Le pensable, l’impensable et l’impensé - Mohamed Arkoun

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En travaillant ces trois concepts inconnus de la pensée islamique autant que de la science orientaliste, je vise deux objectifs indissociables : enrichir l’histoire de la pensée en mettant en évidence les enjeux cognitifs, intellectuels, idéologiques des tensions entre les multiples écoles de pensée ; dynamiser l’exercice de toute pensée critique en fixant l’attention sur les problèmes qu’elle a refoulés, les tabous qu’elle a instaurés, les frontières qu’elle a tracées, les horizons de sens qu’elle a cessé ou interdit de regarder, tout cela au nom de ce qu’elle a progressivement imposé comme l’unique vérité concentrée dans le credo orthodoxe. 

La pensée moderne sécularisée génère aussi de l’impensable et de l’impensé quand elle s’exerce dans le cadre d’une idéologie totalitaire ou de type colonial. À partir du poste d’observation chronologique et épistémique que nous offre l’Itqān, on peut repérer trois moments-tournants où vont se déplacer les frontières entre le pensable, l’impensable et l’impensé à propos du Coran : – Le temps de la révélation (610-632). – Le temps de la collecte et de la fixation du Muṣḥaf (11-324/632-936). – Le temps des orthodoxies concurrentes (324/936 jusqu’à nos jours : voir les massacres entre shī‘ites et sunnites dans l’Irak de l’après-Saddam Hussein). 

Avant d’explorer chacun de ces trois moments, il convient de rappeler ce que recouvrent les notions de pensable, impensable, impensé. L’histoire de la pensée et de la littérature arabes oscille, depuis quelques années, entre l’exposé descriptif et linéaire sur les hommes et les œuvres ou le saut (périlleux pour beaucoup) vers les analyses structurales et sémiotiques. Celles-ci restent, cependant, limitées à quelques thèses ou essais influencés par la nouvelle critique, en France notamment 8 . 

On continue de négliger dans les deux cas le recours à la socio-critique et à la psychologie historique qui non seulement relieraient de façon vivante la méthode descriptive et la méthode structurale, mais feraient surgir, dans une perspective sociologique et anthropologique, des continents encore insoupçonnés de la réalité historique 9 . La conscience (mythique, historienne, sociale, économique, politique, philosophique, morale, esthétique, religieuse, etc.), la raison et l’irrationnel, l’imagination et l’imaginaire, la sensibilité, le naturel et le surnaturel, le profane et le sacré, etc., ont une histoire qui n’est guère étudiée pour elle-même comme l’a fait Michel de Certeau dans La Fable mystique. 

C’est parce qu’il ignore jusqu’à la distinction entre conscience mythique et conscience historienne, rationalité et imaginaire que le courant dominant de la pensée islamique actuelle peut lire le Coran comme si l’outillage de la raison moderne était en tout point identique à celui de la raison à l’œuvre dans le discours coranique et l’environnement épistémique propre au Ḥijāz au temps du Prophète : c’est tout le sens de mon enquête sur le merveilleux dans le Coran (chapitre VI). C’est en orientant la recherche dans cette direction qu’on peut suivre les déplacements des frontières entre conscient et inconscient, rationnel, irrationnel et imaginaire, donc entre pensable, impensable et impensé. 

Le pensable d’une communauté linguistique à une époque donnée, c’est ce qu’il est possible de penser et d’expliciter à l’aide de l’équipement mental et du travail de conceptualisation disponibles. Cette définition désigne immédiatement ce qu’il n’est pas possible de penser et d’expliciter à la même époque et dans la même aire socio-culturelle  : soit en raison des limites de l’ordre cognitif et des modes d’intelligibilité propres au système socio-culturel en vigueur  ; soit parce que l’énonciateur qui n’est pas nécessairement l’auteur –  comme c’est le cas de Muḥammad articulant la Parole de Dieu  – a intégré, sous forme d’autocensure, les contraintes véhiculées par l’idéologie dominante (dans ce cas, des auteurs « déviants », « subversifs » peuvent, à leurs risques et périls, faire valoir un impensable en transgressant le système socio-culturel surévalué et jalousement protégé par chaque groupe social)  ; soit, enfin, parce que la tension de la pensée atteint la région de l’indicible et de l’opacité insondable de l’être, comme dans le discours poétique et le discours prophétique qui conduisent vers cette région. 

La sourate intitulée «  Les Poètes  » explicite clairement la supériorité du pensable divin sur le pensable profane de la poésie ; ce qui s’inscrit dans la langue arabe du discours prophétique qui l’énonce élargit les horizons du pensable de la langue poétique elle-même. L’ordre de ce discours prophétique va lui-même devoir affronter plus tard les déstabilisations du discours philosophique sous sa forme logocentriste (corpus aristotélicien) et mythique (corpus platonicien et plotinien). On peut donner de nombreux exemples pour illustrer cette analyse ; on s’en tiendra ici à celui du Coran. 

