Les accords d'Evian vus par Malek Chebel

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Ces accords appelés « accords de cessez-le-feu en Algérie », mais passés à la postérité sous le nom d’« accords d’Évian » en raison du lieu où ils furent conclus, signèrent la naissance politique de l’Algérie. Depuis des mois déjà, les autorités françaises et algériennes cherchaient une sortie de crise, la fameuse « paix des braves » qu’évoquait de Gaulle.

Le Général voulait en finir au plus vite avec cette sale guerre qui ne disait pas encore son nom, et mit tout en œuvre pour cela dès son retour au pouvoir en 1958. De nombreuses rencontres secrètes eurent donc lieu préalablement, leur objectif étant la préparation des opinions algérienne et surtout française à l’indépendance inéluctable de l’Algérie.

Les signataires des futurs accords d’Évian furent choisis par les deux camps, même si, d’un côté, l’on signait au nom d’un État de droit, la France, et, de l’autre, d’un mouvement insurrectionnel devenu le Front de libération nationale qui ne sera jamais cité en tant que tel dans le texte final. Le premier article posait la règle qui amènerait la France à se désinvestir rapidement de sa colonie, laquelle, alors, déterminerait elle-même son destin : « Il sera mis fin aux opérations militaires et à toute action armée sur l’ensemble du territoire algérien le 19 mars 1962, à 12 heures. » Autrement dit, à partir du 20 mars 1962, tout coup de feu tiré par les belligérants de la veille serait durement sanctionné. Cet article premier induisait une attitude générale des protagonistes qui excluait les différentes formes de violence, qu’elle fût individuelle ou collective.

Les accords d’Évian réprouvaient aussi l’action clandestine (article 2). On verra que beaucoup de coups de feu furent tirés après cette date et l’on assista même à une intense activité clandestine pourtant explicitement dénoncée, à des exactions collectives, à des vengeances contre les personnes, à des incendies criminels, des destructions, des pillages… Autant de barouds d’honneur qui disaient en fait que le statu quo ancien était définitivement rompu.

Les unités combattantes des deux côtés étaient appelées à demeurer dans leur casernement (articles 3, 4 et 5), afin d’éviter les rixes et les dérapages. Les autres articles concernaient la mise en œuvre des accords d’Évian au plan organique et au plan humanitaire.

Il y était notamment question de la protection des prisonniers politiques, de leur élargissement dans les vingt jours et d’une amnistie générale. Enfin, il était décidé conjointement d’organiser un référendum d’autodétermination dans un délai maximum de six mois. Des bureaux de vote furent installés dans les quinze départements du territoire algérien, à savoir Alger, Batna, Bône, Constantine, Médéa, Mostaganem, Oasis, Oran, Orléansville (aujourd’hui Chleff), Saïda, Saoura, Sétif, Tiaret, Tizi-Ouzou et Tlemcen.

Le Sahara était traité à part et ne voyait pas son autonomie acquise comme le nord du pays. Les signataires algériens contestèrent vivement cet article, allant jusqu’à bloquer plusieurs jours la signature finale des accords. Ce processus se fera en dehors de l’autorité militaire proprement dite, appelée à se retirer du territoire algérien selon un calendrier précis. À Rocher-Noir, non loin d’Alger, fut installé une sorte de gouvernement mixte, une commission composée de civils dont le rôle était de coordonner l’action des deux camps en vue de l’organisation du vote. Une fois le référendum d’autodétermination adopté par le peuple – ce qui paraissait acquis pour les deux parties –, l’Algérie pourrait alors accéder à son indépendance et sa souveraineté « s’exercerait dans tous les domaines, notamment la défense nationale et les affaires étrangères ». Il était précisé aussi que « l’État algérien se donnerait librement ses propres institutions et choisirait le régime politique et social qu’il jugerait le plus conforme à ses intérêts ».

Le même État définirait et appliquerait la politique de son choix ; il souscrirait aux accords internationaux ; il respecterait les principes démocratiques, notamment en ce qui concerne l’égalité des droits politiques entre tous les citoyens sans discrimination de race, d’origine ou de religion… L’inverse du traité de la Tafna en somme (voir Algérie et l’Europe [L’]). Mais selon la communauté à laquelle on appartenait, les accords d’Évian se révélèrent une bonne ou une mauvaise chose. Ils mettaient certes fin à un siècle et demi de colonisation pour les uns, mais suspendaient l’effort de valorisation de la terre et de développement de l’Algérie pour les autres.

Les pieds-noirs, expressément cités dans les accords, avaient trois choix cornéliens devant eux : rester français dans le cadre de la loi en cours, devenir algériens dans les trois années qui suivaient l’autodétermination en faisant les démarches qui confirmeraient ce désir ou demeurer en Algérie sans adopter la nationalité algérienne, une situation dont le goût ne pouvait être qu’amer. Sur ce fond de tensions, les ultras de l’Algérie française en décidèrent autrement et pratiquèrent délibérément une politique de la terre brûlée, accompagnée de massacres expéditifs et d’incitation à la haine entre communautés. En face, chacun rêvait aussi d’en découdre, malgré les appels au calme et la liesse qui accompagna l’annonce de l’Indépendance. Méthodiquement, les accords d’Évian furent vidés de leur sens premier. On fit courir le bruit effroyable que les pieds-noirs allaient être égorgés, que leurs femmes seraient violées et leurs biens confisqués.

La confusion était si grande que personne ne pouvait se fier à personne et que les signataires des accords eux-mêmes n’étaient plus capables de garantir la protection réelle des pieds-noirs, ce qui n’était pas de nature à sécuriser ceux qui, peu de temps avant, avaient soutenu aveuglément l’OAS (voir cette entrée).

Aussitôt après la proclamation des résultats du vote d’autodétermination, les pieds-noirs se ruèrent vers les ports et les aéroports. L’histoire, en général, ne prend pas en compte les situations individuelles. Dans la mesure où il était devenu impensable de poursuivre une guerre meurtrière à laquelle aucune solution pacifique ne pouvait mettre un terme, les accords d’Évian avaient stoppé l’hécatombe, ce qui était une bonne chose, mais sûrement accru la panique des habitants, le ressentiment des pieds-noirs, instillé le goût amer de la trahison chez les uns, et provoqué des drames familiaux chez les autres, tant de projets ayant été réduits à néant. L’Algérie perdait là une occasion rêvée de poursuivre son développement, même si elle repartait sur des bases plus équitables, et avec d’autres équipes.

Malek Chebel

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