Extrait "Le périple de Baldassare"

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On parle souvent du mal de mer, et rarement du mal des montures, comme s’il était moins dégradant de souffrir sur le pont d’un bateau que sur le dos mouvant d’une mule, d’un chameau ou d’un canasson. C’est pourtant de cela que je souffre depuis trois jours, sans toutefois me résoudre à interrompre le voyage. 

Mais j’ai très peu écrit. Nous avons atteint hier soir la modeste ville de Maarra, et c’est seulement à l’abri de ses murs à moitié écroulés que je me suis senti revivre, et que j’ai retrouvé le goût du pain. 

Ce matin, j’étais parti flâner dans les ruelles marchandes, lorsque se produisit un incident des plus étranges. Les libraires d’ici ne m’avaient jamais vu, aussi ai-je pu les interroger sans détour au sujet du Centième Nom. Je n’ai récolté que des moues d’ignorance – sincère ou feinte, je ne sais. Mais devant la dernière échoppe, la plus proche de la grande mosquée, alors que je m’apprêtais à rebrousser chemin, un très vieux bouquiniste, à qui je n’avais encore posé aucune question, s’approcha de moi, tête nue, pour placer un livre dans mes mains. 

Je l’ouvris au hasard, et – par une impulsion que je ne m’explique toujours pas – je me mis à lire à voix claire ces lignes sur lesquelles mes yeux étaient tombés en premier : Ils disent que le Temps mourra bientôt Que les jours sont à bout de souffle Ils ont menti. Il s’agit d’un ouvrage d’Abou-l-Ala, le poète aveugle de Maarra. 

Pourquoi cet homme l’at-il posé ainsi dans mes mains ? Pourquoi le livre s’est-il ouvert justement à cette page ? Et qu’est-ce qui m’a poussé à en faire lecture au milieu d’une rue passante ? Un signe ? Mais quel est donc ce signe qui vient démentir tous les signes ? J’ai acheté au vieux libraire son livre ; sans doute sera-t-il, au cours de ce voyage, le moins déraisonnable de mes compagnons…

Amin Maalouf

Le periple de Baldassare

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