LE TEMPS Malek Bennabi

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Malek Bennabi avec Abdelkrim al-Khattabi (chef de la guerre du rif )

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Le temps nous dévore. Saint Augustin_

Le temps est un vieux fleuve qui traverse le monde. Il passe à travers les cités, alimentant leur labeur de son énergie éternelle ou berçant leur sommeil de la complainte des heures qui passent inutiles. Il baigne également l’aire de chaque peuple et de chaque être du flot ininterrompu de ses 24 heures quotidiennes.

Mais dans une aire, il devient de la ‘‘monnaie’’ et dans une autre du ‘’néant’’. Il passe et se jette dans l’histoire avec la valeur que lui donne le labeur accompli. Mais c’est un fleuve silencieux et parfois on l’oublie.

Dans leur sommeil ou dans leur euphorie, les civilisations oublient quelquefois sa valeur irrécupérable. Cependant aux heures graves de l’histoire, le sens du temps se confond avec l’instinct de conservation quand il se réveille.

A ces heures de sursaut vital, on oublie ici qu’il est· de la monnaie et là on estime qu’il n’est pas du ‘’néant’’ Alors, quand il ne s’agit plus seulement de ‘’s’enrichir’’ ou de ‘‘se laisser vivre’’, mais de survivre, on entend soudain la fuite des heures et l’on saisit leur valeur irrécupérable.

Dans ces heures, là ce ne sont ni ‘’la richesse’’, ni l’honneur, ni le malheur qui comptent, mais les heures elles-mêmes.

On parle alors de l’heure travail, c’est-à-dire de la seule ‘‘monnaie’’. absolue puisqu’elle est indestructible et irrécupérable. Le louis d’or, le ‘‘Soltani ’’ peuvent se détruire et, être quand même récupères.

Mais aucune puissance ne peut détruire une minute et quand elle est pressée, ne peut la récupérer.

Le peuple algérien a, lui aussi, ses vingt-quatre heures, indestructibles et irrécupérables, tout comme les vingt-quatre heures du peuple le plus civilisé.

Mais quand les sirènes du matin appellent les hommes, les femmes et les enfants aux chantiers du travail d’un peuple civilisé, où va le peuple algérien? C’est la plus tragique question: que fait le peuple algérien de ses vingt-quatre heures? On a bien, en Algérie, le sens de quelque chose qui s’appelle la durée qui se jette dans le néant.

Mais on n’a pas encore la notion du temps qui se jette dans l’histoire. Cependant, c’est un astronome de l’Afrique du Nord, Abul-Haçan el Marrakuchi, qui a conquis cette notion, intimement liée à l’essor de la science quantique de notre, époque.

C’est le sens du rendement et de l’efficacité, c’est-à-dire le sens de la vie actuelle qui nous fait terriblement défaut. Or, ce sens que nous n’avons pas encore acquis, c’est la notion du temps introduite dans la pensée et dans l’action, dans les idées et dans les choses.

La vie et l’histoire organisées en horaires nous ont dépassés depuis longtemps et nous dépassent encore.

Il nous faut des horaires serrés et de sacrées enjambées pour rattraper notre retard. Il faut déterminer le coin de notre champ que doit irriguer telle heure parmi les vingt-quatre qui le traversent quotidiennement.

Il ne faut pas que notre temps s’écoule en vain comme l’eau qui s’échappe d’un moulin immobile. , Sans doute, une éducation du peuple algérien sur ce point comme sur bien d’autres points encore, est-elle nécessaire. Quels moyens pédagogiques? Il est difficile de faire entendre la fuite silencieuse des heures à un peuple qui parle à tue-tête. D’ailleurs toute science a son étape expérimentale où le tâtonnement et l’essai devancent nécessairement la claire notion que dégage la raison, dans la suite.

On doit fixer l’expérience appropriée pour enseigner au peuple algérien la science du temps. Il faudrait enseigner, par exemple, à l’enfant, à la femme, à l’homme de ce pays la demi-heure quotidienne du devoir.

Si chacun consacrait cette 48e partie de sa journée à l’exécution d’une tâche régulière et efficace, il y aurait au bout de l’année un bilan impressionnant d’heures de travail à l’actif de la vie algérienne sous tous les aspects, intellectuel, moral, artistique, économique, domestique …

La demi-heure du devoir fixera pratiquement la notion du temps dans l’esprit algérien. Alors, si le temps ne passait plus inutile et paresseux dans notre champ, on y verrait lever ces moissons de l’esprit, des bras et du cœur qui sont une civilisation.

Alors, là où le désert menaçait, on verrait de nouveau s’épanouir la vie; là où il y avait l’ignorance et la pauvreté, on verrait régner les techniques, les arts, les sciences et la prospérité.

Malek Bennabi.
Le temps ( les conditions de la renaissance )

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