sinistrés, victimes de séismes ou d’inondations, aux sans-logis qui virent le plafond et les murs de leur maison vétuste s’effondrer sur eux, aux chômeurs qui, à la veille de l’Aïd el-Kebir, ne pouvaient offrir à leurs enfants le mouton à égorger en commémoration du sacrifice d’Abraham, aux hospitalisés abandonnés par leurs parents.

On peut se demander pourquoi l’Arabie Saoudite finance ces mouvements qui sont susceptibles de se retourner contre elle, comme dans le cas iranien ou durant la guerre du Golfe. L’explication réside dans la nature du régime saoudien.

L’Empire musulman connut, dès la mort du Prophète en 632, une fulgurante extension. Mais son centre de rayonnement va très tôt se déplacer vers Damas, Bagdad, puis Cordoue en Espagne et enfin vers la Turquie. La péninsule qui fut le berceau de l’Envoyé se retrouvera rapidement marginalisée. Seuls ses deux Lieux saints rappelleront le pays qui servit de berceau à la prophétie.

Le rêve d’Abdelaziz Ibn Saoud, le léopard, était de redonner à l’Arabie le rôle hégémonique dont elle n’aurait jamais dû se départir. En 1921, l’émir du Nejd partit à la conquête des Lieux saints, alors contrôlés par la dynastie hachémite, sous la houlette anglaise.

Il réussit à chasser les aïeux de l’actuel roi Hussein de Jordanie. Après avoir soumis les tribus de la région, il fonda en 1932 le royaume qui porte son nom, et y appliqua les conceptions ultrapuritaines d’un autre prédicateur, Mohammed Ibn Abd El Wahab. Le Coran tient lieu de constitution dans cette monarchie islamique, et le droit canon y est strictement appliqué.

C’est sur la place publique que le sabre du bourreau décapite les criminels. Il n’y a ni Parlement ni élections, et les postes importants du gouvernement sont tous détenus par des frères ou des proches parents du roi. Les successeurs d’Abdelaziz, comblé de trente-six fils, eurent d’autant plus à cœur de poursuivre l’ambition paternelle qu’on assistait au Proche-Orient à l’émergence concomitante de l’idéologie panarabe. Laïque et progressiste, elle séduisait nombre de pays arabes qui venaient d’accéder à l’indépendance.

Nasser, après la nationalisation du canal de Suez en 1956, devint le porte-drapeau de cette aspiration à une renaissance arabe dans modernité. Cette dernière fut confortée par le mouvement des non-alignés qui se réunit à Bandoung.

Le prestige croissant du Raïs, la puissance de son armée, ne pouvaient qu’inquiéter un pays qui prétendait au leadership arabe et islamique. Nasser envoya son armée au Yémen dans le dessein évident d’intimider le voisin du nord. L’apparition de ce dangereux rival rendait plus urgente la nécessité de contrer les mouvements modernistes et laïcisants qui élargissaient leur influence.

Les dirigeants saoudiens, se proclamant champions de l’islam, se mirent à faire feu de tout bois. En 1962, sera créée la Ligue islamique mondiale, et sept ans plus tard l’Organisation de la Conférence islamique. L’argent du pétrole, qui commence à affluer, va irriguer le réseau de cette internationale islamiste.

La défaite de l’Égypte face à Israël en 1967 marque le début du déclin du mouvement panarabe. La plus forte armée arabe est brisée matériellement et moralement. Le prestige du Raïs est ruiné. Son pays croule sous le poids d’une dette et d’une démographie insupportables. Nasser disparut et le « pâle » Sadate qui lui succéda ne possédait aucune des qualités qui auraient pu faire de lui le guide charismatique.

L’opulente Arabie ramassa un étendard que nul autre pays musulman ne pouvait plus brandir. Afin de se rallier les faveurs des dirigeants encore réticents, elle s’offrit le luxe de financer la guerre Israélo-arabe d’octobre 1973. Son leadership sur le monde arabomusulman devint incontestable.

Ainsi se trouva réalisé le rêve du fondateur du royaume. Mais ce prosélytisme international peut se retourner contre ses initiateurs. Bien que chiite, Khomeyni bénéficia de l’agissante sympathie des Saoudiens qui jugeaient le régime du shah trop agnostique.

On sait que le virulent guide de la révolution islamique d’Iran ne devait pas tarder à contester le droit des descendants d’Abdelaziz à « garder » les Lieux saints de l’islam. On a vu les dirigeants du FIS algérien abandonner, trahir leurs financiers lors de la guerre du Golfe pour ne pas se couper d’une base dont le cœur vibrait pour Saddam Hussein.

Il est certain que, parvenus au pouvoir, les intégristes d’Alger n’auraient pas manqué de cultiver les différences qui les distinguent de l’obédience wahabite en faveur dans la péninsule, ne serait-ce que pour conforter leur légitimité face à des tuteurs financiers qui restent fort mal perçus dans un Maghreb malékite.

Cette politique ne pouvait que lui susciter des rivaux. Même si la source des islamo-dollars s’est tarie désormais, il reste que beaucoup de mal a été fait. Les organisations islamistes se sont consolidées et peuvent se passer du financement saoudien. On assiste même à un effet boomerang : la contestation est en train de se développer dans le royaume wahabite lui-même, où les radicaux dénoncent la présence des troupes américaines sur le sol sacré qui donna jour au Prophète. Les islamistes locaux affectionnent ce verset du Coran : « Lorsque les rois s’emparent d’une cité, ils y sèment la corruption et avilissent les plus fiers de ses fils. »

Rachid Mimouni

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