L'ALPHABETISME

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Malek Bennabi avec Abdelkrim al-Khattabi
Malek Bennabi avec Abdelkrim al-Khattabi (chef de la guerre du rif )

Faute de cette mise au point fondamentale, l’instruction ne pouvait donner naissance qu’à des monstres alphabètes clairsemés dans la masse analphabète du peuple.

Nous devons à cette lacune ce minus-habens *, qui a tronqué l’idée de renaissance et n’a vu dans le problème algérien que la question de ses besoins ou de ses ambitions sans y voir la donnée capitale des habitudes.

Partant, il n’a vu dans la ‘‘culture’’ que l’aspect le plus futile: une manière pour devenir ‘‘quelqu’un’’, et au plus une science gagne-pain. Le résultat de cette falsification est en chair et en os, sous nos yeux: c’est l’intellectomane.

Il y a trente ans, nous connaissions un seul mal bien curable: l’ignorance, l’analphabétisme. Aujourd’hui, nous connaissons un nouveau mal plus difficile à guérir: l’intellectomanie, l’alpha-bêtisme.

Depuis un siècle, deux êtres nouveaux ont surgi dans la société algérienne: le porteur de haillons et le porteur de lambeaux scientifiques. Nous connaissons le problème du premier, mais nous ignorons le problème du second. Il se posait cependant depuis la zerda où tous les intellectomanes de la ‘‘Fédération des élus’’ ont tenu l’encensoir dans lequel l’Algérie a brûlé ses restes de benjoin.

Voulez-vous un autre critère pour juger du mal nouveau? Voici un autre alpha-bête, un docteur beaucoup plus jeune que son aîné, emmenant lui-même un enfant de huit ans à la kouba d’un marabout où l’enfant se frotta consciencieusement le visage aux oripeaux qui garnissent le sanctuaire.

Pourquoi notre médecin agissait-il de la sorte? Parce que le cerveau de l’intellectomane ne recueille pas la science pour en faire de la ‘‘conscience’’, mais pour en faire un gagne-pain, un tremplin électoral, une déliquescence de la fausse monnaie intellectuelle.

Son ignorance est plus dure que l’ignorance ordinaire, parce qu’elle s’est endurcie des lettres alphabétiques. A tout instant, il peut dire ‘‘Oui’’ indifféremment comme il peut dire ‘‘Non’’ parce qu’à vrai dire, tous les mots ne sont pour lui que des mots et ils sont synonymes, s’ils ont le même nombre de lettres.

Son intellectomanie n’est pas puérile seulement parce qu’elle constitue le ‘‘zozotement’’ intellectuel d’un apprenti. L’intellectomane n’est ni un apprenti, comme nous devrons l’être tous ici, ni un savant comme on peut l’être ailleurs où l’homme ne ‘‘zozote’’ plus. L’intellectomane zozotera toujours: c’est un infirme, c’est un mineur chronique.

Il doit disparaître pour faire place à l’apprenti sérieux, à l’intellectuel qui sait de quoi il s’agit. Donc, le problème de la culture se pose bien, de bas en haut de l’échelle sociale algérienne, si toutefois on peut parler d’un ‘‘haut’’ dans un pays où nous n’avons pas encore acquis le sens de l’élévation, où ce sens lui-même est horizontal, le sens rampant, le sens couché.

Il faut d’abord rétablir la culture sur son plan, afin que l’intellectomane se dissipe à notre horizon, ainsi que d’autres mirages.Pour cela il faut la définir comme facteur historique pour la comprendre et ensuite comme programme pédagogique pour la réaliser.

* Personne d’une intelligence faible.

Malek Bennabi

L’ALPHABETISME ( les conditions de la renaissance )

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