C’est moins la crainte de l’avenir qu’une certaine déception qui fait parler Amer. Il ne comprend pas que sa dame soit si heureuse car tout lui semble vieilli, délaissé et enlaidi. Bien qu’il se fût souvent représenté, en France, son village, ses gens et ses champs,sous leur aspect le moins engageant, il reconnaît maintenant que son imagination n’avait pas osé aller jusqu’à la réalité.Ou bien alors, a-t-il pris dés yeux neufs ? Un regard plus sévère ? Pourquoi, dans ce cas, la Française verrait-elle autrement ? En bonne logique, elle devrait être déçue à faire pitié.
La vérité, pourtant, c’est que le pays n’a pas changé. Seulement le regard d’Amer n’est plus un regard d’enfant.A présent, les gens et les choses n’ont plus ce halo idéal dont les enveloppait l’enfance, cette espèce de cellophane brillante qui embellit les paquets : il voit les rugosités, les rides, les fêlures. Le sentier, tout mangé de broussailles, est devenu ridicule. Le grand chêne, qu’il s’imaginait colossal et auquel il pensait chaque fois qu’il rencontrait un grand arbre en France, ne mérite aucun respect : il est là, à l’attendre depuis quinze ans avec son feuillage poussiéreux et clairsemé, son allure de vieillard efflanqué qui n’a rien de majestueux. Les figuiers ont vieilli mais pas grandi. Ça et là, des moignons secs, des rameaux tordus, un jeune arbre mutilé par des animaux. Un champ en détresse.
Il sent cela.Là encore, c’est un reproche. Oui, Madame a raison. Il vaut mieux s’en aller. N’empêche ! il est bien pris maintenant.Le dédain, ni la déception ne serviront de rien. Il est homme dans ce pays qui l’a connu enfant.. Mouloud Feraoun La terre et le sang
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