Le System colonial de Pierre Bourdieu

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La société coloniale est un système dont il importe de saisir la logique et la nécessité internes du fait qu’il constitue le contexte en référence auquel prennent sens tous les comportements et en particulier les rapports entre les deux communautés ethniques. 

Aux transformations résultant inévitablement du C contact entre deux civilisations profondément différentes tant dans le domaine économique que dans le domaine social, la colonisation ajoute les bouleversements sciemment et méthodiquement provoqués pour assurer l’autorité de la puissance dominante et les intérêts économiques de ses ressortissants. Ainsi, les grandes lois foncières, essentiellement le Cantonnement, le Senatus Consulte de 1863 et la loi Warnier de 1873, ont été conçues par leurs promoteurs mêmes comme instruments de désagrégation des structures fondamentales de l’économie et de la société. 

Véritable vivisection sociale que l’on ne saurait confondre avec la simple contagion culturelle, cette politique agraire, qui tendait à transformer les terres indivises en biens individuels [1], a facilité la concentration des meilleures terres aux mains des Européens, par le jeu des licitations et des ventes inconsidérées, en même temps que la désintégration des unités sociales traditionnelles, privées de leur fondement économique, la désagrégation de la famille du fait des ruptures d’indivision, enfin ‘l’apparition d’un prolétariat rural, poussière d’individus dépossédés et misérables, réserve de main-d’œuvre à bon marché. 

À quoi il faudrait ajouter la mise sous séquestre, à la suite des révoltes, des meilleures terres, les expropriations, le code forestier, la réglementation des parcours et tant d’autres mesures inspirées ou imposées à l’Administration par la considération préférentielle ou exclusive de l’intérêt des Européens. 

D’après les statistiques agricoles, 22 037 exploitations européennes (dont 13 017 de moins de 50 ha, soit 59 %, 2 635 de 50 à 100, 2 588 de 100 à 200, 3 797 du plus de 200, soit 17 %) occupent 2 726 000 ha tandis que 630 732 exploitations autochtones (dont 438 483 de moins de 10 ha, soit 69 %, 167 170 de 10 à 50, 16 580 de 50 à 100, 8 499 de plus de 100, soit 1,3 %) couvrent 7 349 160 ha, la surface moyenne d’une exploitation étant respectivement de 120 et de 11 ha. En outre, tandis que les propriétés européennes, souvent irriguées, plus fertiles, portent des cultures riches (348 400 ha de vignes ; agrumes, primeurs), les terres des Algériens sont constituées pour moitié de parcours, le reste comprenant surtout des sols favorables aux céréales et aux cultures arbustives (figuier et olivier) et produisant des rendements très faibles. 

Mais l’État ne s’est pas contenté de faciliter l’installation des colons en leur procurant des terres. Il leur a apporté une aide constante et diverse : création de l’infrastructure indispensable à l’agriculture, drainage et irrigation (les trois quarts des terres irriguées appartiennent à des Européens : or, 1 ha irrigué produit dix fois plus que 1 ha de culture sèche et pour certaines cultures vingt à trente fois) ; assistance financière et technique, protection commerciale. Entre les années 1830 et 1880, l’État s’efforce d’installer des colons sur les terres qu’il accapare, achète ou libère. 

Il s’agit d’une petite colonisation, aux progrès très lents, aux réussites incertaines. Pauvres en capitaux, soucieux d’obtenir une récolte dans l’année, les premiers colons se consacrent surtout à la culture des céréales. La crise phylloxérique qui frappe le vignoble français en 1880 détermine une mutation brusque de la colonisation avec l’introduction de la culture de la vigne. 

Celle-ci exige de gros investissements en matériel d’exploitation, de stockage et de transformation ; de là le développement de la coopération ; de là aussi le lien qui unit la viticulture et la Banque : c’est en 1880 que la Banque d’Algérie est autorisée à consentir des crédits privés. 

Cette agriculture capitaliste produit pour l’exportation (43 % de la valeur des exportations en 1907 ; 66 % en 1933 ; 39 % en 1956) : c’est en 1884 que l’on revient à l’Union douanière. Le réseau ferré, créé entre 1879 et 1892, dessert les grandes régions viticoles. 

Les ports se développent. Les viticulteurs, unis en syndicats, forment des groupes de pression qui manifestent leur puissance dans les domaines économique et politique. De 1900 à 1946, l’autonomie financière laisse aux Délégations financières, où siègent 50 propriétaires fonciers sur 72 délégués, la gestion du budget algérien. 

Les premières industries créées fournissent les produits indispensables à l’entretien des plantations et traitent les sous-produits de la fermentation. Parallèlement, la population européenne croît, passant de 410 000 à 780 000 entre 1882 et 1911, en même temps qu’elle se différencie : les 11 500 possesseurs de vignobles sont éminemment privilégiés par rapport aux producteurs de céréales (160 000 F de revenu brut à l’hectare contre 30 000). La propriété se concentre [2]. L’opposition entre l’Est et l’Ouest s’accentue, le vignoble ne cessant de gagner en Oranie (67 % du total en 1954) et de régresser dans l’Algérois et le Constantinois.

