Le problème de la femme

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Femmes à la Casbah
La femme algérienne entre tradition et modernité 

Le Problème de la femme: 

Le problème de la femme participe naturellement à celui de l’homme, mais il a son aspect propre. Il faut d’abord débarrasser la question de lieux communs dont l’a encombrée un féminisme sentimental ou démagogique, tant en Orient qu’en Occident. La femme n’est ni ‘‘supérieure’’ ni ‘‘inférieure’’, ni ‘‘égale’’ à l’homme. C’est l’autre aspect de l’homme: son envers ou son endroit selon les cas.

Toute appréciation quantitative en la matière est pure fantaisie. Elle n’exprime aucune relation nécessaire. On pourrait en trouver l’origine dans un complexe sexuel. La libido peut expliquer bon nombre de ces terminologies ‘‘émancipatrices’’ de la femme, notamment dans les pays musulmans modernisés.

La femme est un pôle de l’humanité, dont l’autre est représenté par l’homme, et si l’un disparaît, l’autre perd fatalement sa signification. Ce langage semble encore établir une sorte d’égalité quantitative entre les deux individus constitutifs de l’espèce humaine.

Mais il n’y a pas d’égalité cependant entre deux éléments qui ne sont interchangeables ni dans l’ordre biologique ni dans l’ordre sociologique. L’homme a créé des chefs-d’œuvre que le génie féminin n’aurait pu enfanter.

Mais la femme a enfanté l’homme. A vrai dire, quand on parle de la femme et de l’homme, on ne parle pas de deux choses, mais d’une seule, d’une unité dans laquelle on n’a pas le droit de dire qu’une partie est ‘‘inférieure’’, ‘‘supérieure’’ ou ‘‘égale’’ à l’autre. Une semblable comparaison supposerait non seulement la connaissance d’un dénominateur commun, qu’on pourrait au besoin nommer le ‘‘couple’’, mais d’un numérateur qu’on ne saurait détern1iner dans le cas général.

Par conséquent, il faudrait faire justice dans notre esprit de toute la littérature féministe, afin de poser sainement ce problème. Celui-ci ne se pose pas pour une catégorie, une classe, un sexe, mais pour la société humaine, son avenir et sa civilisation.

La femme veut jeter le voile? Elle veut fumer? Voter? Elle veut aller au cinéma ou s’instruire? Il ne s’agit pas de poser de telles questions ‘‘pour’’ la femme, mais ‘‘pour’’ la civilisation. On pourrait se choquer de cette manière de voir qui semble dissoudre l’unité dans le nombre. Mais il faut tenir compte que ce qui dissout le nombre, dissout fatalement l’unité, que ce qui se fait contre la civilisation, se fait fatalement contre l’individu quel qu’il soit. La condition actuelle de la femme en Algérie est là pour en témoigner.

Par conséquent, il faut considérer sa ‘‘condition’’ dans l’ensemble des conditions qui commandent à une civilisation, à sa durée. S’agit-il, en particulier, de faire de !‘Algérienne la semblable de sa sœur européenne? Cette solution a été appliquée par quelques pays qui se trouvent à la tête du modernisme musulman. Mais elle ne résout pas le problème. Tout au plus, en change-t-elle les ternes: au lieu d’avoir la femme voilée et analphabète, on a la femme alphabète,

La femme qui lit le journal, vote ou fume, travaille au bureau ou à l’usine. Or, la faillite démographique des pays civilisés pose tragiquement le problème de la femme européenne. C’est déjà un avertissement sérieux pour les imitateurs à tout crin. Mais le problème de la femme européenne est encore plus grave. 

Il est grave dans l’esprit de la femme elle-même, dans sa manière de se penser, de se réaliser comme l’idéal éthique et esthétique d’une civilisation. On peut le voir dans un aspect insignifiant du comportement féminin en Europe: la mode.

La toilette est un indice certain du rôle de la femme dans une société. Le sens esthétique et éthique d’un milieu s’exprime dans la forme qu’il met à ‘’l’éternel féminin’’.

En Europe, la toilette était surtout le voile de dentelle et de rubans qui enveloppait ‘‘jusqu’à la cheville’’ la pudeur de la femme, son mystère quand elle était la ‘‘dame’’, l’inspiratrice et la compagne à la fois.

Cette toilette est devenue aujourd’hui une gaine étriquée et serrée qui dessine les formes suggestives. Elle ne révèle plus le ‘‘sens’’ féminin, mais le ‘‘sexe’’ féminin. Elle affirme le sens charnel d’un milieu gagné par la hâte en tout. De même, les oripeaux de nos femmes trahissent-ils notre indolence, notre statisme et, dans une certaine mesure, notre hypocrisie, notre parisianisme.

Il s’agit, ici comme là, de mettre la femme dans son rôle civilisateur, d’inspiratrice de l’esthétique et de l’éthique dans son rôle providentiel d’épouse et de mère de l’homme.

