Enseignement et médias : une terre fertile

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Rachid Mimouni l’éducation

La politique d’éducation épaissit d’une nouvelle strate le terreau intégriste. Les pas de clercs et les incohérences des programmes d’enseignement constituent sans doute une des causes du retour de la barbarie. En octobre 1962, à la veille de la première rentrée scolaire de l’Algérie indépendante, la situation était catastrophique. Le grand exode des piedsnoirs laissait des élèves et des écoles sans maîtres. Il fallut recourir à des solutions d’urgence. On rameuta tous les citoyens qui savaient lire et écrire. Certains Français, à titre individuel ou dans le cadre d’accords de coopération, acceptèrent de venir occuper les estrades désertées par leurs compatriotes.

La prestigieuse Égypte de Nasser fut appelée au secours. Mais les riverains du Nil qui débarquèrent chez nous se révélèrent d’une compétence très limitée. Au-delà d’une condescendance qui irritait la fierté sauvage des Algériens, ils servirent surtout à propager l’idéologie panarabe du parti Baas qui faisait de la langue du Coran le socle d’ancrage d’une renaissance mythique. Ils parvinrent ainsi à influencer ceux qui dirigeaient l’Éducation nationale, en dépit des nombreuses mises en garde de conseillers nationaux et étrangers qui leur faisaient valoir qu’on ne pouvait bouleverser du jour au lendemain un système d’enseignement. 

Leurs avis ne furent pas entendus. Comme en un autre domaine, on fit la sourde oreille aux propos du pourtant très prestigieux Fidel Castro, qui tenta de dissuader Boumediene de procéder à l’arrachage de la vigne, dont la fermentation du très juteux fruit revenu représentait à l’époque le principal produit d’exportation. 

La question linguistique devint un brûlot. La nécessité de se réapproprier la langue arabe, que les Algériens faillirent perdre durant la période coloniale, n’était niée par personne. La chose étant admise, il ne s’agissait plus que d’une question de méthode et de temps. Un débat technique, en quelque sorte. On en fit une affaire politique, affirmant l’incompatibilité d’une coexistence arabe/français. 

Une stupide formule fit alors fortune, qui déclarait qu’une écriture qui se déliait de droite à gauche ne pouvait que se télescoper avec celle fonctionnant en sens inverse. On adopta un moyen terme, ce qui constitue toujours la pire des solutions. Deux filières furent créées, l’une arabisée, et l’autre bilingue. 

L’administration et l’économie continuaient à utiliser le français. Les grands commis de l’État, les bourgeois, petits ou grands, surent orienter leurs enfants vers la bonne formation. Beaucoup les placèrent dans les trois lycées français, car ils envisageaient de les envoyer à l’étranger poursuivre leurs études dès l’obtention de leur baccalauréat. 

Ces jeunes gens reviennent avec des diplômes prestigieux et n’éprouvent aucune peine à accéder, dès le début, aux postes de direction les plus enviés. Aux fils des ruraux, des ouvriers, des plus démunis, on proposait une formation qui aboutissait à l’impasse. 

On y poussait aussi les moins doués des élèves tout en sachant que la qualité du corps enseignant laissait à désirer. Ceux qui parvenaient néanmoins au bout de leur cursus découvraient l’absence de débouchés. Ils n’avaient comme issue que l’enseignement. Et ces frustrés eurent alors à cœur d’en produire d’autres. En faisant valoir à leurs élèves que la langue sacrée ne saurait être délaissée, sous prétexte de modernité, au profit d’un vocable hérétique, ils favorisèrent leurs succès aux examens en leur octroyant des notes largement gonflées, car ils espéraient, en se comptant plus nombreux, provoquer le raz de marée susceptible de balayer leurs rivaux. 

Plusieurs centaines de milliers d’enfants se nourrissaient ainsi de ce discours chaque jour recommencé. Ceux qui écoutèrent la voix de leur maître et se retrouvèrent dans l’enseignement servirent de caisse de résonance. 

Je souhaite vous raconter le cas de l’École supérieure de commerce d’Alger où j’ai longtemps enseigné. La formation de licence, d’une durée de quatre ans, a été arabisée. Nos diplômés sont destinés aux banques et aux directions financières des entreprises. Il se trouve malheureusement que celles-ci travaillent encore en français. 

Les demandes d’emploi de nos étudiants étaient systématiquement rejetées sous divers prétextes, parce que les dirigeants de ces organisations ne pouvaient invoquer la question linguistique. Le directeur de l’École, pour résoudre le problème, instaura une post-graduation de deux ans en français, en réalité simplement vouée à familiariser les étudiants avec la terminologie française susceptible d’augmenter leurs chances de se faire recruter. Après trois ans, ils réclamèrent l’arabisation de la post-graduation. Il y eut surtout chez les enseignants un sentiment de révolte qu’ils ne se firent pas faute de transmettre à leurs élèves. 

