’’Frère, mon bien cher ami !
[…] On vient de me dire, frère aimé, que nous allions partir aujourd’hui ou demain. J’ai demandé à te voir. Mais on m’a dit que c’était impossible ; je ne peux que t’écrire cette lettre, à laquelle hâte-toi également de répondre au plus vite.
[…] Frère ! Je n’ai pas perdu espoir ni courage. La vie est partout la vie, la vie est en nous, et non dans le monde extérieur. À mes côtés, il y aura des hommes, et être homme parmi les hommes et le rester à jamais, dans tous les malheurs possibles ne pas perdre espoir et courage, voilà où est la vie, où est son but. J’en ai pris conscience. Cette idée m’est entrée dans la chair et le sang. Oui, c’est la vérité ! Cette tête qui créait et vivait de la vie suprême de l’art, qui avait connu les besoins élevés de l’esprit et s’y était accoutumée, cette tête-là est déjà séparée de mes épaules. Ne restent que la mémoire et les images créées et que je n’ai pas encore incarnées. Elle me rongeront, c’est vrai ! Mais en moi demeurent un cœur, et cette même chair, ce même sang qui peut également aimer et souffrir, désirer et se souvenir, et cela, c’est tout de même la vie ! On voit le soleil ! [citation du chapitre 29 du Dernier Jour d’un condamné de Victor Hugo]
[…] Embrasse ta femme et tes enfants. Parle-leur de moi ; fais en sorte qu’ils ne m’oublient pas. Peut-être nous reverrons-nous un jour ? Frère, prends soin de toi et de ta famille, vis dans la quiétude et la prévoyance. Songe à l’avenir de tes enfants… Vis positivement.
[…] Peut-être nous reverrons-nous, frère. Prends soin de toi, tiens bon, pour l’amour du Ciel, jusqu’à ce que nous nous retrouvions. Aussi bien, nous aurons un jour l’occasion de nous embrasser et d’évoquer les jours dorés d’autrefois, ceux de notre jeune temps, notre jeunesse et nos espoirs qu’en cet instant j’arrache, ensanglantés, de mon cœur et que j’ensevelis.
[…] Dès que je me retourne sur le passé, je songe à tout le temps perdu en vain, à tout le temps gâché dans les égarements, les erreurs, l’oisiveté et l’incapacité à vivre ; comme j’en faisais peu de cas, que de fois j’ai péché contre mon cœur et mon esprit, — et mon cœur se met à saigner d’abondance. La vie est un don, la vie est un bonheur ; chaque minute pouvait être un siècle de bonheur. Si jeunesse savait ! [en français dans la lettre] Maintenant, en changeant de vie, je renais sous une nouvelle forme. Frère ! Je te jure que je ne perdrai pas espoir et garderai purs mon esprit et mon cœur. Je renais pour le mieux. Voilà tout mon espoir, toute ma consolation.
[…] Eh bien, adieu, adieu, frère ! Je te serre fort dans mes bras ; je t’embrasse fort. Pense à moi sans douleur au cœur. Ne sois pas triste, je t’en prie, ne sois pas triste pour moi ! Rappelle-toi mes paroles : organise ta vie, ne la gaspille point, agence ton destin, songe à tes enfants. — Oh, si je pouvais, si je pouvais te voir ! Adieu ! […] Mais je te reverrai, j’en suis sûr, je l’espère, ne change pas, aime-moi, ne refroidis pas ta mémoire, et la pensée de ton amour me sera la meilleure part de la vie. Adieu encore une fois, adieu ! Adieu à tous !
Ton frère, Fiodor Dostoïevski.’
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