N’est ce pas assez, ce rôle? N’est-ce pas déjà trop? Quoi qu’il en soit, il serait peut-être souhaitable qu’un tel rôle soit davantage défini par un congrès pan-féminin statuant sur la condition de la femme et sur sa position dans les problèmes où elle risque d’être victime de l’ignorance de l’homme ou de sa propre ignorance.

En particulier, il faudrait définir ce que l’on entend par ‘’le travail de la femme’’ Nous savons que !‘Européenne a été victime sur ce point, car la société qui l’a émancipée l’a jetée à l’usine, à l’atelier, au bureau en lui disant: tu gagneras ton pain à la sueur de ton front. La femme européenne a perdu ainsi la notion du foyer, de la famille.

Elle a gagné son pain dans la promiscuité et dans la solitude de son indépendance dans une société où elle a déclenché de grands maux et de graves maladies. Par ailleurs, le nombre excédentaire de femmes est lui-même un grave problème qui appelle irrésistiblement une solution, tant au point de vue démographique qu’au point de vue de l’hygiène sociale.

Monogamie ou polygamie?

Prenez en considération le nombre infiniment excédentaire de femmes avec ses conséquences sociales, et répondez à la question et à toutes les autres qui intéressent la condition de la femme, et son rôle dans une civilisation.

En particulier, le statut matrimonial doit être reconsidéré, dans le chapitre du divorce. Allons au principe fondamental. ‘‘Ne les (les femmes) expulsez pas de leurs foyers à moins d’une faute grave établie.’’ (Coran). Il n’y a là rien qui accorde, ‘‘a priori’’, à l’homme le droit ou le pouvoir de répudier librement sa conjointe.

Au contraire, la condition non équivoque, mise au divorce - l’établissement de la faute - semble restreindre singulièrement sa liberté en cette matière.

En effet, on ne saurait concevoir ‘’l’établissement de la faute’’, dans les prérogatives d’un conjoint; il serait dans ce cas, juge et partie à la fois. La restriction semble, au contraire, poser le 126 le problème de la femme principe d’un arbitrage pour établir précisément la faute, et prononcer en conséquence et s’il y a lieu, ‘’expulsion’’.* Si cette interprétation, fondée sur la lettre et l’esprit des textes - le licite le plus condamnable vis à vis de Dieu: c’est le divorce, a dit Mohamed- est vraie, la formule sacramentel de l’époux qui divorce est nulle et non avenue. Evidemment, il ne faudrait pas tomber dans le travers contraire et maintenir coûte que coûte une union impossible.

Il faudrait un juste milieu qui garantisse la femme, sans la rendre insupportable. Enfin, il convient en sociologie de considérer les choses non seulement dans leur état, mais dans leur devenir.

La femme musulmane est en marche. Mais où va-t-elle?

L’itinéraire et le but de son’’ émancipation’’ ne sont pas, que je sache, encore désignés, parce que notre société n’a pas que son préjugé, mais son empirisme aussi.

Sans doute, il n’est pas nécessaire de fixer, a priori, les normes strictes de cette évolution dont les témoignages concrets sont déjà sous nos yeux: la jeune fille à l’école, dans le scoutisme, la femme dans la vie publique comme travailleuse ou comme sage-femme, médecin ou professeur. Sa ‘‘présence’’ me semble une de ces données essentielles. La musulmane doit être ‘‘présente’’ parce que quand elle est absente c’est une autre qui joue son rôle immanquablement.

D’abord dans le foyer: les mariages mixtes, sauf dans certains cas particuliers, n’ont pas une autre raison. Ensuite, dans la vie publique, car le ferment féminin y est nécessaire et il peut être apporté par cette ‘‘autre’’, si la musulmane fait défaut.* On ne se doute pas de la place importante qu’occupe la femme européenne dans notre vie publique.

Car la femme oriente toutes les dispositions qui, dans l’inconscient de l’homme, dépendent de son empire.Aujourd’hui, les inspirations poétiques, esthétiques et, jusqu’à un certain point, éthiques même, sont chez beaucoup de jeunes algériens sous l’empire inconscient de l’Européenne; elle trame dans leur inconscient pas mal de petits et de grands drames quotidiens.  

Or, elle joue ce rôle-là, parce que la musulmane est absente de la vie algérienne. Mais comment, dans quelles conditions, dans quel cadre éthique et esthétique, celle-ci peut-elle assumer désormais ce rôle?

Ce point d’interrogation est précisément tout le problème de l’émancipation.

Il est temps qu’il soit posé sérieusement en Algérie. Il est temps que les Oulémas, les intellectuels et les femmes elles mêmes nous désignent la manière de préparer nos filles à devenir des épouses qu’on aime et des mères qu’on adore.

* Là-dessus, je suis d’un avis diamétralement opposé et j’en indique les raisons dans cette étude même. Au surplus, je prétends que le problème de la femme se pose aussi gravement en Algérie qu’en Angleterre ou en France quoi qu’en termes différents. En outre, je n’ai pas dit que le problème n’était pas social. J’ai voulu seulement préciser les données fondamentales par lesquelles il acquiert le caractère social, c’est-à-dire, ses données philosophiques, juridiques, éthiques et esthétiques.

Malek Bennabi
Les conditions de la renaissance

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