Pour le discours social arabe avant la révélation, tout ce qui touche au grand Récit du monothéisme tel qu’il a circulé dans le Croissant fertile à travers les milieux bibliques est encore dans le domaine de l’impensable  ; c’est ce qui explique d’une part le caractère subversif du discours coranique pour les polythéistes autant que pour les juifs et les chrétiens, d’autre part le climat de polémique, de contestation radicale de l’authenticité divine du message délivré par Muḥammad. 

Il subvertit le panthéon arabe du Ḥijāz et il ouvre des contestations majeures sur la personne de Jésus et surtout l’intégrité textuelle des corpus bibliques et évangéliques utilisés par les « peuples du Livre  » (Ahl al-Kitāb). 

On rend caduc le pensable de chaque catégorie socio-religieuse pour y substituer une nouvelle version du grand Récit monothéiste. Cependant, le nouveau pensable «  islamique  » se heurte jusqu’à nos jours à la résistance victorieuse du pensable juif et chrétien ; avec le temps, les trois versions du monothéisme s’enferment dans leurs clôtures dogmatiques respectives, générant des théologies d’exclusion réciproque du privilège de l’élection comme destinataire de la Religion vraie. 

Les dialogues interreligieux ouverts après Vatican II (1965) n’ont rien changé au pensable de chaque religion vraie attachée à des consciences affectives sourdes aux ouvertures cognitives prodiguées par les sciences de l’homme et de la société. Il se trouve que les consciences affectives liées aux savoirs mytho-historiques de chaque tradition sont devenues des consciences mytho-idéologiques où les conceptualisations des idéologies séculières modernes remplacent les représentations naïves des récits anciens de fondation. 

La voie est libre pour la violence systémique vengeresse et dominatrice qui se nourrit des gravats des récits naïfs anciens mêlés aux certitudes de la religion des droits de l’homme aussi illusoire que celle plus ancienne des droits de Dieu. Il y a une continuité structurelle et doctrinale entre la violence politique actuelle qui déchire les sociétés du Proche et Moyen-Orient et l’épreuve de force engagée pendant une vingtaine d’années à La Mecque et à Médine entre 610 et 632. 

Cette épreuve avait deux enjeux indissociables : instaurer un nouveau modèle de gestion de la cité (al-madīna) et asseoir ce modèle sur une symbolique religieuse qui se voulait originaire et céleste, faute de reconnaître les ancrages anciens et les fonctions homologues des symboliques en place. Tout en disqualifiant celles-ci, le discours prophétique intègre dans le culte islamique les rituels anciens du panthéon polythéiste, notamment pour le pèlerinage à La  Mecque. De même, le système tribal et les valeurs qui s’y rattachent résisteront jusqu’à nos jours au Modèle d’action historique promu en langue arabe. Cette promotion politique, culturelle, intellectuelle et religieuse de l’arabe va entraîner l’oubli, voire la disparition des autres langues sémitiques (l’araméen, le syriaque, l’hébreu) qui ont véhiculé des moments et des corpus importants du grand Récit fondateur du monothéisme. 

Le grec et le latin viendront s’ajouter à ces langues pour véhiculer le récit chrétien catholique ainsi rattaché au destin historique de l’Europe devenue l’Occident. Les langues ont ainsi joué un rôle décisif dans la dispersion et les isolements des mémoires collectives religieuses et des imaginaires sociaux dans le vaste espace méditerranéen. 

Le discours coranique insiste sur son énonciation en langue arabe claire  ; cela nourrira plus tard une théologie de la langue arabe élue par Dieu pour l’incarnation de sa Parole révélée. En même temps, ce même discours reflète la configuration concrète des forces socio-politiques en présence : c’est une « épopée narrative » où la relation Sujet-Objet (de la quête de Salut) est entièrement dépendante de la relation DestinateurDestinataire (Dieu-les hommes via Muḥammad et les prophètes antérieurs), le Destinateur étant « l’actant qui dispose de jure d’assez de pouvoir pour imposer à son vis-à-vis l’homme des obligations qu’il a décidé de lui voir exécuter ». 

Les termes qui disqualifient l’Opposant de la quête (infidèles) dans les énoncés d’état ou descriptifs ne prennent toute leur valeur négative que parce qu’ils dépendent des énoncés du faire, c’est-à-dire des « modalités surdéterminantes telles que le pouvoir, le devoir, le savoir, le vouloir 10 ». 

En outre, la construction narrative et discursive des énoncés coraniques est simultanément liée à la vie quotidienne des «  fidèles  » (actants Destinataires-Sujets-Adjuvants), à leur action historique victorieuse contre les « infidèles » (Opposants) et à l’organisation de l’imaginaire des « peuples du Livre » (Ahl al-Kitāb). Ici, la narrativité ne se contente pas de manipuler des personnages « merveilleux », des situations dramatiques, des mises en scène mythiques à des fins ludiques, esthétiques ou récapitulatives ; elle est générée par une histoire concrète en même temps qu’elle génère une nouvelle axiologie théologico-politique pour une autre histoire concrète ; elle signale les manques et les insuffisances de l’histoire antérieure, exalte la fonction éducative des prophètes en relation avec leurs peuples, elle définit les cadres, les moyens, les horizons d’un pensable revendiqué comme mieux ancré dans la Transcendance du Vrai Dieu Allāh.

Mohamed Arkoun

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