Mais la viticulture est essentiellement européenne. Aussi l’essor de la vigne coïncide-t-il avec l’apparition d’une ségrégation dans l’espace que révèle la structure régionale de l’Algérie : d’une part la façade riche de plaines et de collines littorales portant 75 % du vignoble et 80 % de la population européenne (villes comprises), d’autre part, les Hautes Plaines vouées à la culture des céréales et à l’élevage du mouton [3]. 

La viticulture exigeant une main-d’œuvre abondante, les fallaḥ-s dépossédés et les anciens khammès deviennent les ouvriers des colons. La distance s’accroît entre le colon qui vit de plus en plus à la ville, laissant son exploitation à des gérants ou des contremaîtres, et ses ouvriers algériens, très mal payés. Avec le statut viticole de 1929, le vignoble cesse rapidement de s’agrandir et atteint un maximum de 400 000 ha en 1935. L’équilibre fondé sur l’expansion continue se trouve rompu. Comme l’observe M. Isnard, « au risque succède le privilège, celui de l’exploitation particulièrement rémunératrice de la vigne… 

Aux pionniers succèdent des bourgeois, jaloux de leurs avantages légaux, âpres à défendre leurs intérêts de classe, revendicatifs, toujours prêts, dans les différends, à exiger aide et protection de l’État. Après avoir été progressive, révolutionnaire même, la vigne est devenue une culture conservatrice ». Cependant la culture des agrumes, exigeant aussi de gros capitaux, vient prendre le relais, parallèlement à l’extension des surfaces irriguées (construction des grands barrages) et à l’ouverture du marché métropolitain (guerre civile d’Espagne). Les années 1940 à 1953 marquent l’arrêt de la progression de la colonisation, les achats des Algériens aux Européens excédant les achats des Européens aux Algériens.

 Les progrès de l’agriculture coloniale coïncident avec une régression nette de l’agriculture autochtone. L’abîme n’a cessé de se creuser entre les deux secteurs de l’agriculture, l’un utilisant les méthodes et les techniques les plus modernes, l’autre (environ 5 125 000 personnes) demeurant fidèle aux procédés et aux instruments traditionnels. Tandis que la part du produit national revenant aux colons a constamment augmenté en valeur relative et absolue, la part des Algériens diminuait sans doute en valeur absolue, en tout cas en valeur relative, la population ne cessant de s’accroître. Bien que la superficie cultivée par les fallaḥ-s ait grandi, mais aux dépens des pâturages (de là vient, en partie, la diminution du troupeau) et sur les terres pauvres, on a calculé que la quantité de grain disponible était de 5 qx par habitant en 1871, de 4 qx en 1900 et de 2,5 qx en 1940. 

C’est que les rendements semblent avoir baissé (5 qx à l’hectare en moyenne pour les céréales entre 1950 et 1956) tandis que la population s’accroissait à une allure très rapide, en raison, d’une part, du taux de natalité très élevé, lié étroitement à la paupérisation et à la rupture des équilibres économiques et sociaux, d’autre part de la baisse du taux de mortalité, surtout infantile, conséquence de l’action sanitaire. Ainsi le déséquilibre entre la population, la surface cultivable et les ressources s’aggrave sans cesse. 

Les 438 483 tout petits propriétaires ne peuvent plus vivre sur des lopins qui ont moins de 5 ha en moyenne. Depuis 1948, la population agricole demeure sensiblement constante (5 800 000) ; on estime que, sur 2 700 000 hommes en âge de travailler, 1 700 000 sont occupés, en moyenne, cent jours par an. Pour l’ensemble des Algériens vivant de l’agriculture, le revenu moyen par famille est évalué en 1957 à 175 000 F par an environ.

 Les Européens produisaient en 1954 55 % du revenu brut total, les Algériens 45 % seulement (dont 20 % pour l’élevage). Les recettes réelles, produit de la commercialisation, sont dans le rapport de 2 à 1 en faveur des Européens, l’autoconsommation absorbant plus de 40 % de la production chez le fallaḥ, contre 3 à 4 % chez le colon. Grande partie de la population rurale se maintient péniblement au niveau de survie. De là, surtout à partir de 1930, l’urbanisation pathologique des ruraux jetés hors des campagnes par la misère. Depuis 1954, le nombre des employés et des cadres moyens, jusque-là très faible, s’est fortement accru. 

Le commerce et l’artisanat occupent une bonne partie de la population. Mais, en 1957, ouvriers et manœuvres forment le groupe social le plus important ; la masse des chômeurs et des sous-employés serait demeurée constante entre 1954 et 1957, soit, avec leurs familles, 990 000 personnes environ, et aurait légèrement diminué entre 1957 et 1959. Plus ou moins aveugle, plus ou moins méthodique selon les époques et les occasions, la politique coloniale de désagrégation systématiquement provoquée agissait dans le même sens que les lois des contacts de civilisations et des échanges interculturels dont elle précipitait l’action et accroissait l’efficacité. 

Pierre Bourdieu

Sociologie de l’Algérie

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