Ces déçus ne manquèrent pas de détruire les valeurs auxquelles auraient pu adhérer ceux qui devaient les écouter. Leur rejet d’un système qui ne les valorisait pas se transforma en apologie de l’idéologie intégriste. 

Si dans de nombreux pays du monde les postes de l’enseignement public sont mal rémunérés, il est impossible, en Algérie, qu’un instituteur puisse vivre avec son salaire. Cette rancœur a poussé les enseignants jusqu’au refus d’inculquer à leurs auditeurs les rudiments des valeurs civiques qui fondent la vie en société. Comment en vouloir à ceux qui, devenus adolescents, se comportent comme des vandales ? Ils ont poussé comme des plantes sauvages. Ils pissent où bon leur semble, détruisent les cabines téléphoniques, crachent sur vos souliers, déchirent les fauteuils des salles de cinéma, insultent les vieillards, bousculent les femmes, bafouent les règles, ignorent le code de la route, jettent les ordures par les fenêtres. 

Ces instituteurs aigris s’abstiennent aussi de cultiver chez les enfants qui leur sont confiés le sens du beau. Ces élèves ne mettront jamais les pieds dans un musée ni ne pourront visiter une exposition de peinture. Ils ignoreront cette dimension esthétique que nul ne s’est préoccupé de développer chez eux. 

L’accoutrement de nos jeunes gens est invraisemblable. En dessous du blouson de cuir, le long qamis cache le pantalon d’un survêtement, tandis que les pieds sont chaussés d’espadrilles. Il s’agit peut-être d’une nouvelle mode vestimentaire. Elle dénote en tout cas une totale absence de goût. Nul d’entre eux ne songe à aller admirer les œuvres d’Issiakhem, de Khadda ou Baya. Ils n’iront pas non plus visiter Timgad la romaine, ni Mansourah la mérinide, dont le minaret est un chef-d’œuvre de l’art hispano-maghrébin. Près de Tipaza, on pilla les blocs de pierre du Mausolée mauritanien pour construire des villas. Dans la superbe grotte de Tlemcen, on stocka des pommes de terre. 

Ceux qui avaient à veiller sur les précieuses patates, pour se désennuyer, inventèrent un superbe jeu d’adresse où, pour un nombre de pierres données, le vainqueur serait celui qui briserait le plus grand nombre de stalactites. Les membres de la troupe du Bolchoï, venus à Alger pour la première fois de leur vie, en représentation exceptionnelle, pour une unique soirée, constatèrent qu’ils étaient plus nombreux que les spectateurs. 

La grande Nina Simone se fit huer sur scène. On dut décrocher, comme je l’ai raconté, les tapisseries de Picasso. La folle démographie a contribué à accélérer la déréliction du monde et des valeurs. On peut se demander si elle n’est pas à l’origine de tous les maux de l’Algérie.

De neuf millions en 1962, le pays est passé à vingt-cinq millions d’individus. Une croissance de la population de 3,1 % exerce une insoutenable pression sur toutes les infrastructures du pays. Les maternités des hôpitaux ne désemplissent jamais, et la profusion de nourrissons est telle qu’ils sont traités comme des poussins dans un couvoir. Ils sont parfois intervertis. Il arrive même qu’on en perde. Les parturientes accueillent leur nouveau-né avec une espèce de placidité bovine où les gestes relèvent plus de l’instinct animal que de la tendresse maternelle. 

Les quatre mille salles de classes construites chaque année ne parviennent plus à accueillir les enfants qui se présentent pour la première fois aux portes des écoles. Il a fallu mettre en œuvre un système dit de double rotation. Chaque instituteur reçoit alternativement deux lots d’élèves dans la journée. Les villes sont surpeuplées. Dans les rues, le grouillement humain est frappant. On dort souvent à vingt dans des appartements exigus. L’adolescent s’allonge près de sa sœur. Cette promiscuité excite les désirs et mène parfois à des situations que la famille ne sait plus comment cacher aux voisins. Le fils marié fait l’amour à côté de sa mère ou de son père. Pour simplement changer d’habits, il faut attendre le moment propice. 

Il est courant de rencontrer dans la rue une fillette transportant dans un sachet vingt baguettes de pain nécessaires au dîner familial. La croissance de l’économie étant inférieure à celle de la population, il est clair que le niveau de vie ne peut que diminuer. Le nombre de chômeurs ira en augmentant, alors qu’aujourd’hui déjà celui qui bénéficie d’un emploi a en moyenne dix bouches à nourrir. Il est exclu que la production agricole puisse satisfaire la consommation nationale. L’Algérie importe actuellement 60 % de ses besoins en produits alimentaires.

Rachid Mimouni

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